Françoise NORE

Françoise NORE

Les Pardonnés (3)


Les Pardonnés

 

À l'instar des deux premiers romans de la trilogie, l'histoire des Pardonnés a pour cadre la ville-État de S***, pays imaginaire soumis à une dictature policière.

Jürgen Todorov est journaliste. Fils naturel d'une femme qui le néglige, il n'a de cesse de rechercher l'identité de son père, ce que sa famille maternelle refuse de lui dévoiler. Il tente d'apaiser son mal de vivre dans l'alcool et la multiplication des conquêtes féminines. L'un de ses meilleurs amis est Rudolf Wiesner, un apprenti-terroriste à l'origine d'attentats meurtriers qui endeuillent le pays. Il compte également au nombre de ses proches le présentateur-vedette de la télévision d'État, Helmut von Aldorfer, apprécié par Iouri Stoltz, commissaire au Renseignement au ministère de l'Ordre.

Plusieurs personnages masculins ont commis des faits graves alors qu'ils étaient adolescents ou jeunes adultes. Tourmentés par le remords et la culpabilité, ils cherchent à apaiser leur conscience. Dans leur quête d'un hypothétique pardon de leurs victimes, ils croisent le destin des personnages principaux des deux premiers romans de la trilogie en quelques rebondissements et coups de théâtre spectaculaires.

 

Le lecteur intéressé peut se procurer ce roman en cliquant sur ce lien.

 

 

 

03 - Les Pardonnés - Create Space.JPG


27/12/2013
0 Poster un commentaire

Les Pardonnés : incipit

 

          Un jour délavé mourait sur la Cité, les immeubles de la Blumenkorbstraβe disparaissaient derrière l'écran pluvieux qui tombait sur S*** en un mouvement lent et continu ; le ciel écrasait la ville et les collines alentour de son bouclier gris acier. Au large, la mer, magma noir agité, se dissolvait dans des nuages bleu foncé et gonflés d'eau, fendus ça et là de rares trouées qui laissaient encore apparaître, avant la venue totale de la nuit, le souvenir incertain d'une lueur blême qui tentait de se miroiter sur la crête des vagues aux éclats métalliques.

          Jürgen Todorov poussa la porte de l'immeuble. Un silence de cathédrale enveloppait la cage d'escalier, éclairée par une verrière percée dans le toit. L'homme monta les deux étages, entra dans son appartement, se rendit dans le salon.

          Les volets étaient restés ouverts, des nuées noires étaient entrées dans la pièce et s'étaient posées sur les meubles, sur les objets, on n'y voyait guère, seules se laissaient deviner quelques silhouettes brumeuses, figurines frappées d'éclairs renvoyés par les fenêtres situées de l'autre côté de la Blumenkorbstraβe – on eût dit qu'une vapeur anthracite aux brillances changeantes enveloppait toute chose.

          Jürgen Todorov sortit une bouteille du bar, se servit. Le schnaps enflamma son corps, puis les gorgées suivantes s'écoulèrent en un flux paisible. Il s'assit sur le canapé, s'étira. Les lumières urbaines étincelaient jusqu'ici. Tout n'allait pas si mal, le magazine avait pu sortir, on n'avait pas travaillé pour rien. Il s'étira de nouveau. Son regard fut attiré par un éclat en provenance de la chambre, une brisure de lampadaire qui avait traversé la fenêtre pour s'échouer sur l'un des montants de cuivre du lit. Il tendit le bras vers la bouteille, emplit son verre, se leva.

          Le lit n'avait pas été fait, on y lisait encore l'empreinte de corps en sueur, toute une agitation nocturne qui avait survécu à la journée écoulée ; les draps témoignaient d'une fièvre récente, quelques volées d'heures à peine, tandis que les couvertures, amoncelées en un tas désordonné, formaient d'improbables vagues. Todorov s'assit, but une gorgée, ferma les yeux, revit les courbes de l'invitée de la veille, je la rappellerai, elle m'a fait bander dur.


28/11/2013
0 Poster un commentaire

Les Pardonnés : extrait n°2

 

 

          Pourtant, il y avait des survivants, en ce lieu, un père, une mère, et un frère aîné – plus âgé que l'enfant mort, mais si peu, et de toute façon trop jeune pour comprendre l'irrémédiable, un petit frère aîné qui voulait être vivant, parler, rire, crier, courir, jouer – tout cela lui était tacitement interdit par un père au mutisme désormais perpétuel, une mère aux yeux continûment rouges, jour après jour, nuit après nuit. La maison sur la colline Lichtenweg s'effritait dans le silence et l'humidité, on eût pu voir chaque brique se fissurer, car tout s'effondrait, des lézardes couraient le long des murs tremblants, et, un jour, la maison s'écroulerait, faute de consolidations. La visite hebdomadaire au cimetière était devenue l'unique ciment de cette famille, on s'y rendait dimanche après dimanche et on en revenait avec le bouquet fané de la semaine précédente, quelques fleurs mourantes inclinées sur leur destin, on plaçait ces tiges dérisoires dans un vase prévu à cet effet – et on se résolvait à se défaire du bouquet défraîchi seulement lorsque l'odeur de pourriture végétale investissait jusqu'au moindre interstice d'air respirable. Alors, on ouvrait la poubelle, on y déposait les fleurs en décomposition, on se recueillait au-dessus des pétales déshydratés, puis on rabattait le couvercle et on lançait un regard vers le bouquet suivant qui, dans la fraîcheur d'une eau sans cesse renouvelée, attendait son tour sur la table où l'on prenait des repas silencieux – et cela serait ainsi de toute éternité.


06/12/2013
2 Poster un commentaire

Les Pardonnés : extrait n°3

       On sonna. Oleg Beskov ouvrit. Jürgen Todorov entra, salua son ami d'un hochement de tête. Les deux hommes eurent un regard esquissé vers Rudolf Wiesner qui pénétra à son tour dans l'appartement du directeur de Neue Welt. Comment affronter son visage ravagé, son chagrin. Que lui dire.

       Il faudrait qu'on parle, quand même, se dit Jürgen Todorov. Il se contient, et nous on reste muets. Mais qu'est-ce qu'on peut dire. On se sent tellement impuissants. Et on a peur de ne pas trouver les bons mots.

       Oleg Beskov posa la bouteille et demanda :

       –  Tu es en contact avec les parents d'Anna ?

       Rudolf Wiesner émit une sorte de rire bref, prit son verre, puis :

       –  Bien sûr, que je suis en contact avec eux. Les obsèques auront lieu après-demain, si c'est ce que tu veux savoir.

       Un silence épais suivit la réponse de Rudolf Wiesner.

       –  Tu penses que c'est Iouri Stoltz qui est derrière ? demanda Jürgen Todorov.

       Rudolf Wiesner sembla réfléchir, répondit enfin :

       –  Je ne pense pas grand-chose, je ne sais pas, je ne sais rien.

       Oleg Beskov prit la parole. On disait ce Stoltz arriviste et avide de pouvoir car il visait la présidence ; mais si on en croyait ce que l'on savait sur l'adjoint du ministre de l'Ordre, ce n'était pas le genre d'homme à ourdir pareilles manœuvres, ce que Jürgen Todorov confirma, d'après ses propres sources.

        Rudolf Wiesner entendait les voix de ses amis à travers le brouillard qui obscurcissait son raisonnement depuis l'attentat contre Anna Döhring. Quelle importance, au fond, que le meurtrier ou le commanditaire soit Stoltz ou un autre type du ministère de l'Ordre, ou n'importe qui, d'ailleurs – je n'ai plus ma femme et rien ne me la ramènera. Il leva la tête, lança un regard las vers ses amis, il eut envie de leur demander de se taire. À quoi bon parler sans fin, au fond vous aviez raison, j'ai voulu faire de la politique, j'ai voulu organiser une révolte contre le pouvoir mais je l'ai payé cher – et j'ai fait souffrir, aussi, avec mes bombes, alors que je croyais bien agir pour une bonne cause. Je ne sais pas qui a tué Anna, je sais simplement qu'elle n'est plus là, et je suis puni. Jamais je n'aurais dû écouter ce type qui m'a mis les bombes dans les mains, jamais.

        Mais c'est trop tard.

       Rudolf Wiesner entreprit de vider une des bouteilles d'Oleg Beskov. Le directeur de Neue Welt échangea un regard avec Jürgen Todorov. On poursuivit une conversation laborieuse afin de lutter contre le silence qui voulait s'inviter – agir comme si tout était normal, alors qu'à côté d'eux, à portée de chagrin, un ami s'écroulait dans le désespoir le plus terrifiant. On parlait, on s'enivrait de mots vides de sens car on ne savait que dire – et peut-être n'y avait-il rien à dire.

       Quelques heures plus tard, on coucha Rudolf Wiesner dans le lit d'Oleg Beskov. Au moins, cette nuit, il ne serait pas seul. Jürgen Todorov salua son chef et descendit promptement les trois étages pour s'engouffrer dans le taxi qui attendait.

       Fuir tout ce malheur. Vite.

 


11/04/2016
0 Poster un commentaire