Françoise NORE

Françoise NORE

A table !


Je vais trier les racines avant qu'elles périssent

Le Sud-Ouest en général et la région Midi-Pyrénées en particulier sont connus pour leur amour de la table et pour les kilos que l'on peut aisément en rapporter comme souvenir de voyage ; en effet, manger est ici une activité très importante. Cela explique probablement pourquoi les habitants de ces contrées disposent d'un lexique foisonnant pour parler nourriture et cuisine. Toutefois, le voyageur ignorant le vocabulaire local sera fort étonné de constater qu'un grand nombre de mots du français standard ont ici des significations fort différentes de celles qui lui sont familières. Examinons cela.

 

Imaginons que l'on soit invité à prendre un repas chez l'habitant midi-pyrénéen. Certes, on s'en réjouit fort, mais il convient de veiller à se faire préciser l'heure du repas en question : ici, le repas du midi s'appelle le dîner ; de ce fait, celui du soir, pris vers dix-neuf ou vingt heures, est nommé le souper. Si l'on s'entend donc proposer de "venir dîner", que l'on se rappelle cette nuance lexicale et que l'on ne fasse pas attendre ses hôtes jusqu'au soir. De ce fait, pour éviter ce genre de malentendu, il est conseillé de parler du repas du midi et du repas du soir. Et, s'il est vrai qu'il existe encore de nombreuses autres campagnes françaises où l'on parle toujours du souper pour le simple repas vespéral, cette utilisation des noms dîner et souper reste particulièrement vivace dans le Sud-Ouest.

 

 

Ils n'eurent pour toute pitance que de maigres racines ...

 

Bien. L'on est arrivé à l'heure idoine. Comme on est poli, on propose son aide à la maîtresse de maison, qui accepte volontiers. Mais, tandis que l'on s'affaire, on l'entend dire : "Je vais trier les racines avant qu'elles périssent". Allons bon. Des racines, pour tout repas ? Sans être particulièrement snob, on commence à penser que les charmes de la ruralité et du retour aux sources ont leurs limites. Manger des racines, quelle drôle d'idée ; en outre, ces racines ne sont apparemment pas toutes bonnes puisqu'il paraît nécessaire de les trier, c'est-à-dire d'opérer une sélection entre celles que l'on peut consommer et celles qui doivent être destinées à la poubelle. Tout cela est curieux. Par-dessus le marché, ces mêmes racines semblent être en grand danger, car l'hôtesse redoute qu'elles ne périssent, autrement dit qu'elles ne décèdent. Au passage, on aura noté cette anthropomorphisation d'un élément végétal : ici, tout comme un humain, une plante périt, rend son dernier soupir.

 

Tout cela est cependant légèrement inquiétant. D'un air détaché, l'on s'enquiert. Et la lumière se fait : les racines que l'on prétend faire ingurgiter au visiteur sont en réalité des salsifis, car c'est ainsi que l'on nomme ce légume en Midi-Pyrénées.[1] C'est très bien, mais pourquoi les trier ? L'explication est simple : trier des légumes, ou tout autre aliment, ne signifie pas que l'on va procéder à un choix parmi eux, mais que l'on va les éplucher, voire les laver. Très bien, mais périr ? Ce n'est pas très compliqué : ici, quand un aliment périt, cela signifie qu'il se gâte, et donc qu'il pourrit. Cela peut paraître grandiloquent, mais c'est ainsi.

 

 

Verse, puis passe !

 

On est donc rasséréné, en plus d'être instruit. Pourtant, l'heure tourne, et on s'entend proposer de prendre l'apéritif.[2] Quoi de plus normal. On boit un verre, puis un autre. Vient le moment où le maître de maison se tourne vers son invité et lui dit : "Allez-y, versez". Cela est très étonnant : apparemment, on attend du visiteur qu'il fasse le service. C'est inhabituel, mais qu'à cela ne tienne. On empoigne donc une bouteille, on la débouche. Là, les hôtes éclatent de rire, tandis que l'on est de nouveau plongé dans un abîme d'incompréhension : normalement, verser a le sens de "faire couler un liquide dans un récipient". Et, dans le contexte d'un apéritif, hormis le fait de remplir de nouveau les verres des commensaux, on ne voit pas ce que l'on peut faire d'autre pour répondre à l'invitation de verser. Alors, devant l'air effaré que l'on a sûrement, les hôtes expliquent : en ces méridionales régions, verser signifie "vider son verre". Autrement dit, c'est comme si l'on versait le liquide dans le récipient qu'est sa propre gorge. Cette nouvelle image est très amusante, convenons-en.

 

Discrètement, on se secoue ; que d'émotions, que de découvertes. Mais bon, on va dîner (ou souper, c'est selon). On se lève, et la maîtresse de maison demande : "Vous passez où ?". Naturellement, on la regarde sans comprendre. Passer ? Mon Dieu, nulle part ; l'on ne compte se rendre nulle part puisqu'on va se mettre à table. Avec des mots choisis, on lui fait entendre que l'on va s'asseoir. Et la dame de répondre : "C'est bien ce que je vous demande : vous passez où ?". On réfléchit quelque peu, et tout s'éclaire : passer n'a pas en ces lieux son sens usuel de "se déplacer d'un point à un autre" mais, de façon singulière, celui de "s'asseoir à table, prendre place à table". Observons comment le verbe de mouvement passer a acquis ici un sens plutôt statique.

 

Enfin, bon, on dîne (ou on soupe). Tout se passe bien, sauf que le cadet de la famille rechigne à finir ses racines, ce qui provoque l'ire maternelle : "Mange ! Tu sais bien que je n'aime pas qu'on fasse périr la nourriture". Encore ce périr. Nous avons vu plus haut que ce verbe signifie "s'abîmer, se gâter" lorsque l'on parle d'un aliment. Mais faire périr ? Très simple : faire périr de la nourriture signifie qu'on la gaspille. À son enfant qui laissera de la viande sur les os de son confit de canard, une mère dira : "tu fais périr", c'est-à-dire : "tu gaspilles la nourriture".[3] On remarquera encore une fois que l'alimentation accède ici à un certain statut, dans la mesure où on lui attribue des actions ou des états normalement destinés aux humains. Ajoutons que l'on aura demandé au visiteur s'il voulait la patte de la volaille, appellation locale pour ce que l'on nomme communément la cuisse[4], et l'on en aura terminé avec les particularismes du repas lui-même.

 

 

A la fin du dîner (ou du souper ...)

 

Finalement, le repas se termine, et on prend le café. À ce moment-là, le maître de maison se lève, s'empare d'une boîte et demande à son invité s'il veut un bonbon. Naturellement, on rit : on est adulte, on a passé l'âge de consommer des friandises à toute heure du jour. Mais le maître de maison insiste, ouvre la boîte et la présente à son visiteur, qui regarde à l'intérieur et comprend immédiatement : ici, un bonbon n'est pas une confiserie au sens où on l'entend généralement, mais un chocolat. Il suffit de le savoir.[5]

 

Pendant que l'on déguste donc quelques bonbons avec le café, le lave-vaisselle tourne. Lorsque le cycle de lavage est terminé, la maîtresse de maison se lève et annonce qu'elle va frotter sa vaisselle. Tiens donc ; serait-ce que l'appareil soit défectueux et que l'hôtesse se doive d'aller frotter, c'est-à-dire nettoyer, assiettes et couverts ? Que non pas : en ces lieux, quand on frotte de la vaisselle (ou autre chose, au demeurant), on ne la nettoie pas, mais on l'essuie.

 

Que de surprises. Que ce dîner (ou ce souper) fut édifiant.


[1] Renommons donc une célèbre émission de télévision en Des Salsifis et des Ailes.

[2] Notons que l'on entend fréquemment : "Tu viens la prendre, l'apéro ?". Cela est probablement dû à une fausse coupure, la péro au lieu de l'apéro.

[3] Ajoutons qu'en Midi-Pyrénées, on ne racle pas les os, on les cure.

[4] Après ce repas, vous vous promettez de regarder de nouveau le film L'Aile ou la Patte.

[5] Bien sûr, le nom bonbon a également le sens que nous lui connaissons en français standard, mais il a aussi ce sens étonnant de bouchée de chocolat.

 

 


03/06/2014
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