Françoise NORE

Françoise NORE

Les Égarés (1)


Les Égarés

 

S***, une Cité-État imaginaire, une dictature policière, quelque part en Europe de l'Est. Lydia Hagen vit dans la nostalgie de son passé. Elle fait la connaissance de Marina Zaïetseva, qui, mue par l’ambition, convoite Iouri Stoltz, commissaire au Renseignement, premier adjoint du ministre de l’Ordre et traqueur obsessionnel de terroristes qui veulent renverser l'ordre établi. Zaïetseva fait son possible pour s'attirer les faveurs de Stoltz. Mais celui-ci se prend d’intérêt pour Lydia Hagen, qui se laisse dominer corps et âme.

 

Manipulations, conflits d'intérêts, rivalités politiques, attentats terroristes, relations de domination-soumission, quêtes de reconnaissance sociale ou affective, assassinats, voici les composantes principales de ce roman.

 

 

Les Égarés est le premier roman d'une trilogie. Le lecteur peut se le procurer en cliquant sur ce lien.

 

 

 

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16/05/2014
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Les Égarés : incipit

 

          S*** s'endormait dans la rumeur des derniers navires parvenus au port dans un sillage de machinerie harassée. Un souvenir de lumière oblique balayait la courbe de la rade, une torpeur de soirée hivernale enserrait de son engourdissement les collines de la Cité dont les sommets s'évanouissaient derrière le brouillard, annonce du crépuscule qui envahissait déjà l'arrière-pays, là-bas, au loin, à l'occident, avant de descendre ici.

          Les heures passaient, la nuit se faisait, silencieuse, enveloppant les domaines en terrasses étagés sur les flancs des coteaux et les immeubles à colonnades serrés autour de la baie. De la mer montait une vapeur froide que trouaient les pulsations lumineuses du cœur nocturne de la Cité, organe infatigable qui palpitait continûment. Le quartier de Lustring ignorait en effet le sommeil ; le désir le tenait éveillé, attisé par un souffle écarlate qui émanait en permanence de ses venelles en labyrinthe et flottait au dessus de linéaments mystérieux, souvenirs fugitifs de frôlements furtifs, réminiscences mais aussi annonces du plaisir, des plaisirs, qui régnaient ici, encore, toujours.

          La silhouette d'un manteau noir sortit d'un immeuble de la Burgstraße, prit la direction de la colline Lichtenweg par la Margaritastraße. Quelques vitrines encore allumées éclairaient avec parcimonie les marches taillées dans les pavés disjoints des trottoirs. La silhouette ralentit, s'immobilisa. La rue s'enfuyait, s'échappait vers le sommet de la colline, d'où elle dévalerait le versant opposé et deviendrait sentier, et ici, à mi-hauteur, elle se faisait déjà ruelle, bordée de maisons basses et de boutiques aux devantures de bois. Quelques pas, encore. Une chope de fer forgé grinçait sur une tige ridée par le temps. Le Molodost. Un immeuble étroit, à colombages, un perron qui donnait accès à une porte percée en son centre par un guichet protégé de barreaux de métal.

          Lydia Hagen pénétra dans l'établissement, monta l'escalier, se dirigea vers la fenêtre, s'assit. Un frôlement s'approcha, puis un sous-verre et un schnaps apparurent. Elle remercia d'un hochement de tête, se tourna vers la fenêtre. Longtemps auparavant, longtemps, des années de cela – des années, déjà, oui –, le Molodost avait fait sa connaissance un soir où elle revenait de la Studentskaïa Akademia, un soir où elle avait fait l'université buissonnière.

 

 

 


04/11/2013
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Les Égarés : extrait n°2

 

      Elle avait de nouveau ouvert sa porte, avait eu le même geste d'invitation en désignant l'intimité de son refuge. Il était entré, s'était laissé mollement happer par l'appel du canapé aux montants de bois verni.

      Mais il lui fallait maintenant justifier sa nouvelle irruption dans cet univers ouaté. Ici régnait la tranquillité – à défaut de sérénité. Il fallait parler, donc, mais que lui dire, comment expliquer sa présence ? Il était venu simplement pour la voir. Pour la regarder. De plus, ici, on ne l'interrogerait pas sur la date de son accession à la présidence. En revanche, on pourrait lui faire comprendre que sa visite surprenait ; il fallait donc parler.

        – J'espère ne pas vous avoir choquée, l'autre jour, avec des questions qui ont dû vous sembler indiscrètes.

       Il reçut l'absolution avec un sourire, jugea cependant son excuse ridicule. Il eut alors une pensée pour son bureau, pour ses miliciens qui suivaient, fichaient, interrogeaient, écoutaient, punissaient, frappaient, une autre pensée pour Kouznetsov, présence invisible de l'étage supérieur, une autre aussi pour le Président, dont la voix décharnée hantait le téléphone, ainsi que pour toutes les ombres qui s'affairaient dans un dédale de couloirs – le ministère de l'Ordre était un labyrinthe, cloisons couleur de muraille, moquettes marron absorbant le choc ordinaire des bottes vernies, fenêtres grillagées et scellées par des barreaux séculaires, radiateurs-molosses de fonte glacée, échos frénétiques des cris des captifs, sifflements des coups de cravache qui meurtrissaient l'air, ordres hurlés se fracassant contre les classeurs métalliques, heurt précipité des chaussures ferrées dans les escaliers, reflets tremblotants des ampoules sur les épaulettes dorées des uniformes noirs et sur les corps déshabillés, et des dossiers, partout, des documents, récents, anciens, des archives, avec des noms, des photographies, des adresses, des données, des détails intimes, des mises à nu sanglantes, et des ordinateurs, ici, là, grésillant dans la pénombre de recoins secrets, écrans aux aguets, frémissantes pâleurs verdâtres qui observaient l'utilisateur immergé dans une tenace odeur de poussière omnisciente – oui, la Cité tout entière était fichée au ministère de l'Ordre, depuis longtemps, on aurait pu dire depuis toujours.

 

 


11/11/2013
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Les Égarés : extrait n°3

 

 

      Marina Zaïetseva finit son verre puis sourit à l'inconnu qui dînait à la table voisine de la sienne, sourit au serveur, au patron du Restaurant Strast. Des hommes, vivants, disponibles peut-être. Des hommes, certainement prêts à la toucher, des hommes qui ne se contenteraient pas de lui parler politique pendant des heures, des hommes qui la considéreraient sûrement comme une femelle – et ce serait bien, et cela la changerait. Des hommes avec des mains d'homme, des corps d'homme, des désirs d'homme, des hommes qui disent et osent dire des mots qui font frémir d'impatience, des hommes qui ne parlent pas de politique mais qui expriment leur convoitise de ce corps qui s'offre à eux – des hommes, tout simplement.

      A la fin du repas, le dîneur voisin lui proposa un digestif ; elle accepta. Il suggéra ensuite une promenade ; elle le suivit. Ils marchèrent, lentement, au hasard des ruelles de Lustring. Des couples les croisaient, des femmes au regard brillant, des hommes à l'air décidé. Des lumières rouge vif chaudes et humides tombaient des enseignes, caressant les chevelures féminines de leurs rayons vaporeux, un tintement de verres entrechoqués ponctué d'éclats de fous-rires s'échappait des bars, un déferlement de musique syncopée coulait dans l'entrelacement des allées et passages, flux et reflux de vagues sonores et lumineuses dont l'écho et le rayon heurtaient les pavés bombés des trottoirs, frôlant parfois, à la faveur de l'entrebâillement d'une porte, une épaule dénudée, la résille d'une jambe tanguant sur des talons aiguilles, la courbe noire d'une hanche moulée dans une ébauche de jupe.

      L'homme entraîna Marina Zaïetseva vers la Perspective Krasnaïa, la précéda dans un hôtel en retrait de l'avenue. Un minibar occupait un angle de la chambre, une vodka arriva dans la main de Zaïetseva. L'homme déshabilla son invitée, la regarda longuement, puis tourna le commutateur. Les lumières de la Cité traversèrent le voilage de la fenêtre, jouant avec la nudité du corps qui attendait, assis au bord du lit. L'inconnu pénétra Marina Zaïetseva avec brutalité – il existait, lui ; elle cria de surprise et de plaisir.

      On rencontrait donc encore de la vie, parfois.

      Il lui fit mal. Et c'était bien.

      Tout, pourvu que la vie soit.

      L'homme partit ensuite en la saluant d'un sourire silencieux. Une réminiscence d'ambre s'attarda dans la chambre tandis que Zaïetseva se rhabillait, lentement, en caressant ses vêtements.

 

 


21/11/2013
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