Françoise NORE

Françoise NORE

Comment tchatcher dans son charabia


Le charlatan raconte des charades.

 

 

       Le nombre de mots réputés d'origine obscure ou inconnue est particulièrement important dans le lexique familier. Mais un peu de bon sens (associé à quelques recherches étymologiques, bien sûr …) aide souvent à lever certaines difficultés liées à l'origine de tel ou tel mot. Le nom charabia, par exemple, fait partie de ces mots dits d'origine obscure, en ce sens qu'aucune étymologie irréfutable ne se dégage des nombreuses hypothèses avancées par les chercheurs. Toutefois, si on examine, en parallèle, des mots comme charade, charrier "mystifier", charlatan, ainsi que tchatche ou son dérivé tchatcher, on observe que toutes ces forment présentent la même syllabe d'attaque cha- (ou son allomorphe tcha-) et sont toutes en rapport avec le champ sémantique de la parole. Il n'y a pas de fumée sans feu, dirait-on, ni de charabia sans rapport avec cette famille. C'est ce que nous allons approfondir.

 

       Le tableau ci-dessous montre que la famille étudiée dans cette notice est une famille transfrontalière, avec des représentants normand, espagnol, provençal et italien. Cette multiplicité des zones d'attestation est relativement fréquente lorsque l'étymon est une onomatopée, ce qui est le cas de la famille examinée ici. Une onomatopée, c'est un élément expressif qui se transmet aisément, de région en région. Et l'onomatopée à l'origine de la famille examinée ici est tcharr-, qui vise à exprimer le bavardage, la parole facile et superficielle. Nous allons en examiner ses représentants en détail.

 

       De tous les mots traités ici, le plus ancien est charlatan, attesté dès 1572 avec le sens de "bateleur", puis en 1668 avec celui d'"imposteur", sens que nous lui connaissons toujours. Charlatan est l'adaptation en français du nom italien ciarlatano, né au XVe siècle en Italie avec ce même sens de "charlatan". Ciarlatano est né d'une union entre cerretano "habitant de Cerreto" ("village dont les habitants vendaient souvent des drogues dans les marchés", précise le TLFI) et ciarlare, verbe italien signifiant "jaser, bavarder", issu directement de l'onomatopée tcharr-. Nous voyons ainsi que cette racine n'est pas en rapport avec le seul vocabulaire français.

 

       Le terme suivant, dans l'ordre chronologique des attestations écrites, est charade, adaptation française du mot provençal charrado dont le sens était simplement "conversation". Charrado dérive du verbe provençal charrá qui avait pour signification "discuter". Bien évidemment, comme sa forme le montre, charrá provient lui aussi de tcharr-. Notons qu'en français, charade a d'abord eu le sens de "discours", en 1770, un sens encore assez proche de son père provençal, avant de prendre en 1777 la signification que nous lui connaissons aujourd'hui, celle d'un jeu sous forme de rébus oral.

 

 

Un charabia ? Faut pas charrier ...

 

       C'est ici que charabia entre en scène. Le terme est d'abord attesté dans un document de 1802 intitulé Courrier des Spectacles et indiquant simplement : "première représentation de Charabia". On ignore s'il s'agit d'un nom propre de comédien ou de personnage d'une œuvre de fiction, ou encore d'une appellation de langue, dialecte ou patois. Faute de documents complémentaires, il est à redouter que l'on ne puisse jamais trancher. Très peu de temps après, toujours au début du XIXe siècle selon le TLFI mais sans autre précision, apparaît le mot charabiat, avec le sens de "patois auvergnat". Un peu plus tard encore, avant 1835, charabiat est relevé avec la signification d'"émigrant auvergnat", puis, sous la graphie charabia, avec le sens de "langage incompréhensible" en 1838.

 

       Pour illustrer ce que l'on écrivait au début de cet article, on remarque que la première syllabe de charabia, qui désigne un mode d'expression orale, est char-, à l'instar des autres mots en rapport avec la parole examinés ici. On peut donc valablement poser l'hypothèse selon laquelle charabia appartient à la même famille que le verbe provençal charrá "discuter".[1] Si l'on postule une descendance à partir de charrá, on reste malgré tout démunis pour donner une explication étymologique satisfaisante de la finale -bia. On peut y voir, sous la forme -biat telle qu'elle est présente dans charabiat, l'adjectif biat "béat", usité dans le Rouergue. Mais cela ferait de charabia un "discours béat", ce qui n'est pas la signification du mot.

 

       Une autre hypothèse pour expliquer la formation de charabia a été avancée : l'expression originelle aurait pu être *charra Arabia, dont la glose serait "parler l'Arabie", donc "parler arabe", autrement dit "parler un langage incompréhensible ou inconnu". La répétition du groupe -ara- aurait entraîné le phénomène dit d'haplologie, qui consiste en la suppression d'une ou de deux syllabes identiques et consécutives à l'intérieur d'un mot ou d'un groupe de mots que l'on cherche à réduire. Ainsi, *charra Arabia aurait été à l'origine de charabia. La discussion reste ouverte, cette théorie est en débat, mais l'insertion de charabia dans la famille de charrá est peu sujette à caution, d'un point de vue morphosémantique.

 

       Par ailleurs, tout le monde connaît le familier charrier "mystifier, plaisanter". Ce verbe remonte également à l'onomatopée tcharr-, mais par des voies détournées. On note en effet l'existence d'un verbe normand, charrer "jaser, plaisanter", de même origine que son homologue provençal charrá selon le TLFI.[2] Pour P. Guiraud, charrer "jaser" s'est croisé avec charrier "transporter" : quand on mystifie quelqu'un, on le transporte dans une autre dimension de la réalité. Le résultat de ce croisement fut donc charrier "mystifier", attesté en 1837, ce qui ressortit aussi à l'usage de la parole.

 

       Le dernier terme de cette famille est le substantif féminin populaire tchatche. Ce nom apparaît en Afrique du Nord, plus précisément à Alger et dans ses environs. La tchatche est la faconde, la volubilité, voire l'art de séduire par des paroles … Ce nom vient en droite ligne d'un verbe espagnol, chacharear "bavarder", lui-même dérivé du nom chachara "flot de paroles inutiles", créé à partir de la racine onomatopéique tcharr-. Tchatche donnera ensuite le verbe tchatcher, que le dictionnaire de J.-P. Colin date de 1983 pour sa première attestation écrite, mais qui est d'un usage bien plus ancien.[3] [4]

 

       En conclusion, nous pouvons dire que cette famille de mots illustre les principales difficultés rencontrées dans le cadre des recherches étymologiques : des filiations difficiles à établir, l'identification des processus dérivationnels à l'œuvre (métaphore, mot-valise, haplologie), le problème des datations … En outre, lorsque les termes à identifier ressortissent au parler populaire, la tâche est d'autant plus malaisée, car il y a trop souvent lacune de documents écrits. Mais n'est-ce pas ce qui fait tout le sel de ces recherches ?

 



[1] Sans oublier la forme sarabia, présente dans le dictionnaire historique du provençal de Frédéric Mistral. Mais sarabia peut être un simple allomorphe de charabia.

[2] On remarquera que les descendants de tcharr- sont plutôt localisés dans les régions méditerranéennes, mais l'onomatopée a pu voyager.

[3] On notera ici le décalage que l'on observe trop souvent entre d'une part l'utilisation de mots nouveaux et la connaissance que l'on peut en avoir, et d'autre part leurs dates d'entrée dans les dictionnaires. Les raisons de ce décalage sont nombreuses. Toutefois, les chercheurs du futur auront la tâche facilitée par le fait que, maintenant, tout nouveau mot apparaît de façon quasi instantanée sur la toile. On peut ainsi parier que les questions de datation de première occurrence ne poseront probablement plus problème.

[4] L'auteur de cet ouvrage est formelle : le verbe tchatcher existait dans le parler familier bien avant l'année 1983. Mais cela remonte à une époque où l'internet n'existait pas.

 

 

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Cet article est extrait de l'ouvrage suivant :

 

Les Familles surprises du lexique populaire


04/07/2014
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