Françoise NORE

Françoise NORE

Un reclus féru de chasse à courre


... et il a maille à partir avec ses proches.

–  Ton cousin qui est féru de chasse à courre viendra-t-il avec nous ?

–  Impossible, il est reclus chez lui car nous avons maille à partir.

 

 

Les locuteurs francophones utilisent couramment un certain nombre d'unités lexicales sans nécessairement en connaître l'origine ; c'est le cas de quelques-uns des mots présents dans le dialogue introductif de cet article, des mots dont nous allons identifier les ancêtres.

 

Normalement, tout le monde connaît l'adjectif féru, utilisé dans l'expression être féru de "être passionné par", mais son origine est moins familière. Or, il s'agit simplement du participe passé du vieux verbe férir "frapper", et le glissement sémantique qui va de "frapper" à "être passionné" s'explique aisément : quand on est féru de quelque chose, on en est passionné comme si l'on avait été frappé par l'objet en question.(1) Ce verbe férir n'est pas lui non pus inconnu car il s'agit du verbe présent dans l'expression bien connue sans coup férir, laquelle signifie littéralement "sans frapper de coup", c'est-à-dire "sans difficulté, sans avoir à lutter". Il est relevé pour la première dans un texte datant d'environ l'an 950, et l'expression sans coup férir date approximativement de l'an 1200. Mais férir n'a pas eu de chance : verbe du troisième groupe, il a rapidement été supplanté dans l'usage par son équivalent sémantique frapper, attesté en 1178 dans Le Roman de Renart, verbe du premier groupe, à la conjugaison donc facile et régulière. Férir a donc disparu du langage usuel mais a laissé deux descendants lexicalisés, un adjectif et une expression figée, ce qui n'est pas négligeable.

 

Cela étant, certains sont férus de chasse à courre tandis que d'autres, plus pacifistes, s'intéressent aux mots et se demandent, en l'occurrence, comment il faut comprendre ce mot qu'est courre. Généralement, et de façon intuitive, on estime qu'il s'agit là d'un nom, tant les syntagmes de forme [Nom à Nom] sont fréquents en français, comme verre à pied. Or, il n'en est rien, car courre est un verbe. Et l'explication est simple : courre, attesté vers 1050, est la première forme de courir, qui, lui, est apparu vers 1100 et a supplanté courre à partir du XIIIe siècle. Doit-on donc comprendre chasse à courre comme signifiant "chasse à courir" ? Cela n'a guère de chance, et pour cause : à l'origine, le verbe courre signifiait "poursuivre une bête" avant de prendre le sens que nous lui connaissons aujourd'hui. La chasse à courre est donc la "chasse qui consiste à poursuivre un animal". Pour comprendre cette expression, il faut oublier la signification contemporaine de courir.

 

L'identification des étymons n'est toutefois pas toujours autant malaisée. Reclus est assez transparent ; il s'agit du participe passé adjectivé du verbe reclure, verbe d'origine latine et très ancien dans la langue puisqu'on le relève pour la première fois vers l'an 950 ; il signifiait alors "renfermer quelqu'un dans une cellule étroite et rigoureuse". Si on l'identifie sans difficulté, on notera toutefois qu'il a été rapidement supplanté par enfermer, attesté vers 1170, de sens identique. Une fois de plus, tout comme pour férir, un verbe du premier groupe a pris le pas sur un verbe du troisième groupe, et cela fut d'autant plus facile que la conjugaison de reclure est particulièrement délicate à manier.

 

 

La tricoteuse n'a maille à partir avec personne

 

L'identification de reclus n'est donc pas des plus complexes, mais il n'en va pas de même de l'expression qui conclut le dialogue d'ouverture de cet article. Nous avons vu, avec courre, que l'on peut se tromper sur la nature d'un mot. Mais on peut aussi mal interpréter une signification. C'est ce qu'il se passe d'ordinaire avec l'expression maille à partir, dans laquelle on considère que maille signifie "boucle d'un fil de textile" et que partir a le sens de "s'en aller". Toutefois, en mariant les sens de ces deux mots, l'expression devient de facto incompréhensible, d'autant plus que partir est un verbe intransitif. Et c'est alors que l'on découvre que maille et partir n'ont pas toujours eu les sens que nous leur connaissons aujourd'hui. En effet, en ancien français, maille désignait une monnaie de très faible valeur ; ce nom est attesté avec ce sens vers 1130. Et les expressions comprenant maille "monnaie de très faible valeur" étaient nombreuses à date ancienne : ne pas valeir maaille "ne rien valoir" (vers 1135), sans sou ni maille "sans argent", n'avoir ni sou ni maille "n'avoir aucun argent" (1736).

 

Maille dans la locution figée avoir maille à partir est donc identifié. En ce qui concerne partir, il faut remonter à son étymon, le verbe latin partire "diviser, partager", qui fut construit sur le nom pars, partis "part, partie" et qui est à l'origine du verbe français partir. La première signification de partir fut donc, à l'instar du sens latin, "diviser, partager" ; on trouve une première attestation de partir avec le sens de "diviser, partager en plusieurs parties" vers la fin du Xe siècle. Ensuite, vers 1140, on rencontre partir avec le sens de "s'en aller". Cela ne doit pas étonner si l'on pense métaphoriquement : partir, c'est opérer une séparation, notion contenue dans l'idée de diviser. Toutefois, avec le temps, on oublia que "s'en aller" était une transposition figurée de "diviser, partager", et il devint difficile d'utiliser deux verbes de forme identique avec des sens très différents. C'est pourquoi partir "diviser, distribuer" fut remplacé par partager ou séparer, voire répartir, selon le contexte, et que la forme partir fut exclusivement employée avec le sens de "s'en aller".  De ce fait, avoir maille à partir avec quelqu'un signifie "avoir une piécette à partager avec quelqu'un", donc "se battre pour peu de chose".

 

En conclusion, on notera que la première forme de cette expression était avoir maille à départir, forme attestée en 1616. Elle devint ensuite avoir maille à partir, et on la rencontre ainsi sous la plume de Molière en 1655, dans la pièce L'Étourdi ou les Contretemps.

 

 

 

 

(1) L'image du choc employée pour traduire métaphoriquement l'idée d'une émotion ou d'un penchant puissants n'est pas circonscrite au seul adjectif féru. Pensons par exemple au coup de foudre, aux expressions être choqué par quelque chose "être bouleversé" ou être mordu de quelque chose.La souffrance et la passion sont souvent liées dans les langues. Rappelons que passion vient du latin passio, formé sur le verbe pati "souffrir" (la Passion du Christ est sa souffrance). On notera d'ailleurs que les premières utilisations du français passion étaient entachées de connotations péjoratives : éprouver une passion, au Moyen Âge, équivalait presque à commettre un péché. Et, dans plusieurs langues, on observe une remarquable persistance de l'union de ces deux notions ; ainsi, en allemand, Leidenschaft "passion" est construit sur le verbe leiden "souffrir".

 

 

 

 

 

 


05/01/2014
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