Françoise NORE

Françoise NORE

Moulon


Des moulons, des wagons

– Des tee-shirts, j'en ai des moulons !

– moi, j'en ai une chiée plus douze, des wagons, je te dis !

– On a de quoi s'habiller pour cent ans de dimanches !

 

 

 

Il est bien connu qu'au sud de Valence, c'est-à-dire au vrai sud, l'humain est pondéré. Ce qui caractérise en effet les riverains de la Méditerranée, c'est une modération en toute chose : on s'exprime calmement, les gestes sont posés, et, bien sûr, mots et expressions sont des plus mesurés ; ici, personne ne succombe aux sirènes de l'exagération, comme on veut le faire croire dans le Nord – quelle médisance. Non, on ne pratique pas l'outrance sémantique ; dans le Sud-Est, on n'est pas excessifs, on est expressifs. Nuance.

 

Et ce distinguo est important car on a à cœur de transcrire la réalité avec la plus grande justesse. Or, sachant que l'habitant du Sud-Est semble posséder toute chose en plus grand nombre qu'ailleurs, il lui faut les mots les plus adéquats pour le dire. Par exemple, il n'a pas beaucoup de tee-shirts, il en a des moulons, mot qui vient du provençal mouloun "tas, amas". Et l'heureux possesseur de tous ces polos peut ajouter qu'il en a en pagaille. Certes, à première vue, cela est assez étonnant, vu que la première signification de pagaille est "désordre". Bien sûr, ce sens est connu dans le Sud, mais vu qu'en tout Méridional sommeille un créateur de mots, on a donné à pagaille un sens supplémentaire, celui de "grande quantité", et l'on peut ainsi parler des choses que l'on a en pagaille (en pagaio en provençal). Naturellement, il y aura toujours un jaloux pour mépriser ce dont on lui parle ; si on lui dit que l'on possède une centaine de tee-shirts, il lâchera, avec un air de commisération, "pff, une paille !", ce qui signifie "pas grand-chose" ou "rien que ça", selon le contexte.

 

Comme on le voit, le parler du Sud-Est comprend de nombreux mots et locutions pour exprimer la quantité. C'est ainsi que l'on peut aussi avoir des wagons de tee-shirts, voire en posséder une chiée plus douze. Cette dernière expression n'est certes pas particulièrement raffinée mais, au moins, les choses sont claires – une chiée plus douze, ça fait vraiment beaucoup. Mais non, nous ne pratiquons pas l'hyperbole, dans le Midi.

 

 

Des choses qui durent plus longtemps qu'ailleurs

 

Dans le Sud, on possède donc les choses en plus grand nombre qu'ailleurs. Mais ce n'est pas tout ; elles sont aussi de grande qualité, et donc durables. Naturellement, on ne manque pas de mots pour le dire. Ainsi, pour évoquer quelque chose qui va durer, on dit couramment qu'on en a pour cent sept ans. Cette expression s'est répandue dans le français familier général, mais elle est d'origine provençale. En revanche, le Méridional possède une formulation absolument inconnue en dehors de sa région ; il s'agit de l'expression cent ans de dimanches. Ici, le temps dure longtemps, pourrait-on dire. Mais ce n'est pas tout. L'homme du Sud-Est dispose d'une autre expression, assez étonnante, pour évoquer la longévité : "Ce bateau est insubmersible ; avec lui, vous en aurez pour la vie des rats !", affirmera un vendeur à un client potentiel. Cette nouvelle hypertrophie langagière signifie, on l'aura compris, "très longtemps", voire "très, très longtemps", sinon "une éternité". Mais c'est tout de même curieux, lorsqu'on sait que l'espérance de vie de ce rongeur avoisine seulement les trois ans. Les rats méridionaux jouiraient-ils d'une longévité particulière ?

 

Au demeurant, avec cent sept ans, cent ans de dimanches et la vie des rats, on constate que les habitants du Sud-Est possèdent un certain art pour créer des expressions, parfois étonnantes, souvent savoureuses, qui sont certes au service d'une certaine démesure – mais qu'y peut-on ; c'est probablement le soleil qui incite à la verve. Comme on dit ici, Lou souleou mi fa canta, et il fait aussi imaginer des façons de parler que les gens du Nord, en secret, nous envient, mais nous sommes magnanimes, et nous leur prêtons nos mots.


22/10/2013
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