Françoise NORE

Françoise NORE

Écriture et langage inclusifs


Écriture et langage inclusifs

          Tout comme la féminisation, le langage dit épicène, inclusif ou neutre et l’écriture inclusive visent à combattre ce qui est jugé discriminant et sexiste dans la langue française et à promouvoir une façon de parler épurée de tout relent misogyne ; selon les tenants de cette nouvelle façon de s’exprimer, le français, en raison notamment de certaines de ses règles, influencerait les mentalités[1],et favoriserait les comportements machistes.

 

          Pour juger sainement de cette question, il convient de prendre en compte quelques éléments de linguistique historique. Le latin, langue-mère du français, connaissait trois genres grammaticaux : le masculin, le féminin et le neutre. Dès le latin vulgaire, c’est-à-dire vers le IIe siècle, le genre neutre, déjà en sérieux recul, fut absorbé par le masculin. Il resta alors deux genres grammaticaux dans l’ancien français naissant, le masculin et le féminin. Il n’est donc pas abusif, lorsque des mots des deux genres sont employés dans un même syntagme, de considérer que l’accord dit au masculin correspond en réalité à un neutre, puisque, à date ancienne, le masculin et le neutre latins avaient fusionné pour produire des formes de déclinaison identiques. Pourtant, cette présence du neutre en français ne convainc pas certains locuteurs francophones, qui considèrent qu’une phrase comme Ils sont venus est exclusive, car des personnes des deux sexes peuvent être concernées ; selon leur analyse, le pronom ils n’est pas un neutre, il est strictement masculin et dissimule une éventuelle présence féminine.

 

 

Langage épicène, langue manipulée

 

          Cette remise en cause des règles de grammaire s’accompagne de la promotion d’un lexique particulier : il conviendrait d’employer un vocabulaire qui, non seulement n’occulte pas la présence de femmes dans un énoncé, mais se montre, de plus, favorable aux personnes dites de genre non binaire, c’est-à-dire aux personnes non cisgenres, celles qui ne se considèrent ni hommes ni femmes, selon la distinction traditionnelle. C’est ainsi qu’a pu naître l’idée d’un langage épicène qui vise à effacer toute référence au sexe de la ou des personnes dont on parle.

 

          Les adversaires de l’usage courant du français promeuvent donc aujourd’hui de nouvelles façons de s’exprimer. À côté de la féminisation et du bannissement de certaines expressions[2] sont ainsi créées différentes formulations, censées favoriser ce langage épicène ou neutre. La raison d’être de ces innovations est la suivante : comme cela vient d’être dit, il convient de n’exclure personne en raison de son sexe, mais ce n’est pas le seul aspect qui est pris en considération ; l’âge, l’origine ethnique, l’orientation sexuelle ou un éventuel particularisme physique ne doivent pas apparaître dans des formulations jugées discriminantes. Le langage usuel est donc exclusif : par exemple, le syntagme les malvoyants est exclusif, car il réduit les personnes en question au seul fait d’être malvoyantes ; il conviendrait de dire les personnes malvoyantes, tournure dans laquelle l’adjectif indique une caractéristique parmi d’autres de ces personnes, qui ne sont donc pas désignées par un nom les enfermant dans leur infirmité.

 

          Les processus inventés pour combattre le sexisme reproché à la langue française sont les suivants :

 

  • la préférence donnée à des mots épicènes : un nom comme secrétaire est favorisé, car sa forme n’indique pas de genre grammatical, contrairement à salariés, forme de masculin employée pour désigner un groupe comprenant peut-être des personnes des deux sexes. De la même façon, on préférera élèves du lycée à lycéens, substantif masculin, donc exclusif ;

 

  •  le recours à la néologie : il est des auteurs, généralement des femmes, qui créent des mots dont la forme ne peut permettre de déterminer le sexe de la personne dont on parle. Ainsi a pu naître le nom autaire « auteur homme ou femme », attesté sur le blog d’une personne qui se dit elle-même autaire et traductaire ;

 

  •  l’utilisation concomitante des deux genres grammaticaux dans un même syntagme : les étudiantes et les étudiants. De la même façon, au lieu de dire Ils arrivent tôt, il conviendrait de dire Elles et ils arrivent tôt.

 

          Aussi séduisantes que ces propositions peuvent paraître, elles se heurtent à divers écueils :

 

  • si le nom secrétaire évite d’employer un substantif masculin comme assistant ou collaborateur, il ne peut être utilisé sans article, sauf lorsque, à la suite du nom d’une personne, il joue le rôle de titre ; l’article indique alors le sexe, qui ne peut être effacé. Par ailleurs, tous les noms masculins ne peuvent être remplacés par un nom épicène : élèves du lycée peut commuter avec lycéens, mais on ne peut substituer élèves de l’université à étudiants, car élève ne s’emploie pas pour le troisième cycle. En outre, la locution élèves du lycée ne paraît guère naturelle, en raison de l’existence même de lycéens, plus court et plus usuel. L’emploi de noms épicènes rencontre donc des limites, que l’on ne peut contourner ;

 

  • la formation de néologismes répond à un besoin lexical précis et bien circonscrit : un néologisme est acceptable et accepté lorsqu’il remplit une case sémantique vide. Or, auteur (et son féminin autrice, ancien en français et réactivé depuis peu) et traducteur (ou traductrice) existent en français. De ce fait, la création des formes autaire et traductaire, si elle satisfait le souhait de certains d’avoir des noms épicènes à disposition, ne répond pas à un besoin de la langue. Ce sont donc des néologismes abusifs ;

 

  • enfin, à côté des remarques purement linguistiques, les questions d’ordre pragmatique ne peuvent être éludées : une tournure comme les étudiantes et les étudiants alourdit considérablement un texte, et la brièveté de la formulation les étudiants est préférable. Par ailleurs, une phrase comme Elles et ils arrivent tôt est inacceptable d’un point de vue grammatical ; lorsque deux pronoms de troisième personne sont sujets, le pronom masculin doit prendre sa forme de complément d’objet indirect, et l’on doit dire Lui et elle arrivent tôt ou Eux et elles arrivent tôt. Au demeurant, il semble plus naturel de dire, tout simplement, Ils arrivent tôt.

 

 

Écriture inclusive, écriture illisible

 

          À côté du langage épicène, qui vise à n’exclure personne d’un énoncé en raison de son sexe, l’écriture inclusive s’attache particulièrement à indiquer la présence potentielle ou effective d’une personne de sexe féminin dans un syntagme. Pour ce faire, plusieurs codes graphiques sont proposés, notamment en ce qui concerne les noms dont le féminin s’obtient par le seul ajout d’un e ou par le doublement de la dernière consonne et l’ajout d’un e :

 

  • l’emploi de parenthèses : un(e) musicien(ne) ;

 

  • l’utilisation d’une barre oblique : un/e musicien/ne ;

 

  • le recours à des majuscules : unE musicienNE ;

 

  • l’usage du trait d’union : un-e musicien-ne ;

 

  • le point médian : un.e musicien.ne.

 

          Si, de prime abord, ces suggestions peuvent sembler faciles d’utilisation, elles soulèvent en réalité plusieurs problèmes, notamment lorsqu’il s’agit d’indiquer un pluriel :

 

  • s’il est permis d’écrire un(e) musicien(ne), les formes incluant un pluriel possible comme le(la)(s) musicien(ne)(s) et un(e)(des) musicien(ne)(s) forment des attelages d’une longueur démesurée, qui alourdissent inutilement un texte et rendent la compréhension malaisée ;

 

  • il en va de même pour la barre oblique ; outre le fait que l’on peut y voir une séparation symbolique entre les hommes et les femmes, la mise au pluriel est difficile, puisqu’elle aboutit à un syntagme comme un/e/des musiciens/ne/s, également trop long ;

 

  • le mélange de minuscules et de majuscules contrevient aux règles typographiques du français, qui refuse l’emploi de majuscules à l’intérieur ou à la fin d’un mot ;

 

  • le trait d’union pose lui aussi de redoutables problèmes de lisibilité, car la forme du pluriel donnerait, par exemple, la séquence suivante : un-e-des musicien-ne-s ;

 

  • enfin, le point médian n’offre pas non plus de solution satisfaisante, car l’emploi concomitant du singulier et du pluriel produirait un syntagme comme un.e musicien.ne ou des musicien.ne.s.

 

          Comme cela vient d’être démontré, l’emploi de ces conventions pour indiquer à la fois un référent masculin et un référent féminin se heurte à des difficultés lors du passage au pluriel, et, à plus forte raison, lorsqu’un texte doit évoquer la possibilité simultanée d’un ou de plusieurs référents, comme dans le dernier exemple ci-dessus. Et la longueur de ces séquences ne plaide pas en faveur de leur adoption.

 

          En outre, ces obstacles sont accentués lorsqu’il s’agit de féminiser des noms qui ne forment pas leur féminin par l’ajout d’un -e ou par le doublement de la consonne finale, mais par la modification de leur suffixe, ce qui aboutit à des formes comme ambassadeur.rice.s ou chanteur/euse/s. Naturellement, on évitera aussi, comme cela est pourtant préconisé ici ou là, de créer des monstres lexicaux qui mélangent les deux genres, tel agriculteurice(s), présent dans quelques pages internet.

 

 

Refuser les diktats militants

 

          Comme nous l’avons vu, ce militantisme ostentatoire refuse de prendre en compte la linguistique historique et les explications logiques qui lui sont opposées, notamment au sujet des pronoms neutres. Face à ce parti-pris qui ne s’appuie sur aucune réflexion linguistique, le simple bon sens ne peut que rejeter ce qui ressemble fort à des amusements de salon, ces artifices contraires aux règles et lourds, comme nous l’avons démontré, mais également inemployables à l’oral. Il convient donc de raison garder et de ne pas faire de procès au français, car une langue n’est pas un ennemi, bien au contraire ; même imparfaite, elle reste le meilleur outil pour communiquer.

 

 



[1]  En cela, ce sont des partisans de l’hypothèse de Sapir-Whorf, selon laquelle notre perception du monde dépendrait du langage que nous utilisons.

 

[2]  La locution droits humains est préférée à droits de l’Homme car elle n’est pas sexuée, puisqu’elle n’emploie pas le nom homme. Or, outre le fait que droits humains est un calque de l’anglais human rights, droits humains trahit une profonde méconnaissance du français : lorsqu’il s’écrit avec un h majuscule, Homme ne signifie pas « personne de sexe masculin », mais « être humain en général ».


03/01/2021
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