Françoise NORE

Françoise NORE

Les mots-valises


Les mots-valises

Le mot-valise, qui est également appelé amalgame lexical, consiste généralement en un télescopage de deux mots qui présentent un élément phonique commun. Ce processus de création lexicale n’est pas un phénomène contemporain : l’œuvre de Rabelais contient de nombreux mots-valises, forgés par l’écrivain, et d’autres mots courants ont également été formés à l’aide de ce processus, au fil des siècles.

 

Cette étude présentera d’abord quelques rappels terminologiques. Il sera ensuite procédé à l’examen des théories de certains linguistes relativement à l’amalgamation lexicale. Ensuite, nous proposerons notre propre typologie de ce mode de création lexicale, avant de nous pencher sur l’importance de ce procédé dans la néologie.

 

 

Rappels terminologiques et définition du mot-valise

 

La création d’un mot-valise se fait à l’aide de certaines manipulations sur les mots, dont nous rappelons les définitions :

 

–    l’haplologie : lorsque les deux mots qui forment un mot-valise ont un segment phonologique commun[1], ce segment n’est pas répété : ainsi, information et automatique ont donné informatique avec la syllabe commune ma, mais non *informamatique. Ce phénomène de suppression d’une voyelle ou d’une syllabe commune s’appelle l’haplologie, et l’haplologie est obligatoire dans les mots-valises ;

 

–    l’apocope : il s’agit de la suppression d’une ou de plusieurs syllabes à la fin d’un mot ; seul le début du mot est conservé : prof est l’apocope de professeur. Dans le mot-valise franglais, le mot français a subi une apocope ;

 

–    l’aphérèse : c’est l’opération inverse de l’apocope ;  la ou les premières syllabes d’un mot sont supprimées : ricain est l’aphérèse de américain. Beaucoup moins utilisée dans le langage familier que l’apocope, l’aphérèse est largement employée dans les mots-valises : domotique (domicile + robotique) est construit avec l’apocope de domicile et l’aphérèse de robotique ;

 

–    la syncope : le mot-valise upérisation est construit avec ultra et pasteurisation, ce dernier ayant subi la syncope, c’est-à-dire la suppression, de plusieurs de ses éléments dans le mot-valise final.

 

Pour la plupart des linguistes, les mots-valises doivent répondre à trois contraintes pour pouvoir être intégrés  dans cette catégorie du lexique :

 

–    l’attraction homophonique : présence d’un segment phonétique identique ou proche : aliment + médicament = alicament ;

–    l’attraction sémantique : les deux composants du mot-valise appartiennent au même champ sémantique ou au même champ notionnel ;

–    la troncation au point de rencontre.

 

À partir de ces contraintes, les mots-valises se répartissent selon trois types :

 

–    le mot-valise type, qui répond à ces trois contraintes : information + automatique = informatique ;

 

–    le mot-valise intermédiaire, qui peut prendre plusieurs formes :

      *    absence d’attraction homophonique, mais attraction sémantique : prostituée + pute = prostipute « prostituée »[2] ;

      *    absence d’attraction homophonique et attraction sémantique faible : aristocrate + chieur = aristochieur ;

      *    attraction praxéologique : cinéma + ronfler = cinéronfler ;[3]

 

–    le mot-valise limite : l’attraction sémantique existe, mais l’attraction homophonique est absente. Parfois, la troncation concerne un seul graphème, qui peut être non prononcé, comme dans l’ancien slogan Je tabastoppe, dans lequel le c final de tabac constitue la seule troncation.

 

 

Différentes typologies

 

 

Typologie de Grésillon (1984)

 

La première étude d’importance dans le domaine des amalgames lexicaux est celle conduite par Grésillon (1984), qui reste une étude de référence. Selon Grésillon, la condition essentielle pour qu’un amalgame soit véritablement considéré comme un mot-valise est la présence d’un segment homophone commun. Quatre critères définitoires de l’amalgame sont proposés, qui aboutissent à quatre schémas de formation :

 

–    avec segment homophone : enfant + fantaisie = enfantaisie ;

–    avec troncation : infini + (in)verti : infiniverti ;

–    avec segment homophone et troncation : éphé(mère) + merde = éphémerde ;

–    avec enchâssement : enseignement + saigne = ensaignement.

 

Ces schémas sont intéressants car ils décrivent le phénomène de l’amalgamation lexicale d’un point de vue morphophonologique, mais, présentés succinctement, ils manquent de détails, notamment en ce qui concerne les combinaisons morphologiques possibles à l’œuvre dans un processus d’amalgamation. En outre, il est à noter que le corpus sur lequel l’auteur s’appuie est composé d’une soixantaine de mots allemands créés par le poète H. Heine, complété d’un autre corpus constitués de mots provenant de la presse, du commerce, de l’édition et de la publicité, ainsi que de mots forgés par l’auteur pour son étude et de mots relevés dans des dictionnaires fantaisistes[4].

 

 

Typologie de Clas (1987)

 

Postérieure à celle de Grésillon, l’étude de Clas est plus détaillée. L’auteur propose en effet six schémas de formation de mots-valise, plus un, que nous détaillons plus bas :

 

tableau 1.jpg

 

Clas enregistre aussi le type interpénétration parfaite, où la finale du premier mot-source est identique à l’initiale du second mot-source : bovidé + idéaliste = bovidéaliste. Dans le tableau ci-dessus, nous avons tramé ce type en gris, car l’exemple fourni par Clas est un mot forgé intentionnellement, relevé dans un dictionnaire fantaisiste. Or, nous pouvons aujourd’hui ajouter un mot-valise illustrant ce schéma, bien attesté et employé, qui valide ainsi ce septième type ; il s’agit du mot covidiot : covid + idiot.[5] Ainsi, le volet phonologique de l’étude de Clas reçoit une illustration, car les six premiers schémas s’attachent uniquement à étudier les aspects morphologiques du phénomène ; la description de Clas en est donc enrichie.

 

L’analyse phonologique est donc peu représentée dans cette étude ; en outre, le modèle de Clas traite sur un même plan des mots-valises comme franglais et robotique. Or, la finale -tique de robotique provient de informatique, et cette finale est à l’origine de la série comprenant notamment bureautique, télématique, productique, donnant ainsi naissance à un paradigme constructionnel relevant d’un type d’affixation (on notera qu’une finale du type de -tique est appelée fractomorphème)[6]. Pourtant, les mots-valises sont des lexèmes uniques, qui n’ont pas vocation à fournir des dérivés ni, donc, à être à l’origine de séries lexicales.

 

 

Typologie de Galisson (1987)

 

L’étude de Galisson est atypique, car elle s’appuie sur un corpus composé uniquement de mots-valises fantaisistes. Néanmoins, Galisson discrimine deux phénomènes à l’œuvre dans l’amalgamation, l’insertion et l’imbrication :

 

–    insertion sans changement graphique : mini + stère + ministère = ministère ;

–    insertion avec changement graphique du mot-source : mélancolie + colis = mélancolis ;

–    insertion avec altération du mot-source : néophyte + frite = néofrite ;

–    insertion avec substitution d’une partie du mot-source : mère + perfidie = merfidie ;

–    imbrication : ringard + gargariser = ringargariser.

 

Comme on peut le constater, l’aspect phonologique du phénomène est absent de cette typologie. Ces schémas sont utiles pour la description de nombreux mots-valises, mais le type ministère semble relever plus du jeu de mots que de l’amalgame lexical. Le fait que le corpus soit constitué uniquement de mots inventés pour la cause ne plaide pas en faveur de cette étude.

 

 

Typologie de Bat-El (1996)

 

L’étude approfondie de Bat-El établit une hiérarchie des contraintes afin de sélectionner le meilleur candidat à l’amalgamation de deux lexèmes lorsque plusieurs mots-valises sont possibles. L’auteur discrimine ce qu’elle appelle des contraintes non dominées, au nombre de quatre, hiérarchiquement supérieures aux trois contraintes dominées identifiées. Les contraintes non dominées ne sont pas hiérarchisées, elles priment simplement sur les contraintes dominées, qui, elles, connaissent une hiérarchisation. Les contraintes non dominées, qui sont donc les plus importantes, sont les suivantes :

 

–    la linéarité : la structure du mot-valise doit respecter celle des mots-sources : sondage + idolâtrie doit donner sondôlatrie et non *sondôtriela, dans lequel l’ordre des formants de idolâtrie n’est pas respecté. La métathèse est donc exclue. Toutefois, un certain nombre de mots-valises attestés emploient ce procédé : Agfa + Afghanistan donnent Agfanistan, dans lequel les consonnes f et g de Afghanistan font l’objet d’une métathèse ;

 

 

–    l’alignement des bords : le premier élément du premier mot-source et le dernier élément du second mot-source sont préservés, comme dans information + automatique = informatique. De ce fait, un mot à double aphérèse comme vinyl + coton = nylon ne peut être sélectionné comme meilleur candidat ;[7]

 

 

–    la contribution minimale : chaque mot-source doit fournir au moins une syllabe au mot-valise. Ainsi, trois + couple = trouple ne satisfait pas à cette contrainte, car trois est représenté uniquement par son attaque tr ;

 

 

–    la maximalité syllabique : chaque syllabe des deux mots-sources doit avoir un correspondant dans le mot-valise. Si l’un des deux mots-sources comporte par exemple quatre syllabes, le mot-valise doit également en afficher quatre. Ainsi, démocratie + dictature = démocrature répond favorablement à cette contrainte, car démocrature comprend le même nombre de syllabes que démocratie, le plus long des deux mots-sources.

 

Les contraintes dominées, pour leur part, sont les suivantes :

 

–    la contrainte de segment identique : un mot-valise doit avoir au moins une consonne avec un correspondant dans l’un des deux mots-sources. Cette contrainte est assez difficile à tenir en français, où, même si l’on peut citer le cas de rural + urbain = rurbain, ces exemples sont rares. Il conviendrait d’élargir cette contrainte aux voyelles, voire aux syllabes, et ne pas la limiter à une seule consonne ;

 

 

–    la contrainte de dépendance syllabique : toutes les syllabes du mot-valise doivent avoir un correspondant dans les mots-sources. Cette contrainte détermine le nombre maximal de syllabes dans le mot-valise, qui ne doit pas compter plus de syllabes que le plus long des deux mots-sources ;

 

 

–    la contrainte de contact syllabique : l’attaque d’une syllabe ne doit pas être d’une sonorité supérieure au dernier élément de la syllabe précédente.

 

 

Typologie de Fradin (2000)

 

Dans cette étude, Fradin propose des schémas phonologiques des mots-valises. Il s’agit de fournir des schémas de combinaison des mots-sources à partir d’un élément homophone commun. L’auteur a ainsi recensé huit types principaux de mots-valises, répartis dans trois familles, la famille A étant, selon lui, la plus représentée. Dans ces schémas, Σ matérialise le segment identique dans les deux mots-sources, représentés par les lettres A et B, les parties entre crochets étant les segments tronqués.

 

Famille A : le segment identique est situé sur le bord droit ou le bord gauche des mots-sources

 

–    type 1 : AΣ ΣB => AΣB : métrop<ole> politique = métropolitique

–    type 2 : AΣ BΣ => ABΣ : potir<on> marron = potimarron

–    type 3 : ΣA ΣB => ΣAB : un segment identique, noté ici Σ, serait à l’initiale des deux mots-sources. L’auteur n’a pas trouvé d’exemple attesté de ce type de formation. On pourrait proposer bourgeois + bohème = bobo, mais l’identicité ne concerne pas une syllabe entière, mais un troncat ;

 

Famille B : un des segments identiques se situe à  l’intérieur de l’un des mots-sources

 

–    type 4 : AΣ BΣB’ => AΣB’ : hippie <épi>démie = hippidémie

–    type 5 : AΣA’ ΣB => AΣB : céli<bataire> battante = célibattante

–    type 6 : AΣA’ BΣ => ABΣA’ : auto<mobil>iste + immobile = autoimmobiliste

–    type 7 : AΣA’ ΣB => AΣBA’ : <caf>éiné + Kafka = dékafkaïné

 

Famille C : les deux segments identiques se situent à l’intérieur des mots-sources

 

–    type 8 : AΣA’ BΣB’ => AΣB’ : Füh<rer pa>ranoïa = führanoïa

 

Famille D : il n’existe pas de segment identique

 

–    type 9a : épiderme + abrasion = épidermabrasion

–    type 9b : cin<éma> avortement = cinavortement

–    type 9c : saxo<phoniste sexa>génaire = saxogénaire

–    type 9d : encyclopédie + Spirou = encyclospiroupédie

–    type 9e : ravissant + joli = rajolivissant

 

On constate que cette catégorisation est détaillée, même si les termes utilisés pour illustrer chacun des schémas ne sont pas tous lexicalisés. En outre, on notera, par exemple, que épidermabrasion est supplanté dans l’usage par dermabrasion. Il reste que cette étude est la plus détaillée et qu’elle permet d’envisager une grammaire de l’amalgamation lexicale.

 

 

Typologie de Renner (2006)

 

Dans cette étude, Renner recherche ce qu’il appelle le « plus petit dénominateur commun » (PPDC), et donne sa définition du mot-valise : « l’amalgame est issu de l’assemblage d’au moins deux lexèmes, processus au cours duquel au moins un des lexèmes perd une partie de son signifiant » (Renner 2006:139). Ce PPDC étant cependant jugé insuffisant par certains chercheurs, Renner a ajouté des contraintes à sa définition de base :

 

–    Contrainte morphologique : la troncation interne. Pour Renner, cette contrainte « veut que le schéma de troncation corresponde à une apocope de la première base-source et/ou une aphérèse de la deuxième base-source ». Selon cette proposition, vinyl + coton = nylon ne donne pas un mot-valise, puisque vinyl, la première base-source, n’est pas apocopée, mais aphérésée.

 

–    Contrainte sémantique : la coordination. Il s’agit de voir si la relation entre les deux mots-sources est une relation du type « un X est à la fois un Y et un Z ». La formation alicament (X) = aliment (Y) + médicament (Z) répond à cette définition. De nombreux linguistes disent qu’il s’agit là d’un proper blend, par opposition aux blends du type motel (X) = motor (Y) + hotel (Z), où l’on ne peut pas dire qu’un motel est à la fois un moteur et un hôtel.

 

–    Contrainte morpho-phonologique : l’interpénétration. Certains linguistes exigent la présence d’au moins un segment commun aux signifiants des bases sources. Ce critère exclut donc des mots comme brunch (breakfast + lunch) ou caméscope (caméra + magnétoscope), contrairement à des mots comme motel, qui a un segment commun.[8]

 

Au vu de ces contraintes, il est possible de synthétiser la classification de Renner par le tableau suivant. On aura compris que cette classification dénote une approche prototypiste. On notera que les lignes 4 et 7 ne comportent pas de mots illustrant ces types de formation.

 

tableau 2.jpg

 

 

Typologie de Léturgie (2011b)

 

Pour sa part, Léturgie propose les caractéristiques suivantes afin de définir la structure prototypique d’amalgame lexical du français :

 

–    l’unité est formée par amalgamation de deux lexèmes ;

–    le lexème-source de gauche subit une apocope et le lexème-source de droite reste intact ;

–    un segment homophone est présent au point de jonction des bases-sources.

 

En confrontant des unités typiques à des amalgames moins typiques, il serait potentiellement possible d’observer des régularités, d’en déduire des règles de grammaire et de déterminer un prototype d’amalgame lexical. Les unités qui ne respectent pas l’ensemble de ces propriétés ne sont pas exclues de la catégorie des amalgames lexicaux, mais s’échelonnent sur un degré de typicité moindre.

 

 

Proposition pour une typologie des mots-valises

 

Pour notre part, nous considérons que l’aspect phonologique doit être pris en compte, contrairement à Class, qui ne le fait pas. Aussi proposons-nous la typologie suivante :

 

Les mots-valises prototypiques

 

–    Ils sont formés par amalgamation de deux lexèmes simples, à l’exclusion des affixes.

–    Ils contiennent un élément phonologique commun aux deux termes-sources, présent à la jonction de ces termes.

–    Ils affichent une relation sémantique forte entre le mot-valise et les deux termes-sources qui le composent : un alicament est à la fois un aliment et un médicament.

 

Le tableau suivant présente les différents types d’apocopes et d’aphérèses :

tableau 3.jpg

 

Nous attribuons donc autant d’importance au volet phonologique (un élément phonologique commun nous semble définitoire du mot-valise) qu’au volet sémantique (la relation sémantique entre le mot-valise et ses termes-sources doit être forte).

 

 

Les mots-valises non prototypiques[9]

 

–    Ils ne contiennent pas d’élément phonologique commun.

tableau 4.jpg

 

On notera que certains linguistes voient dans le type modem des acronymes syllabiques plutôt que des mots-valises, car ils ont le même sens que leurs mots-sources, la quantité des éléments conservés complique l’identification des mots-sources, et le mot obtenu n’a pas le même nombre de syllabes que le plus long des deux mots-sources (contrainte de maximalité).

 

 

Formations à la frontière du mot-valise

 

Certains mots sont généralement classés dans la catégorie des mots-valises, alors que, à notre avis, ils n’en font pas partie au sens strict. Ils semblent ressortir plutôt aux catégories présentées dans les lignes qui suivent.

 

 

Juxtaposition simple

 

La juxtaposition simple de deux mots se fait sans troncation, comme bidonville. Ce genre de mot relève plus de la catégorie des mots composés, même si la structure de bidonville déroge à la règle française de formation des mots composés, qui veut que le déterminé précède le déterminant : un item conforme à la syntaxe française aurait été *villebidon ou *ville-bidon.

 

 

Affixation par sécrétion

 

Pour Fradin, certaines formations lexicales, rangées dans la catégorie des mots-valises, ressortissent à ce qu’il nomme l'affixation par sécrétion : « l'affixation par sécrétion se distingue du mot-valisage par le fait que les expressions créées s'inscrivent dans un paradigme alors que ce n'est le cas des mots-valises. » (1997:106). Pour illustrer son propos, Fradin donne l’exemple de la série Irangate, contragate, etc., créée à partir de Watergate, dont l’élément final a été ressenti comme un suffixe ayant le sens de « scandale politique ». On notera que certains linguistes nomment fractomorphème ce type d’élément.

 

 

La composition cachée

 

Un autre mode de formation lexicale, dont les productions sont souvent considérées comme des mots-valises, consiste en ce que Fradin nomme la composition cachée (1997:106) : ce processus met en jeu des éléments qui peuvent être considérés comme des affixes, dans la mesure où ils permettent la création d’unités lexicales supplémentaires, donnant ainsi naissance à des séries :

 

–    l’élément télé-, qui avait déjà donné téléphone et télévision, est à l’origine des noms téléachat, téléconférence, télétravail ;

–    l’élément -tique, qui peut être considéré comme un pseudosuffixe, a fourni informatique, bureautique, éducatique, télématique, productique ;

–    l’élément -naute, présent dans la longue série astronaute, cosmonaute, spationaute, taïkonaute, internaute ;

–    l’élément -bus, à l’origine de autobus, omnibus, bibliobus ;

–    l’élément -iciel, présent dans logiciel, progiciel, didacticiel.

 

Les mots ressortissant à cette catégorie montrent qu’ils ne présentent pas ce qui est la caractéristique sine qua non du mot-valise, c’est-à-dire un élément phonologique commun. Donc, de notre point de vue, si l’on souhaitait les incorporer dans la catégorie des mots-valises, ils seraient considérés comme des mots-valises non prototypiques.

 

Fradin dénie à ces éléments l’appellation d’affixes : « Ces formations ne sont pas des cas d’affixation sécrétive (il n’y a pas d’abstraction) et doivent être analysées comme des compositions cachées : composition, parce que la portion de lexème conserve le sens du lexème modèle dont elle est issue […] ; cachée, parce ces éléments ressemblent à des suffixes bien qu’ils n’en soient pas ». Cela est étonnant, notamment pour télé-, auquel il semble difficile de refuser l’appellation de préfixe.

 

 

Affixation sécrétive ou composition cachée ?

 

Toutefois, la distinction que fait Fradin entre affixation sécrétive et composition cachée nous semble peu solide : « La répétition ne suffit pas à garantir qu’on a affaire à de l’affixation sécrétive. […] les sous-suites -ware, -tique, san- ne sont pas des affixes sécrétifs mais des sous-parties de lexèmes de plein droit, respectivement software ‘logiciel’, informatique et sanitarnyj ‘sanitaire’ ». Et Fradin ajoute : « Ils ne mettent pas en jeu la sécrétion en propre, non plus que l’abstraction puisque le sens de la sous-suite est identique à celui du lexème source. Ce point est confirmé par le fait que leur interprétation est la combinaison du sens de deux lexèmes sources, sur le modèle de ce qui se passe en composition exx. Eng fontware ‘logiciels pour les polices (de caractères)’, fra bureautique ‘techniques informatiques développées pour le travail de bureau’, rus santexnika ‘technique sanitaire’, etc. Pour cette raison, ces composés furent dénommés ‘composés cachés’ » (Fradin 2000:47). Il nous semble que ces « composés cachés » ne sont guère éloignés des unités formées par affixation sécrétive.

 

Mais Fradin insiste sur la différence des valeurs sémantiques entrant en jeu dans les deux types de formation : selon ce linguiste, il y a abstraction dans les mots créés par affixation sécrétive ; or, cette abstraction serait absente des mots créés par composition cachée : « les formes sécrétives sont issues de lexèmes modèles (considérés comme) simples (Watergate, perestroïka) ou dérivés (alcohohic) et non de mots-valises. Sémantiquement, l’affixation sécrétive se distingue des mots-valises par deux traits essentiels : (i) elle met en jeu une abstraction (au sens de la lambda abstraction) : ainsi, -(a)holic signifie-t-il ‘X tel que Y est dépendant de Z’ ; (ii) elle ne reprend pas l’intégralité des informations sémantiques présentes dans le lexème modèle. Ni l’un, ni l’autre ne se retrouvent dans les mots-valises. »

 

Cette restriction nous semble marginale, puisque, d’un strict point de vue morphologique, ces deux types de mots sont construits selon un même schéma :

 

–    affixation sécrétive : troncation de l’un des deux mots-sources :

           Iran + (Water)gate = Irangate

 

–    composition cachée : troncation de l’un des deux mots-sources :

           bureau + (informa)tique = bureautique

 

En outre, la contrainte d’abstraction, qui verrait une différence conceptuelle entre Irangate et bureautique, nous semble être subjective.

 

S’il est évident que les types Irangate et bureautique ne sont pas des mots-valises, car ils contiennent des éléments qui sont à l’origine de séries (-gate et -tique), phénomène absent des mots-valises, opérer une discrimination entre eux nous paraît peu judicieuse. Aussi préférerions-nous parler de pseudocomposition, pour les raisons suivantes :

 

–    la composition traditionnelle ne tronque pas les mots servant à produire de nouvelles unités lexicales ;

–    la notion d’abstraction est une valeur marginale et insuffisante pour opérer une discrimination entre les types Irangate et bureautique.

 

Pour résumer ce qui précède, nous proposons la classification suivante de ce que nous nommons pseudocomposition :

tableau 5.jpg

 

 

Conclusion

 

La plupart des linguistes s’accordent sur les traits définitoires essentiels des amalgames lexicaux, notamment en ce qui concerne leur morphologie et, dans une moindre mesure, dans la prise en compte de la composante sémantique. Le bilan qui vient d’être fait nous a semblé utile, au moins pour exclure du domaine des amalgames lexicaux certaines unités dont la forme ne satisfait pas aux contraintes que nous avons proposées. Par ailleurs, la formation d’amalgames lexicaux se fait souvent de façon spontanée ; une veille lexicologique est donc nécessaire, afin d’enregistrer de nouvelles formes émergeantes et d’affiner les typologies.

 

 

Bibliographie

 

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[1]  Ce segment commun est aussi appelé point nodal, car il fait office de nœud, assurant ainsi la jonction entre les deux mots,

 

[2]  Ce nom est dû à Frédéric Dard ; l’auteur l’utilisa dans plusieurs des romans policiers de la série des San Antonio.

 

[3]  Ces trois derniers exemples sont présents dans Bonhomme (2009:105).

 

[4]  Les dictionnaires fantaisistes sont ces ouvrages, familiers aux lecteurs depuis quelques décennies, qui proposent des mots-valises généralement imaginaires. Consulter, par exemple, Petit fictionnaire illustré : les mots qui manquent au dico, d’Alain Finkielkraut (1981).

 

[5]  Un débat a été lancé au sujet de la langue à l’origine de ce néologisme, de l’anglais ou du français, dans la mesure où il a la même forme dans les deux langues. Au demeurant, covidiot a été enregistré le 16 mars 2020 par le site Urban Dictionary. Le Wiktionnaire lui donne la définition suivante : « Personne qui adopte un comportement considéré comme irrationnel ou irresponsable dans le contexte de la pandémie de Covid-19 ».

 

[6]  Ce point est détaillé plus bas, dans la partie intitulée « Formations à la frontière du mot-valise ».

 

[7]  De nombreux linguistes, cités par Renner (2006) notamment, considèrent que ce schéma de troncation, proposé par Clas (1987) par exemple, ne produit pas des unités relevant de l’amalgamation lexicale.

 

[8]  Le segment ot commun à motor et à hotel est dit ambimorphémique.

 

[9]  Ce mode de formation lexicale n’est pas un phénomène récent : ainsi, savate et le nom d’ancien français bot « chaussure » ont donné sabot, attesté en 1512. On peut encore citer écrabouiller, né de la fusion entre esboillier « étriper » (XIIe siècle) et écraser. Plus récemment, au XIXe siècle, chambouler (1807) a été créé à partir de bouler « faire rouler » (1390) et de chanceler. Il en va de même pour valser, qui s’est uni à dinguer « s’effondrer » (1833) pour donner valdinguer (1894).


28/06/2020
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