Françoise NORE

Françoise NORE

Il rechigne à montrer ses quenottes


... et cela fait ricaner tout le monde.

 

 

La famille examinée ici est d'origine germanique. Au vu de l'ancienneté des étymons, il est, une fois de plus, délicat d'identifier le terme premier de cette famille ; toutefois, contrairement à la lignée de galoper pour laquelle deux mots très différents ont été proposés, le cas est plus simple ici. Il s'agit de décider entre deux mots franciques parents entre eux, morphologiquement et sémantiquement ; ces deux mots sont *kinni "joue, mâchoire" et *kinan "tordre la bouche". Le problème est qu'on ne sait lequel des deux a fourni l'autre. C'est, en quelque sorte, l'histoire de la poule et de l'œuf.

 

On ne peut donc décider si *kinni ou *kinan est à l'origine de la famille que nous allons étudier. Pour cette raison, dans le graphique qui suit cette analyse, nous avons placé les deux mots sur la même ligne et les avons liés par un trait en pointillés. Cette incertitude, toutefois, ne met pas en cause la légitimité des descendants de cette famille lexicale.

 

Si l'on prend l'hypothèse selon laquelle *kinan est le premier mot de la famille, celui-ci a donné *kinni "joue, mâchoire", ainsi qu'un verbe d'ancien français, *chignier, verbe reconstitué à partir de ses dérivés en moyen néerlandais et en ancien haut allemand. Ce verbe *chignier est à l'origine d'un autre verbe d'ancien français, bien attesté celui-ci, le verbe reschinner "grincer des dents", présent dans un texte datant d'environ 1155. Très peu de temps plus tard, vers 1200, apparaît la forme rechigner, "montrer sa mauvaise humeur par l'expression de son visage", d'ans l'œuvre de Chrétien de Troyes. Ce verbe rechigner, que nous connaissons toujours, prend plus tardivement, vers la fin du XVIIIe siècle, la signification qui nous est familière, "se montrer récalcitrant à faire quelque chose". On observe que le sens de "tordre la bouche", attribué par reconstruction à l'étymon *kinan, est bien présent dans ce lointain descendant : "rechigner" à faire quelque chose, c'est "afficher son aversion", notamment en tordant la bouche.

 

 

On ne ricane pas en montrant ses quenottes

 

Si l'on adopte la seconde hypothèse, selon laquelle *kinni "joue, mâchoire" est à l'origine de la lignée, on postule ainsi que ce nom *kinni a fourni *kinan. Ce qui est sûr et avéré par la reconstruction et la comparaison avec les langues voisines, c'est que *kinni est à l'origine de deux mots nés sur le territoire français et bien attestés à l'écrit : l'un d'eux est un nom d'ancien picard, kenne "joue", attesté vers 1200 ; l'autre est le nom normand cane "mâchoire", présent dans la littérature à la même époque. La forme cane est également attestée vers 1174, avec le sens de "dent". Ce nom normand cane eut, à son tour, ses propres dérivés, que l'on identifie au nombre de deux : tout d'abord, le nom quenotte "dent", plus précisément "petite dent" ou "dent d'enfant", attesté en 1640. La formation de ce mot est claire : à partir d'un nom, cane, on en a créé un autre grâce à l'adjonction du suffixe diminutif -ot (ou -otte), suffixe diminutif très présent dans le lexique normand.

 

L'autre mot dérivé de cane est le verbe recaner "braire", attesté en 1121, que l'on rencontre aussi sous la forme rechaner. Très vraisemblablement par croisement avec rire, recaner devint ricaner à la fin du XIVe siècle ; on observe que le sens de "braire" fut alors conservé dans cette nouvelle forme qu'est ricaner. Puis cette signification évolua : en 1538, ricaner signifiait "rire avec affectation", et, en 1690, "rire de façon stupide, sans motif", sens qui nous est toujours familier, même si, entre temps, l'évolution sémantique lui a ajouté l'idée de moquerie.

 

Quel que soit le mot à l'origine de cette famille, *kinni "joue, mâchoire" ou *kinan "tordre la bouche", on constate ici aussi une pérennité sémantique remarquable : depuis le plus ancien étymon jusqu'à nos jours, les termes de cette famille de dérivés ont conservé un sémantisme en rapport avec la bouche, et, plus précisément, avec le fait de tordre la bouche, que ce soit pour "manifester sa mauvaise humeur" ou pour "rire en se moquant". Certains sens perdurent, par delà les siècles, et c'est une bonne chose pour le chercheur en étymologie, cela lui facilite un peu l'existence …

 

 

 

quenotte rechigner ricaner.jpg

 

Cet article est extrait de l'ouvrage suivant :

 

Les Familles surprises du lexique populaire


31/12/2013
0 Poster un commentaire