Françoise NORE

Françoise NORE

Incroyable mais français


La grammaire, c'est glamour

Il est assez fréquent d'entendre des plaintes dès qu'il est question de la grammaire française ; celle-ci serait difficile et emplie de chausse-trapes[1]. Or, cela n'est pas tout à fait exact ; au risque d'employer un anglicisme, on pourrait même dire que la grammaire est sexy. Et c'est ce que les lignes qui suivent vont prouver.

 

 

Le nom latin grammatica "grammaire"[2] donna le nom français grammaire, attesté en 1121 avec le sens d'"étude du langage correct et de la littérature". Ensuite, ce sens évolua quelque peu puisque, vers 1200, grammaire a pour signification "science des règles du langage". Enfin, par métonymie, il désigna le livre qui contient ces règles ; on rencontre grammaire avec ce sens supplémentaire dans un texte de 1550.

 

 

La grammaire ? Un mystère

 

Grammaire signifiait donc "étude du langage" en 1121, à une époque où les lettrés étaient bien peu nombreux. Or, cette science, qui traitait en ces temps anciens de la grammaire latine, était totalement incompréhensible pour la quasi-totalité de la population. Et comme l'humain a une tendance indéfectible à voir l'œuvre du Malin dans ce qu'il ne comprend pas, il n'en fallut guère plus pour que grammaire, sous la forme gramaire, prît aussi le sens de "livre de magie", sens attesté dans un texte daté d'environ 1165 : un ouvrage écrit en latin et qui traitait de choses inconnues ne pouvait qu'avoir trait à l'occultisme. Plus tard, au XIVe siècle, probablement sous l'influence de noms comme grimace, gramaire prit la forme grymoire, en conservant ce sens de "livre de magie". Ultérieurement, il fut graphié grimoire, et on le rencontre aussi, dans un texte daté d'avant 1475, avec la signification de "chose indéchiffrable, embrouillée".

 

 

Et, à la fin, ce sont les Français qui sont glamour

 

Grammaire, toutefois, ne se contenta pas de cet énigmatique enfant qu'est le grimoire. Comme tant d'autres mots français, grammaire traversa la Manche. On le retrouve à la fin du XIVe siècle chez nos cousins anglais sous la forme grammar et avec le sens de "grammaire latine". Ici aussi, ce sens évolua ; grammar en vint à désigner l'étude en général et la connaissance propre aux classes instruites. Et vu que cette connaissance incluait alors l'astrologie et la magie, grammar prit le sens secondaire de "connaissance occulte" vers la fin du XIVe siècle. La similitude dans l'évolution sémantique de grammaire des deux côtés du Channel est remarquable.

 

Avec ce second sens de "connaissance occulte", l'anglais grammar passa en écossais et prit la forme gramarye qui signifiait, par métonymie également, "magie, enchantement, envoûtement". Et c'est à ce point de l'histoire de cette famille lexicale que surgit l'inattendu : ce nom gramarye prit ultérieurement, toujours en écossais, la forme glamour, attestée en 1720 avec le sens de "magie, enchantement". Cela peut étonner, mais il s'agit bien là du nom glamour que nous connaissons tous et qui, contrairement à ce que certains laissent penser, notamment en répandant de fausses informations sur la Toile, n'est pas une création du XXe siècle à partir du nom français amour ; glamour naquit bel et bien au début du XVIIIe siècle, et en Écosse. De plus, comme l'Écossais est généreux, n'en déplaise aux mauvaises langues, glamour fut offert au frère anglais, qui lui attribua le sens de "beauté magique, charme séduisant", signification qui nous est familière et qui est attestée pour la première fois en 1840. On ne peut donc que constater le fait suivant : glamour est un frère de grammaire, et la grammaire, c'est donc glamour.[3] Voilà qui est magique.



[1]  Ce nom est une véritable … chausse-trape. En effet, il peut être graphié de deux façons différentes : chausse-trape et chausse-trappe. Au demeurant, seul le second élément prend un s au pluriel, chausse restant invariable. On notera également qu'il s'agit d'un nom féminin.

 

[2]  Le nom latin grammatica vient du grec grammatike (tekhne) "(art) des lettres", c'est-à-dire la philologie et la littérature au sens le plus large. Grammatike est le féminin de l'adjectif grammatikos "appartenant ou versé dans les lettres ou dans l'apprentissage", provenant lui-même de gramma "lettre", présent dans de nombreux noms français empruntés au grec ou créés en français : épigramme, programme, télégramme, etc.

 

[3]  Profitons de cet article pour corriger une faute de prononciation que l'on entend parfois : en français, hormis dans de très rares mots, il ne faut pas allonger la prononciation d'une consonne double. Les seuls cas où cet allongement est pertinent concernent les formes des verbes courir et mourir, par exemple, pour éviter toute confusion sur le temps : je courais, imparfait, n'est pas la même chose que je courrai, futur. Dans cette seconde forme, il est tout à fait licite d'allonger la prononciation du r.

 

 

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06/10/2018
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Les squatters se cachent avant d'agir

 

      Dans des articles précédents, nous avons vu que de nombreux mots anglais adoptés par le français sont en fait d'origine française. Parfois, ces emprunts ont en outre des liens très proches avec des mots français contemporains. C'est le cas du nom squatter et du verbe de même forme squatter.

 

 

      À l'origine se trouve le verbe latin agere "agir", qui eut une descendance nombreuse en français. Agere donna le verbe agir, attesté en 1450 avec le sens de "produire" puis, en 1611, avec celui de "faire", que nous connaissons bien. Son nom dérivé actio "action" devint naturellement action, ancien en français puisqu'il est attesté vers 1150. Un autre de ses dérivés, l'adjectif agilis "rapide", nous fournit agile, présent pour la première fois dans un texte daté d'environ 1327.

 

 

Il faut cacher le lait caillé

 

      Un autre dérivé latin d'agere fut encore plus prolifique. Il s'agit du verbe cogere, qui signifiait "rassembler, condenser". Cogere donna le verbe coagulare "coaguler", qui eut deux descendants en français, coaguler, attesté vers 1300, et cailler "se figer", présent dans un texte daté d'environ l'an 1100. Cogere eut aussi pour dérivé le verbe coactare, qui avait pour sens "contraindre" et qui prit la forme *coacticare en latin vulgaire, forme signifiant "comprimer, serrer". *Coacticare est à l'origine du verbe d'ancien français quachier "dérober à la vue", attesté au XIIIe s. Quachier est ensuite présent dans un texte de 1275 sous la forme cachier et avec le sens de "cacher", avant de devenir, finalement, le verbe cacher qui nous est familier.

 

      Mais c'est coactus, le participe passé de cogere, qui nous réserve de belles surprises. Coactus donna le verbe de latin vulgaire non attesté *coactire "presser", qui fournit à l'ancien français le verbe catir, attesté au XIVe s. avec le sens de "frapper, presser". Ce verbe catir eut pour dérivé décatir, présent dans un texte de 1753 avec le sens de "préparer une peau destinée à la fabrication de chapeaux". Sous sa forme pronominale se décatir, on le croise ensuite en 1870 avec la signification de "se faner, vieillir". C'est ce sens qui est à l'origine du participe passé adjectivé décati "usé par l'âge, vieilli", que l'on connaît toujours.

 

 

Les squatters en action

 

      L'ancien verbe catir "frapper, presser", que nous venons de voir, eut un dérivé, esquater ou esquatir, qui signifiait "briser". Ce verbe dut plaire à nos anglais voisins et néanmoins amis, car ceux-ci nous l'empruntèrent vers 1350 et l'anglicisèrent sous la forme to squat. Ce nouveau venu dans la langue anglaise signifiait "écraser", sens fort proche de celui de son étymon français. Puis to squat vécut sa vie autonome en anglais ; sous la forme pronominale to squat oneself, il signifia "s'accroupir", puis métaphoriquement "occuper des terres sans en avoir le droit", sens enregistré en 1800 : on s'accroupit sur une terre pour l'occuper. Naturellement, ce verbe fournit le nom d'agent squatter, attesté en 1788 [1].

 

      Pendant ce temps, le français, qui pratiquait l'emprunt à l'anglais depuis déjà un certain temps, restait aux aguets : il trouva intéressant, en 1827, d'adopter ce nom de squatter, qu'il utilisa alors avec le sens de "pionnier qui s'installe aux États-Unis, sur des territoires non encore occupés". Mais le sens du nom anglais évolua, et, dans un texte de 1880, il signifiait "personne occupant illégalement un logement vacant", sens attesté plus tard en français, en 1946. Enfin, le nom dorénavant français squatter donna le verbe tout autant français squatter, présent pour la première fois à l'écrit en 1969.

 

      Cette étude nous montre une fois de plus, s'il résidait un doute à ce sujet, que la langue anglaise a largement puisé dans le vocabulaire français pour construire son propre lexique. Cela devrait nous rendre indulgents et, surtout, nous enseigner le goût de la recherche étymologique : tel mot anglais emprunté par le français ne serait-il pas, à l'origine, un mot né chez nous, qui sut séduire nos voisins ?

 

 

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[1]   Le fait que le dérivé squatter soit attesté avant son terme d'origine to squat ne doit pas intriguer ni faire douter du sens dans lequel la dérivation se produisit. To squat est nécessairement antérieur à squatter ; l'absence d'un texte rédigé avant 1788 et contenant to squat ne saurait remettre en cause le rapport d'étymon à dérivé entre to squat et squatter.


02/09/2018
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Journey, travel, trip

– Is it a journey ? A travel ? A trip ??

– T'inquiète, de toute façon c'est français.

 

 

 

Les Anglais sont de grands voyageurs. Partir, découvrir de nouvelles contrées, nos britanniques voisins ont de tout temps aimé. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que ce peuple d'explorateurs ait à sa disposition plusieurs mots pour nommer le voyage, en l'occurrence les noms journey, travel et trip, pour ne citer que les principaux. Mais sont-ce véritablement des mots anglais ? La réponse est négative : journey, travel et trip sont des mots d'ancien français empruntés par les sujets de leurs Gracieuses Majestés successives et adaptés à la phonétique anglaise.

 

 

Voyage dans le passé

 

Le plus ancien mot anglais nommant le voyage est le nom journey, apparu dans un texte datant d'environ l'an 1200. Il s'agit d'une anglicisation du nom d'ancien français jornee, ancêtre de journée, qui avait déjà le sens que nous lui connaissons, celui d'"espace temporel compris entre le matin et la nuit". Mais jornee se diversifia d'un point de vue sémantique et prit entre autres significations celle de "journée de voyage, journée de marche" ; ainsi, il fut utilisé comme mesure du temps. Ensuite, par métonymie, son sens passa de "journée de voyage" à celui de "voyage". Et c'est avec cette acception qu'il traversa le Channel : journey "voyage" était né, nos amis d'outre Manche pouvaient donc se déplacer à leur gré.

 

Toutefois, l'Anglo-Saxon étant globe-trotter dans l'âme, il lui sembla difficile de se contenter du seul journey. Et comme il affectionnait le vocabulaire de son voisin et cousin français, il lui emprunta l'un de ses verbes, le verbe aujourd'hui disparu tréper "sauter, frapper du pied", attesté sous cette forme vers 1160 et dont une forme alternative triper "sauter, danser" est présente dans un texte du XIIIe siècle.[1] Ce verbe tréper ou triper, en traversant la Manche, devint to trip "faire des pas légers" et "sauter, danser", présent dans un ouvrage datant pour sa part d'environ l'an 1400.[2] Le nom trip, quant à lui, est attesté vers 1300 avec le sens de "pas légers, saut, danse".[3] Par métonymie une fois encore, cette idée de "saut" s'élargit puisque le nom anglais trip est enregistré avec le sens de "bref voyage" vers 1450. Ceci est cohérent ; rappelons-nous qu'en français, pour parler d'un déplacement de peu d'importance, on emploie l'expression faire un saut.

 

 

Du labeur à l'agrément

 

Nous avons donc deux noms anglais pour désigner le voyage, journey et trip. Cela devrait être suffisant, mais il n'en est rien. Les Anglais, décidément grands emprunteurs de mots, se sont de nouveau tournés vers le français. Cette fois-ci, ils ont pris à notre langue un nom dont la présence peut sembler a priori très étonnante dans une étude consacrée aux mots du voyage. Et en effet : dans un texte anglais datant d'environ 1250, on découvre le nom travail avec le sens de "labeur". Ultérieurement, ce nouveau nom anglais produisit le verbe travailen, attesté en 1300 avec le sens de "travailler dur, peiner", ce qui est logique, mais aussi avec celui de "faire un voyage". Naturellement, on va s'interroger sur le rapport sémantique entre ces deux notions. Si, généralement, le nom de voyage évoque aujourd'hui un déplacement agréable et se réfère aux loisirs, ce ne fut pas toujours le cas, notamment durant le Haut Moyen Âge : on ne se déplaçait jamais par plaisir et, lorsqu'on y était contraint, le trajet était souvent long et dangereux. Toutefois, cela ne semble pas avoir freiné nos amis anglais qui conservèrent ce verbe travailen et l'anglicisèrent sous la forme to travel, forme sous laquelle il est attesté vers l'an 1400 avec, à partir de ce moment-là, l'unique signification, métonymique encore, de "voyager". Pour finir, on rencontre son dérivé nominal à la même époque, le nom travel "voyage".

 

En conclusion de cette étude, nous pourrions dire que les mots voyagent, comme nous venons d'en avoir une triple preuve. En outre, ceci démontre que nombre d'unités lexicales anglaises, sous la forme contemporaine que nous leur connaissons, sont en réalité des adaptations de mots d'ancien français au système linguistique anglais. Parfois, la parenté est transparente : tout le monde peut identifier le français arriver derrière l'anglais to arrive. Mais qui eût jamais pensé que travel fût un descendant de travail ?



[1] Dans notre ouvrage Les Familles surprises du lexique populaire, nous étudions la famille de tréper et triper, dont plusieurs descendants sont toujours courants).

 

[2] Nos collègues linguistes et nous-même débattons de l'étymon à prendre en considération pour le verbe to trip et hésitons entre tréper et triper. Pour notre part, nous avons choisi l'hypothèse de tréper (voir notre ouvrage cité plus haut).

 

[3] On notera la distorsion chronologique entre le verbe to trip, attesté vers 1400, et son dérivé nominal trip, relevé vers 1300. Comme cela se produit très souvent, on peut valablement conjecturer que cet hiatus entre les dates est dû à une documentation lacunaire qui ne nous offre pas, pour le verbe, d'exemple antérieur à 1300. Le chercheur est d'ailleurs très souvent confronté à ce problème lorsque ses investigations le conduisent très en arrière dans le temps.


15/05/2014
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Gadget, hobby, vintage

Vous avez un hobby ?

– Oui ; je collectionne les gadgets vintage.

 

 

Cet article présente d'autres mots anglais provenant de mots français. Il peut sembler étonnant, à première vue, que hobby, gadget et vintage soient d'origine française, tant ils ont l'apparence de mots bien anglais. Pourtant, nos voisins et néanmoins amis britanniques nous sont bel et bien redevables de ces trois unités lexicales.

 

 

Comment avoir d'anglais loisirs

 

Examinons tout d'abord hobby. À l'origine exista un très ancien verbe français, hobeler "harceler", qui remontait lui-même à un verbe germanique. Ce hobeler donna un dérivé, le verbe hober "bouger, remuer", qui fournit à son tour le nom obin "race de petit cheval d'Angleterre ou d'Irlande", attesté au XIIIe siècle. Puis obin fut emprunté par l'anglais ; on le trouve donc dans des textes anglais, d'abord avec la graphie hobyn en 1298, puis avec celle de hobby vers 1400. Voici donc notre nom bien français devenu anglais. Nouveau sujet de leurs gracieuses Majestés, hobby prit alors le sens de "jouet d'enfant" et de "cheval de bois de manège", avant de signifier, vers 1816, "activité de loisir".(1) Mais hobby eut le mal du pays, traversa la Manche et rentra en France où il est attesté, en 1812, sous la forme hobby-horse ; il nomme alors, comme en anglais, un jouet d'enfant ou un cheval de bois. Finalement, hobby-horse prend la forme simple hobby et le sens de "loisir favori" en 1933. Ainsi, ce hobby que l'on croit anglais et que l'on s'efforce, en toute bonne foi, de remplacer par passe-temps, est bel et bien un mot d'origine française, un nom français anglicisé revenu dans notre langue il y a un peu plus de deux cents ans.

 

 

In vino nostalgia

 

En ce qui concerne vintage, sa seule prononciation plaide aussi, à l'instar de hobby, pour une origine strictement britannique. Or, il n'en est rien. Son histoire commence avec le nom d'ancien français vendenge "vin, cru", attesté vers 1200, qui prit la graphie "vendange", quelques décennies plus tard. Comme, en ancien français, la forme des mots changeait aisément d'une région à l'autre, on a trouvé la forme vendage "récolte d'un vignoble", puis la forme vintage, en anglo-normand, vers 1350, avec ce même sens de "vendange".(2) C'est cette forme française vintage "vendange" qui devint anglaise avec ce sens et qui est attestée dans des textes anglais datant d'environ 1450. Ensuite, l'anglais vintage signifia "âge ou millésime d'un vin de qualité" en 1746, puis devint adjectif et prit le sens de "qui date d'une certaine époque" en 1883. À l'instar de hobby, cet exilé lexical réintégra lui aussi sa patrie d'origine, en 1962 en ce qui le concerne ; il prit d'abord le sens de "millésimé", puis celui que nous utilisons aujourd'hui pour qualifier des objets du passé revenus à la mode. Donc, vintage est bel et bien un adjectif français. On aura noté que le contemporain vintage est exactement identique, à la prononciation près, à son terme d'origine, l'anglo-normand vintage daté d'environ 1350.

 

 

Quand un gadget donne du fil à retordre

 

Nous en arrivons à la troisième énigme de cet article, le nom gadget. Il s'agit d'un mot récent, attesté à l'écrit en anglais en 1886 (certains linguistes britanniques considèrent qu'il naquit dans les années 1850, mais cette différence chronologique est sans conséquences pour notre propos). À l'origine, il s'agissait d'un mot d'argot des marins anglais qui l'utilisaient pour parler de n'importe quelle pièce mécanique dont ils ignoraient ou avaient oublié le nom ; c'était donc une sorte d'équivalent de nos mots truc ou bidule. Ce nom arriva en France en 1955, sous la plume de Charles Bruneau, dans une chronique linguistique que cet éminent linguiste tenait alors dans le Figaro littéraire. Puis gadget sortit du cercle des seuls initiés et se répandit en français standard tout au début des années 1960.(3)

 

Nous avons donc les dates de naissance, même approximatives, de gadget ; toutefois, nous ne connaissons pas sa famille. Comme c'est souvent le cas en ce qui concerne les mots d'argot, il n'est pas toujours aisé d'en déterminer l'origine avec précision, car, très souvent, la création argotique est spontanée : tout se passe comme si le nouveau mot jaillissait subitement au détour d'une phrase. Mais rien n'est créé ex nihilo, il y a toujours une source, un mot préexistant qui donne une partie de sa forme ou de son sens, ou les deux, au nouveau mot. Il convient donc de trouver quel mot a pu être à l'origine de celui dont on cherche à reconstituer l'histoire. En ce qui concerne gadget, les études ont montré que le nom qui lui ressemble le plus, dans sa forme comme dans son sens, est le français gâchette, qui désigne de petites pièces utilisées en serrurerie et en armurerie. Et l'on constate que, d'un point de vue sémantique, la "petite pièce mécanique" française correspond à la "petite pièce mécanique au nom oublié" anglaise. En outre, d'un point de vue phonétique, il n'est pas hérétique de considérer que gadget représente gâchette prononcé par un locuteur anglais appliquant les règles phonologiques de sa langue. Au vu de tout ce qui précède, il semble difficile de repousser l'hypothèse qui fait de gadget un descendant de gâchette, d'autant moins que même nos confrères lexicologues anglais prônent cette théorie. Comme nos deux pays sont rarement d'accord, il doit donc y avoir du vrai dans cette reconstruction étymologique.

 

 

 

(1) Remarquons que l'on trouve la même évolution sémantique dans le nom français dada, d'abord "cheval" dans le langage enfantin, puis "sujet, idée, occupation favorite".

(2) Rappelons que l'anglo-normand est la forme de français parlée en Angleterre après la victoire de Guillaume le Conquérant en 1066, ainsi nommée car Guillaume était normand.

(3) Oserions-nous écrire que Charles Bruneau avait eu du pif en citant gadget dans son article de 1955 ?


20/11/2013
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Rave

– On va écouter de la techno ?

– Moi, aller dans une rave ? Non mais, tu rêves ?!?

 

 

À l'origine existait en ancien français le verbe resver "délirer à cause d'une maladie". Ce verbe est attesté à l'écrit pour la première fois vers 1130. Dans quelques régions, on le prononçait et l'écrivait rasver. Resver prit ensuite, par différents processus métaphoriques, les sens de "radoter" (vers 1240) et "vagabonder, errer par plaisir" (1269). En 1552, il commence à présenter l'un des sens que nous lui connaissons car il signifie alors "rêvasser". Il faudra toutefois attendre 1649 pour le trouver attesté avec sa signification actuelle de "faire des rêves en dormant".

 

Pendant toute cette évolution, l'anglais vivait sa vie normale de langue indépendante. Mais la guerre survint, la Guerre de Cent Ans, qui dura en réalité cent seize ans, de 1337 à 1453, avec heureusement des trêves. Cette guerre, qui opposa les Plantagenêts britanniques aux Valois français, eut le mérite de permettre un certain brassage linguistique : à force de se croiser sur les champs de bataille, on échangeait des mots. Et c'est pourquoi on trouve, dans un texte anglais datant d'environ 1374, le verbe to rave avec le sens de "manifester des signes de folie". On aura remarqué qu'il s'agit là de la signification du vieux verbe français resver de 1130. On en conclut donc que to rave vient de rasver, l'autre forme de resver, que nous avons évoquée.

 

To rave est donc d'origine française, et c'est d'autant plus incroyable que le sens de rêve et celui de l'anglais rave sont très différents. Il convient cependant de nuancer : ces sens sont très éloignés l'un de l'autre à notre époque, mais ce ne fut pas toujours le cas. Lorsqu'on examine la filiation entre deux mots, il faut prendre en considération le sens qu'avait le mot-parent au moment même où il fut emprunté, et bien sûr ne pas s'attacher à son sens contemporain. Comme pour le verbe to rave, ce fut donc un processus exactement similaire qui se produisit pour le nom rave.

 

 

Une histoire de fous

 

Rappelons donc que le verbe anglais eut d'abord le sens de "manifester des signes de folie". Ensuite, ce sens s'affaiblit, comme cela se produit assez souvent, puisque, en 1704, le verbe to rave signifie seulement "parler avec enthousiasme de quelque chose". Ce sont dorénavant les notions d'enthousiasme et d'excitation qui vont être présentes dans to rave et dans ses dérivés ; ainsi, en 1841, l'adjectif raving signifie "remarquable, propre à exciter l'admiration", et le nom rave, qui existe depuis la fin du XVIe siècle, a en 1902 le sens d'"enthousiasme populaire temporaire". On rencontre ensuite ce même nom rave en 1960 avec le sens de "fête bruyante, tapageuse", et enfin en 1989 avec celui que nous lui connaissons, de "fête débridée et délirante accompagnée de musique techno". Remarquons que le sens contemporain du nom rave a fait une sorte de retour aux sources, puisque son ancêtre to rave avait en 1374 le sens de "manifester des signes de folie", comme l'étymon français resver "délirer", et qu'une rave, c'est un peu délirant. Enfin, quand elle est réussie.

 


14/11/2013
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