Les faux anglicismes
Les faux anglicismes
Introduction
Un faux anglicisme est un mot élaboré en français à partir d'au moins un mot anglais ; ce mot n’existe pas dans la langue anglaise avec le sens ou la forme, voire les deux, que le français lui donne. Les faux anglicismes peuvent être formés de différentes façons :
- affectation d’un nouveau sens à un mot anglais, sans changement de catégorie grammaticale : warning « avertissement » devient warnings « feux de détresse » en français ;
- troncation d’un mot anglais composé ; le résultat de cette troncation se voit attribuer à tort le sens du mot complet d’origine : goalkeeper « gardien de but » devient goal « id. », alors que goal seul signifie « but » ;[1]
- création à partir de deux mots anglais : rugby et man ont donné rugbyman « joueur de rugby », alors que joueur de rugby se dit rugby player en anglais[2] ;
- modification formelle d’un mot anglais, sans changement de sens : handshake est devenu shake-hand ;
- modes de formation divers : antonomase, ajout d’éléments grammaticaux anglais ou français, changement de catégorie grammaticale.
Le français crée également de très nombreux faux anglicismes à l’aide du suffixe -ing ; ces mots suivent la plupart des schémas de formation énumérés ci-dessus. Un paragraphe particulier leur est consacré dans les lignes qui suivent, en raison de leur importance numérique.
Présentation du corpus
Nous avons établi un corpus de 76 mots, qui se répartissent selon les catégories suivantes :
a. nouveau sens attribué à un mot existant, maintien de la catégorie grammaticale : 13 ;
b. troncation de mots anglais : 13 ;
c. création à partir de deux mots anglais : 7 ;
d. modification formelle d’un mot anglais : 2 ;
e. modes de formation divers : 6 ;
f. création à l’aide du suffixe -ing : 35.
Si l’on additionne les mots relevant des catégories c et f, qui font toutes deux appel à la création, on obtient un total de 42 mots, c’est-à-dire environ 55 % du total. Si l’on ajoute les mots ressortissant à la catégorie e, cela donne un total de 48 mots, soit 63 % de l’ensemble. Le faux anglicisme apparaît donc comme un processus dynamique, puisqu’il crée plus qu’il ne modifie, indépendamment de la valeur intrinsèque des nouvelles unités lexicales obtenues ainsi.
Histoire des faux anglicismes
Il semble que le faux anglicisme le plus ancien soit ferry, abréviation de car ferry, attesté en 1782 ; ensuite, très rapidement, ferry fut modifié en ferry-boat (1785). On observe donc un double mouvement pour ce mot : tout d’abord une troncation, allant de car ferry à ferry, puis la création d’un dérivé par l’ajout d’un autre mot anglais ; ainsi, l’anglais car ferry devint ferry-boat. Cela étant, il semble que la forme simple ferry soit de nos jours la plus fréquente.
Si les faux anglicismes demeurent peu fréquents durant les XVIIIe et XIXe siècles, leur importance numérique grandira durant le XXe siècle. Cela peut notamment s’expliquer par la diffusion de la culture et des modes de vie anglo-saxons, ce que l’on appelait naguère l’American way of life : le français a beaucoup emprunté à l’anglais et lui emprunte encore beaucoup, mais il peut aussi se montrer particulièrement créatif, en forgeant des unités lexicales à consonance anglaise mais inconnues des anglophones natifs.
Nouveau sens, avec maintien de la catégorie grammaticale
L’un des modes de formation des faux anglicismes consiste en l’attribution, sans changement de catégorie grammaticale, d’un nouveau sens à un mot anglais existant. Ainsi, alors que open space signifie « espace ouvert, terrain », voire « jardin public » en anglais, le français utilise ce syntagme pour désigner un bureau sans cloisons.
L’exemple de book « dossier d’un artiste ou d’un mannequin » est une autre illustration de ce mode de formation. Si, en anglais, book ne signifie guère que « livre », le français a attribué à ce nom le sens bien particulier noté ici.[3]
Le nom anglais clip signifie « pince ». Il a certes, aussi, un sens en rapport avec l’audiovisuel, celui de « segment, extrait », mais il n’a pas la signification de « film promotionnel d’une chanson » que lui donne le français : là où nous disons clip, l’anglais utilise music video.
Nous donnons ci-dessous quelques-uns des faux anglicismes de cette catégorie.
Faux anglicisme Mots anglais et anglo-américains
baskets (chaussures) UK : trainers ; US : sneakers
book portfolio
box (informatique) router
break (voiture) UK : estate car ; US : station wagon
caddie « chariot de golf » UK : golf trolley ; US : golfcart
clip music video
flipper pinball « jeu de flipper » ; pinball machine « appareil »
open space open plan office
people celebrities ; stars
pick up « électrophone » turntable
set (de table) placemat
speaker announcer[5]
Troncation de mots anglais
De très nombreux faux anglicismes procèdent de la troncation d’un mot composé ou d’un syntagme. Ce processus a pour conséquence l’emploi de mots anglais avec un sens différent du leur. Ainsi, goalkeeper « gardien de but » a été tronqué en français pour donner le nom goal. Si ce dernier a d’abord été utilisé avec sa signification attendue de « but » (1882), il fut ensuite employé pour dire « gardien de but » (1924).
L’emploi contemporain du nom drive « (service de) retrait d’une commande faite en ligne » est un autre exemple d’une troncation de syntagme conduisant à l’utilisation d’un nom anglais avec un sens qui ne lui appartient pas, car drive, abréviation de drive-through, mot composé utilisé en anglais pour signifier « retrait d’une commande », n’a pas la signification que le français lui donne dans ce cas précis ; il a plusieurs sens, notamment ceux de « route, trajet », « convoi », ainsi que « lecteur » dans le domaine informatique.
Le cas de self (1961) peut aussi être cité. Il s’agit de l’abréviation de self service (1949), lui-même provenant de self service restaurant. Pour mémoire, on rappellera que self signifie « soi-même ». Ces quelques exemples montrent que la troncation produit des mots simples qui captent par erreur ou par méconnaissance la signification du nom composé ou du syntagme d’origine.
D’un point de vue formel, il n’existe pas de règle en la matière : le français peut aussi bien conserver le premier élément du mot composé ou du syntagme (tennis pour tennis shoes) que le second (scooter pour motor scooter).
Faux anglicisme Mots anglais et anglo-américains
chips US : potato chips[6]
drive drive-through
ferry, ferry-boat car ferry
goal goalkeeper
off offstage, offscreen
pick-up « véhicule » pickup truck
puzzle jigsaw puzzle
scooter motor scooter
self self service restaurant
side-car sidecar motorbike
string G-string
tennis (chaussures) tennis shoes
waters toilets, water closets
Création à partir de deux mots anglais
La néologie en matière de faux anglicismes a également recours à la composition à l’aide de deux mots anglais. Ainsi, l’addition de record et de man a donné recordman (1883), là où l’anglais dit record holder. Le nom man « homme » est, d’ailleurs, particulièrement utilisé dans le domaine des sports, car on relève aussi tennisman (1903, pour tennis player) et rugbyman (1909, pour rugby player).
Il semble au demeurant que le monde du sport et des activités physiques en général fournisse de nombreux faux anglicismes formés selon ce procédé. Le français parle ainsi de camping car (1974), quand les anglophones natifs utilisent motor home, camper van ou simplement camper. Citons également baby-foot (1951), nommé table football en anglais et table soccer en anglo-américain.
Faux anglicisme Mots anglais et anglo-américains
baby-foot UK : table football ; US : table soccer
ball-trap UK : clay-pigeon shooting ; US : skeet shooting
camping-car motor home, camper van, camper
punching-ball punching-bag
recordman record holder
rugbyman rugby player
tennisman tennis player
Modification formelle d’un mot anglais
Il existe quelques rares cas où la formation du faux anglicisme consiste en la simple inversion des deux éléments d’un nom composé. C’est le cas de shake-hand (1785), là où l’anglais dit handshake, et de talkie-walkie (1949), quand l’usage anglophone parle de walkie-talkie. Il conviendrait de définir les raisons pour lesquelles ces noms ont vu leurs composants s’inverser.
Modes de formation divers
Certains faux anglicismes relèvent de modes de formation divers :
- baba cool « hippie » est formé à l’aide du nom hindi bābā, qui signifie « papa », et de l’adjectif cool « tranquille, calme ». Or, le respect de la syntaxe anglaise voudrait que l’on dît cool baba. Notons que les anglophones natifs utilisent simplement hippie ;
- carter « pièce de moteur » (1891) est une antonomase, l’inventeur de cette pièce se nommant J. Harrison Carter. Les Anglo-Saxons emploient le nom casing ;
- changement de catégorie grammaticale : le nom anglais gore « sang », « carnage » est utilisé comme adjectif, notamment dans le syntagme film gore « film d’horreur » ;
- pin’s « épinglette » (1989) est une troncation du syntagme lapel pin, de même sens, enrichie d’une sur-anglicisation, à l’aide de l’apostrophe et du s normalement utilisés pour marquer le génitif,. Il est curieux que le français ait choisi d’employer cette marque grammaticale, car elle n’est pas justifiée ; peut-être faut-il y voir le souci d’éviter une confusion à l’écrit avec le nom français pin « arbre » ;
- playback « interprétation mimée d'un son enregistré au préalable » (définition de Larousse), attesté en français en 1930, est certes formellement identique à l’anglo-américain playback, mais celui-ci nomme le fait de rejouer un enregistrement. Pour nommer le fait de mimer les paroles d’une chanson, l’anglais utilise lip-sync (littéralement « synchronisation labiale ») ;
- enfin, strip-teaseuse (1955) est un dérivé de strip-tease (graphie française pour striptease). On notera que l’anglais utilise stripper pour nommer l’artiste pratiquant l’effeuillage.
Faux anglicismes formés avec -ing
Dès les premières décennies du XVIIIe siècle, les mots anglais contenant le suffixe -ing entrent dans le lexique français. Le premier d’entre eux est le nom meeting, attesté en 1733 sous la forme mitine, avec le sens de « réunion des fidèles d’une secte religieuse »[7]. Peu après, en 1764, ce nom est dorénavant présent sous la forme meeting, dans le Dictionnaire philosophique de Voltaire, avec la même signification, puis il prit ultérieurement les sens suivants : « réunion publique » (1786), « rencontre sportive » (1845) et « démonstration aérienne » (1909).
On constate donc que l’introduction de mots avec ce suffixe n’est pas récente. Les mots formés avec -ing entrent donc en français, mais sous deux formes :
- celle de vrais anglicismes : meeting, comme il vient d’être dit, puis curling (1792), training « entraînement de sport » (1854), skating (1876) ;
- celle de faux anglicismes : smoking « vêtement masculin » (1888), footing (1895).
Dès la fin du XIXe siècle, les faux anglicismes formés par suffixation avec -ing font donc leur apparition en français. Le plus ancien semble être smoking, comme indiqué ci-dessus. Mais c’est le XXe siècle qui verra une créativité massive de faux anglicismes à l’aide de ce suffixe. Ces mots se répartissent selon les principales catégories examinées plus haut pour les autres types d’anglicismes :
Troncation du mot composé ou du syntagme anglais
bowling (salle de jeu) (1908, pour bowling alley)
dressing (1972, pour dressing room)
jumping (1901, pour show jumping)
karting « activité » (1960, pour go-karting)
lifting (1955, pour face lifting)
travelling « façon de filmer » (1930, pour travelling camera)
Modification de la forme du mot anglais
camping (lieu) (1905, pour campsite)
cocooning (1988, de cocoon « cocon »)
dancing (1920, pour dance club)
fooding « cuisine ludique » (de food « alimentation »)
looping (1903, pour loop-the-loop)
mailing (1970, pour mailshot)
parking (1926, pour car park [UK] et parking lot ou parking space [US])
peeling « exfoliation » (1935, pour peel)
pressing (terme de sport) (1950, pour pressure)
shampoing (1877, pour shampoo)[8]
shooting « séance photo » (pour photo shoot)
Mots sans rapport formel avec l’équivalent sémantique anglais
brushing « type de coiffure » (1966, pour blow drying)
footing « course » (1895, pour jogging)
forcing (terme de sport) (1916, pour pressure)
jogging « vêtement de course » (1974, pour tracksuit)
living « meuble de salon » (pour dresser)
planning « programme de travail ou d’activités » (1927, pour schedule)
pressing « teinturerie » (1934, pour dry cleaner’s)
relooking (pour makeover, restyle ou restyling)
smoking « vêtement masculin de soirée » (1888, pour dinner jacket [UK] ou tuxedo [US])
standing (de ~) (1952, pour luxury « luxueux »)
standing « statut social » (1928, pour status)
training « vêtement de sport » (1956, pour tracksuit)
warnings « feux de détresse » (pour hazard lights)
zapping « florilège d’extraits d’émissions » (1987, pour highlights ou best moments)
Modes de création divers
- Modification de sens : teasing « fait d’attirer les spectateurs » (teasing « moqueries, taquineries »)
- Juxtaposition d’un élément latin et d’un élément anglais : aquaplaning ; aquastretching
- Création à partir d’un mot anglais existant : homejacking, formé sur le modèle de carjacking
De tout ce qui précède, on constate une prédilection pour les faux anglicismes contenant le suffixe -ing. Une explication plausible de cette préférence peut résider dans le fait que ce suffixe donne une couleur anglaise indéniable à tout mot le contenant. En outre, sa prononciation ne semble pas poser de difficulté particulière à un locuteur francophone, et il peut s’ajouter aisément à tout mot terminé par une consonne.
Des créations amusantes
Les modes de formation de faux anglicismes que sont l’attribution d’un nouveau sens à un mot existant, la troncation d’un mot composé ou d’un syntagme ainsi que la création de néologismes à partir de deux mots existants produisent parfois des unités lexicales dont la traduction peut s’avérer amusante.
Ainsi, baby-foot « football de table », justement nommé table football en anglais, signifie littéralement « pied de bébé ». La box utilisée pour recevoir les chaînes de télévision et la connexion à l’internet n’est jamais qu’une boîte. Le jeu de flipper, pinball en anglais, porte un nom qui peut sembler a priori curieux, car flipper, qui a pour sens propre « nageoire », désigne en anglais les leviers utilisés pour renvoyer la balle. Il s’agit certes là d’une métonymie, mais le résultat de ce choix peut produire un certain effet auprès d’un locuteur anglophone.
À cette catégorie ressortit également open space, employé pour désigner les bureaux sans cloisons[9], alors que le syntagme open space signifie en anglais « jardin public ». Enfin, le faux anglicisme people est incompréhensible des anglophones, car ceux-ci disent stars ou celebrities, people ayant simplement le sens de « gens ».
Conclusion
Les faux anglicismes suscitent souvent l’irritation des locuteurs francophones. Il n’est certes pas question, ici, d’encourager cette pratique, mais il convient, au-delà de la sanction normative ou identitaire, de voir dans ces modes de formation une certaine créativité lexicale : une anglomanie sans retenue se serait contentée d’employer les mots anglais régulier et de dire, par exemple, pressure pour forcing dans le domaine du sport, ce qui relèverait des anglicismes intégraux, catégorie déjà bien richement fournie en français. Mais la création de faux anglicismes semble relever d’une certaine volonté de personnalisation du phénomène de l’emprunt, qui n’apparaît plus dans sa seule passivité : en créant des mots anglais, le français s’approprie une partie de cette langue et donne à ces mots venus d’ailleurs une couleur qui leur est propre, même si le résultat est parfois plaisant.
[1] En 1882, goal était employé en français avec son sens régulier de « but ». C’est en 1924 qu’il est attesté avec le sens erroné de « gardien de but ».
[2] Littéralement, rugbyman signifie « homme du rugby ».
[3] Cet objet se nomme portfolio en anglais. On notera que le français, il y a quelques décennies, disait press book qui, lui, existe en anglais.
[4] Issu, par réduction au 1er élément verbal, de l'angl. catch(-)as(-) catch(-)can, littéralement « attrape comme tu peux », loc. qui caractérise le style de cette lutte.
[5] Speaker signifie « orateur », « président de séance ou d’assemblée » ou « locuteur ».
[6] Le nom anglais est crisps.
[7] C’était le sens que meeting avait en anglais à cette même époque.
[8] On notera que shampoing est le seul mot créé avec -ing qui ne rime pas avec les autres mots de cette catégorie.
[9] Les anglophones utilisent open-plan office pour désigner ce type de bureau.