Françoise NORE

Françoise NORE

Les Feux follets (2)


Les Feux follets

Lorsque le roman débute, cela fait un an que Svetlana Zyrianova a abandonné sa profession pour se prostituer. Elle éprouve un certain attachement envers Wolf Steiger, son proxénète, un homme sévère mais prévenant. Celui-ci codirige le Krasnaïa Zvezda, une maison close où Svetlana Zyrianova travaille. Parmi les clients assidus de cet établissement de luxe et de Svetlana Zyrianova elle-même se trouve Iouri Stoltz, commissaire au Renseignement et rival de son ministre de tutelle pour obtenir la présidence de la ville-État.

Svetlana Zyrianova a une vengeance à assouvir. Elle parvient à retrouver la trace de ceux qui l'avaient fait souffrir plusieurs années auparavant et décide de passer à l'acte. Mais il n'est pas toujours facile de tuer, surtout quand une passion ancienne et dévorante revient à la surface. En outre, les luttes pour la prise du pouvoir de S*** interfèrent avec sa volonté d'action.

Les Feux follets constitue le deuxième volet de la trilogie des Égarés ; le lecteur peut se le procurer en cliquant  sur ce lien.

 

 

 

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14/10/2013
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Les Feux follets : incipit

 

     Il neigeait sur l'Oblomovskaïa, les flocons transformaient les halos des réverbères en tremblements de filaments lumineux, les lourds poteaux de fonte perdaient de leur fierté rigide, ils semblaient vaciller et menacer l'immobilité des fenêtres opposées derrière lesquelles on devinait parfois, à travers le rideau des billes de cristal, une silhouette au mouvement hésitant déformé par la chute continue. Mais les lampadaires résistaient à la tempête et continuaient d'éclairer la rue, le trottoir, les habitations, même le ciel noir ; ils perçaient l'intimité la plus reculée, jusqu'à celle de la femme dont le regard abandonna la fenêtre et se mit à flotter dans la chambre, comme si le souffle de la neige et le mouvement des lumières de la ville la contraignaient de s'abriter.

     Svetlana Zyrianova posa le livre qu'elle tenait toujours en main, s'allongea sur le lit. Ici, on était bien, on ne distinguait plus les passants, ni les voitures, mais on pouvait scruter les intérieurs cotonneux des appartements de l'autre côté de la rue, on guettait ce qui se matérialisait parfois lorsque, dans une pièce obscure, une ombre apparaissait à la faveur d'une lueur, on pouvait observer un lent déshabillage qui se croyait invisible, et on imaginait alors que ce corps était tout proche, qu'il prenait conscience qu'on l'observait et qu'il demandait qu'on lui rendît sa pudeur, ce qu'on lui refuserait ; bien au contraire, on le conduirait à la fenêtre, et, dans la clarté lunaire décuplée par la blancheur de la neige, on le contraindrait à s'exposer, pour l'habituer aux regards, afin de mieux l'adorer ensuite.

     N'aie pas peur ; tu verras, tout va bien se passer.

     Svetlana Zyrianova eut un léger sourire. Ce corps – un corps féminin, par exemple – chercherait un abri dans la chambre, mais en vain. Ses mains tenteraient d'en dérober la nudité aux pupilles brûlantes qui l'inspecteraient, mais on se lèverait, on viendrait à ce corps, on lui démontrerait que toute résistance serait vouée à l'échec, puis on le caresserait, pour l'apprivoiser – pour le dompter.

      Laisse-toi faire ; c'est bien ce que tu voulais, n'est-ce pas ?

     Et le corps, ce corps qui, avant, avant, il y a longtemps, déjà – presque un an, une éternité –, ce corps, qui hésitait sur le seuil de l'offrande de soi, était maintenant dans cette chambre, car il l'avait voulu, mais il doutait encore, il voulait entendre l'extérieur et répondre à ses appels ; pourtant il avait déjà décidé de rester, et on l'avait déshabillé – il avait laissé toutes ces mains inconnues le frôler, tous ces regards nouveaux le balayer, il n'avait pu résister – l'eût-il seulement voulu ; il avait ondulé, yeux clos de confusion, puis s'était laissé vêtir, mais si peu – on l'avait seulement couvert d'une vapeur de tissu. Et ce corps n'avait soufflé protestation, son mutisme avait été acceptation – il avait obtenu ce qu'il était venu chercher ici, dans cette maison d'apparence close mais si accueillante par nature, par essence.

 

 


04/11/2013
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Les Feux follets : extrait n°2

 

         Svetlana Zyrianova sortit du Nadiéjda Café, leva la tête. Les maisons disséminées contre les flancs des collines semblaient ne plus être que de vagues souvenirs de constructions – elles ont existé, on le savait, mais qui pouvait affirmer qu'elles étaient toujours debout ? L'œil distinguait malaisément quelques éclaboussures de teintes délavées. Et, pourtant, c'était bel et bien des maisons, des lieux habités qui abritaient probablement des gens heureux – mais aussi des désespérés, des êtres qui cherchaient un sens à leur vie, qui s'inventaient une destinée différente, et peut-être y en avait-il qui abandonnaient leur vie passée, sans un regret, sans un seul remords, des êtres qui quittaient tout, à la recherche d'un exutoire – et cet exutoire, ce pouvait être soi-même.

         Et c'est mû par un tel désir de changement que l'on poussait un jour la porte à tentures de velours d'un endroit comme le Krasnaïa Zvezda, que l'on disait à l'un de ses propriétaires que l'on avait lu l'annonce et que l'on pensait correspondre au profil recherché, que l'on faisait tout pour convaincre l'homme assis derrière son bureau qu'il avait intérêt à embaucher celle qui se présentait. Mais vous n'avez jamais fait ce travail, avait-il retourné, C'est vrai, avait-on répondu, mais je saurai, laissez-moi essayer. On lui avait accordé cette confiance, mais elle devait encore aujourd'hui se faire violence – comment s'habituer à ces mains frôleuses, inquisitives, à ces souffles saccadés qui annonçaient la tempête, comment résister à ces déchaînements de corps en demande, sachant qu'il ne fallait pas résister, mais accepter, tout accepter ; comment …

         Un fracas brisa le brouillard, un coup de tonnerre anéantit la ville, toutes les lumières alentour explosèrent en une tempête d'éclats colorés. La Cité disparut, les bâtiments s'effritèrent, la pierre redevint sable et s'enfuit vers la mer. Svetlana Zyrianova s'arrêta. Devant elle, à quelques mètres, une silhouette connue. Reconnaissable même dans la foule qui arpentait le quartier commerçant en tous sens. Des cheveux blonds, des jambes longues, un déhanché particulier. C'était impossible. Non, cela ne se pouvait pas. Qu'elle habitât encore S*** était inconcevable. Elle ne pouvait pas ne pas avoir fui, après. Après ce qui s'était passé. Non. Ce ne pouvait être qu'une hallucination.

         Zyrianova se remit en marche, pressa le pas, dépassa la femme qui venait d'envahir son champ visuel en anéantissant la ville autour d'elle. Dans une vitrine, elle dévisagea celle qui cheminait quelques pas derrière elle. En effet. Hannelore Steinhof n'avait pas quitté S***. Comment pouvait-elle continuer de vivre ici ? Ne craignait-elle pas de rencontrer sa victime ? Et l'autre, l'autre, était-il toujours avec elle ?

 

 


11/11/2013
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Les Feux follets : extrait n°3

 

         – J'ai passé une semaine sur le trottoir, répondit finalement Zyrianova.

         Stoltz ne commenta pas. Il connaissait Wolf Steiger. Il savait que l'homme était dur avec ses protégées, qu'il sanctionnait toute erreur ou maladresse sans délai. Il savait aussi que le proxénète avait de bons côtés, mais tout de même. Une semaine sur le trottoir, pour quelqu'un qui était habitué au confort moelleux du Krasnaïa Zvezda, c'était un châtiment cruel. Il observa Zyrianova, qui n'affichait aucune émotion particulière. Pourtant, la punition d'une semaine de bitume avait été dure. Sur le trottoir, on ne choisit pas, ou si peu – et comment se permettre de sélectionner sa clientèle quand on a en outre l'obligation de revenir avec une somme minimale imposée. Si le client déplaisait, on fermait les yeux – les paupières closes, c'était plus facile, ou, plus exactement, moins difficile ; on rouvrait les yeux au moment de compter les billets, et on se hâtait d'évaluer le nombre de passes qu'il restait à faire pour atteindre le montant quotidien de l'amende. L'épreuve avait dû être dure.

         Zyrianova jeta un coup d'œil au radioréveil. L'heure tournait. Tu dois me donner huit cents schillings par soir pendant une semaine, sinon tu retournes dans Lustring ; et tu réfléchiras la prochaine fois avant de refuser un client. Wolf Steiger avait parlé.

         Svetlana Zyrianova se leva, s'approcha de Iouri Stoltz. Le commissaire au Renseignement posa son verre, la laissa agir.

         Et le temps s'étira, parenthèse éthérée, les volutes de leurs corps ondulaient sur les murs, on eût dit de spirales déployées, repliées, un mouvement sans fin – on se connaissait si bien, maintenant, on y prenait même du plaisir, le monde extérieur semblait ne plus exister, seule comptait l'impulsion qui unissait ces deux partenaires d'un instant – moment précieux car on oubliait tous ses problèmes ; on avait même omis de tirer les rideaux, et les deux ombres semblaient se projeter dans la nuit noire, léviter dans la rue, frôler les façades de l'autre côté de l'Oblomovskaïa, telle une exhibition sans pudeur du plaisir partagé qui s'annonçait – et qui se produisit.

         Longtemps, ils restèrent immobiles, oublieux du lieu, oublieux de l'heure.

         Des coups précipités à la porte. Svetlana Zyrianova interrogea Iouri Stoltz du regard. Le commissaire au Renseignement se leva, enfila son slip et son pantalon, entrebâilla la porte.

         – Je vous prie de m'excuser, Monsieur, dit Karl-Heinz Vorodine, ces messieurs désirent vous parler.

         Iouri Stoltz regarda par-dessus l'épaule de Vorodine qui s'éloignait déjà et vit ses gardes du corps qui approchaient. Il les interrogea du regard, écouta leurs propos, hocha la tête, retourna dans la chambre.

         – Je dois y aller, dit-il à Zyrianova, puis il attrapa le reste de ses vêtements et s'enferma dans la salle de bains.

         Les hommes de main entrèrent dans la chambre. L'un d'eux souleva le drap, les deux hommes regardèrent le corps nu. Zyrianova voulut se protéger, mais le drap lui fut arraché des mains tandis qu'un des deux gardes lâchait une insulte entre ses dents. Zyrianova ne répondit pas, ne bougea pas. Les deux hommes se consultèrent silencieusement, l'un d'eux lança un coup d'œil vers la salle de bains, regarda son collègue, mais Stoltz revenait déjà. Zyrianova rabattit le drap sur elle, les miliciens se mirent au garde-à-vous, s'éloignèrent. Stoltz s'approcha du lit, je reviendrai bientôt, bonne nuit, laissa plusieurs billets sur la table de chevet, partit.

         Svetlana Zyrianova se dressa sur un coude, compta l'argent. Wolf Steiger sera satisfait, la somme devrait être réunie à la fin de la nuit. Toutefois, elle se leva, se prépara, descendit. Il restait encore quelques centaines de schillings à rassembler.

 

 


21/11/2013
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