Françoise NORE

Françoise NORE

Les emprunts

 

 

      L’emprunt linguistique consiste en l’adoption d’un mot ou d’un trait linguistique provenant d’une autre langue (un sens, une prononciation ou une structure syntaxique). Les emprunts lexicaux concernent généralement les noms, les verbes et les adjectifs, que l’on appelle des classes lexicales ouvertes, car leur vocabulaire peut être enrichi. En effet, il est très rare qu’une langue emprunte des mots relevant de ce que l’on appelle les classes fermées, c’est-à-dire les mots-outils, comme les articles, les pronoms ou les conjonctions.[1] Dans les lignes qui suivent, nous nous attacherons à examiner particulièrement l’emprunt des noms.

 

 

Des noms pour de nombreux domaines

 

      Plusieurs noms empruntés servent à désigner des réalités étrangères. Ces emprunts portent le nom de xénismes, car ils nomment un objet, un concept ou une réalité inconnus en France au moment de leur arrivée. Les xénismes se rapportent à différents domaines[2] :

 

  • la géographie : cañon, djebel, fjord, foehn, mistral, pampa, sierra, simoun, sirocco, steppe, toundra ;
  • l’habitat : ashram, datcha, favella, igloo, tipi, yourte ;
  • les humains : apparatchik, cow-boy, gaucho, gourou, kaiser, punk, samouraï, tsar ;
  • la musique et la danse : bossa nova, djembé, fado, flamenco, jazz, kazatchok, rock ‘n roll, samba, sirtaki ;
  • les vêtements et accessoires vestimentaires : bandana, djellaba, kilt, kimono, sari, sombrero ;
  • les aliments, boissons, spécialités culinaires et ustensiles : brownie, carpaccio, couscous, feta, ketchup, nem, paella, samovar, sushi, vodka, whisky.

 

 

Adaptation morphologique des noms étrangers

 

      Généralement, la graphie d’origine des noms étrangers est maintenue, comme le montrent les exemples précédents. Mais certains noms peuvent voir leur graphie modifiée et adaptée à la prononciation française : ainsi, pizzéria, scénario et téquila ont pris un accent aigu. En ce qui concerne les noms provenant de langues qui ne s’écrivent pas avec l’alphabet latin, la transcription est la plus simple possible ; elle peut même être strictement phonétique. Parfois, le nom est totalement francisé ; ainsi, un mafioso est devenu un mafieux.

 

      Les noms italiens ont pu voir leur pluriel d’origine conservé en français ; c’est pourquoi des mafiosi a été employé dans le passé. Aujourd’hui, le pluriel se fait communément par l’adjonction d’un s : des agios, des altos, des confettis, des duos, des fiascos, des graffitis, des imbroglios, des imprésarios, des lazzis, des mezzo-sopranos, des raviolis, des scénarios, des solos, des spaghettis. Mais on rencontre encore des graffiti et des lazzi.

      Quelques rares noms italiens ne prennent pas le -s du pluriel français : des pianoforte, des prima donna. D'autres sont parfois employés avec leur pluriel italien d'origine, comme des impresarii, des prime donne, déjà cité, des scenarii, des soli, des soprani, mais cette façon de parler n’est plus guère en usage.

      On notera que certains noms italiens portant la marque du pluriel français affichent en réalité un double pluriel. C'est par exemple le cas du pluriel spaghettis, car spaghetti est en italien le pluriel de spaghetto. Dire un spaghetti serait donc incorrect, si l'on voulait respecter la grammaire italienne. Mais l’adaptation à la grammaire française prime sur cet aspect.

 

      Les noms anglais simples qui ne se terminent pas au singulier par un s dans leur langue d’origine prennent le -s du pluriel français : des cocktails. Ceux qui se terminent par man ont un pluriel avec -mans ou -men : des barmans ou des barmen, des businessmans ou des businessmen. Les noms qui se terminent par un y font généralement leur pluriel avec un s (des dandys, des jurys), mais certains noms peuvent prendre les deux pluriels, anglais et français : des whiskies ou des whiskys. Enfin, ceux qui se terminent par -ch ou par -sh peuvent aussi prendre soit le pluriel anglais avec -ches ou -shes, soit le pluriel français avec -chs ou -shs : des sandwiches ou des sandwichs, des flashes ou des flashs. Mais la tendance est, comme pour les mots venus d'autres langues, à l'adoption du pluriel français.

 

      La plupart des noms allemands suivent les règles du français : des blockhaus, des diktats, des ersatz, des kaisers, des talwegs. De rares noms ont le double pluriel, allemand et français, comme des lieds ou des lieder.

 

      Enfin, pour les noms venus d’autres langues, la règle du pluriel français avec un -s final s'applique également : des anoraks, des judokas, des nems, des paellas, des samovars. On notera que zakouski est le pluriel du nom russe zakouska. Ainsi, tout comme pour les noms italiens des pâtes, zakouski est une forme de pluriel qui peut être employé en français au singulier. Il en va de même pour blini, qui est le pluriel russe du nom singulier блин, à prononcer /blin/, c’est-à-dire en le faisant rimer avec mine. On peut écrire aussi bien des zakouski ou des zakouskis, ainsi que des blini ou des blinis.

 

 

Des noms étrangers devenus français

 

      Un nombre important de noms d’origine étrangère ont fait l’objet d’une francisation telle qu’il semble difficile, voire impossible, de déceler leur origine étrangère dans leur forme contemporaine. Les listes qui suivent ne sont bien sûr pas exhaustives, mais elles montrent que le processus de francisation peut parvenir à effacer toute trace d’une origine étrangère :

 

  • noms d’origine anglaise : bateau, bol, paquebot, péniche, redingote, socquette, train, tunnel ;
  • noms d’origine italienne : appartement, biscotte, bricole, costume, douche, flageolet, guirlande, plage ;
  • noms d’origine espagnole : canari, caramel, jonquille, moustique, piment, rafale, vanille ;
  • noms d’origine néerlandaise : blague, bouquin, cabaret, échoppe, matelot, pamplemousse, vacarme ;
  • noms d’origine allemande : auberge, fauteuil, gant, garçon, gâteau, jardin, nouille, poche, quenelle ;
  • noms d’autres origines : édredon (du danois ederdun), goéland (du breton gwelan), rutabaga (du suédois rotabaggar).

 

 

Raisons de l’emploi de noms étrangers

 

Nommer des nouveautés

 

      Comme nous l’avons dit, les noms étrangers qui n’ont pas été francisés sont entrés dans le lexique français afin de nommer des objets ou des réalités inconnus jusque-là en France : l’objet et son nom sont arrivés en même temps sur notre territoire. Par convention, on ne les traduit donc pas, car l’exercice est généralement impossible ; il semblerait en effet difficile de proposer, par exemple, un équivalent français pour rock ‘n roll.

 

      Cette règle souffre cependant quelques exceptions, notamment en ce qui concerne l’un des noms les plus employés de nos jours ; il s’agit du nom ordinateur. En 1955, IBM France souhaitait trouver un nom français pour l’appareil que l’on n’appelait pas encore computer en anglais, mais Electronic Data Processing System (computer, traduit par calculateur, nommait alors des machines scientifiques). Consulté, le philologue Jacques Perret suggéra ordinateur, qui fut rapidement adopté. Une autre exception se rapporte au walkman, pour lequel on voulut aussi trouver un équivalent français, car walkman est une marque déposée. Le nom baladeur fut proposé ; il s’imposa assez rapidement. Ordinateur et baladeur sont toutefois des singularités, car les xénismes gardent normalement leur forme d’origine.

 

Créer des distinctions sémantiques utiles

 

      Il existe toutefois des noms étrangers qui désignent des objets ou des concepts ayant déjà un nom français, mais qui sont tout de même utilisés ; ils font donc double emploi avec leur équivalent français. Ainsi, ersatz a pour synonymes substitut, succédané et produit de remplacement. On peut alors s’interroger sur le bien-fondé d’employer ersatz. Or, les noms français ne disent pas exactement la même chose que ce qui est véhiculé par ersatz : ce dernier contient une notion de péjoration absente de ses traductions en français : un succédané n’est pas connoté de façon dépréciative comme l’est un ersatz ; on emploie ersatz si l’on souhaite faire part d’une opinion négative. Cette différence de traitement s’explique aisément, car ersatz renvoie à l’Occupation, période où les produits remplaçant les produits habituels étaient de moindre valeur que ceux-ci.[3]

 

      D’autres mots ont eux aussi une traduction possible en français, mais ils sont tout de même utilisés, car le mot français et le mot étranger ont des rôles différents. Il en va ainsi d’imprésario, qui semble être réservé aux personnes qui s’occupent des intérêts des artistes, et d’agent, dont la mission est identique, mais dont les clients sont de nos jours plutôt des sportifs, sans que cela ne soit exclusif : si l’on évoque assez souvent l’agent d’un acteur, on parle rarement, sinon jamais, de l’imprésario d’un sportif.

 

      Il y a donc une utilité à employer ces noms étrangers, car ils permettent d’établir des distinctions d’ordre sémantique.

 

Préférer un nom étranger à une traduction inadéquate

 

      D’autres noms étrangers ne nomment pas non plus des réalités inconnues du domaine français. Ils pourraient donc être traduits, mais le processus de traduction peut s’avérer difficile, et, ce, pour les raisons suivantes :

 

  • il arrive en effet qu’une traduction littérale s’avère impossible : traduire folk music par musique populaire est correct du strict point de vue des mots employés, mais les deux notions ne relèvent pas du même domaine : la folk music est un genre musical bien précis, tandis que musique populaire couvre un champ bien plus vaste que ce type de musique ;

 

  • la traduction peut contenir des connotations péjoratives : apparu assez récemment, le nom slasher « personne qui cumule plusieurs emplois », aurait donc cumulard pour traduction, mais ce nom n’est pas particulièrement laudatif.

 

 

Envers et contre tout, des noms étrangers

 

      En revanche, l’emploi de noms étrangers qui ne désignent pas des réalités nouvelles en France, qui pourraient donc être traduits sans difficulté particulière mais qui font double emploi avec des noms français de sens et d’utilisation identiques, cet emploi pose un problème, car il ne se justifie pas. Or, c’est le cas de la grande majorité des noms anglais utilisés de nos jours en français ; show, toaster ou flyer sont strictement équivalents de spectacle, grille-pain ou prospectus : ces anglicismes ne nomment pas des nouveautés, ils ne peuvent être requis pour opérer des distinctions sémantiques, et ils peuvent être traduits.

 

      L’emploi en français de ces noms ne ressortit donc pas à une utilité linguistique, et les raisons pour lesquelles ils sont employés restent assez confuses. Il semblerait que, pour nombre d’utilisateurs de ces mots, ces derniers soient parés d’une aura de modernité, ce qui est une notion subjective. Une autre raison avancée, de nature plus en rapport avec la linguistique, a trait à la longueur des mots : les mots anglais sont souvent plus courts que leurs homologues français. Au fil des articles qui suivront, nous examinerons ces anglicismes, en en proposant tout d’abord une classification.

 

 

 



[1]  Cette remarque s’applique à l’époque contemporaine. En effet, à la suite des invasions germaniques, l’ancien français adopta et francisa des mots-outils provenant du francique ou de l’ancien germanique : il s'agit des adverbes guère et trop et du déterminant indéfini maint.

 

[2]  Naturellement, ces listes ne sont pas exhaustives.

 

[3]  L’emploi d’ersatz en français ne remonte pas à la Seconde Guerre mondiale : sa première attestation écrite se trouve dans un dictionnaire de termes militaires publié en 1916.



23/11/2014
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