Françoise NORE

Françoise NORE

Rapprochements étymologiques erronés


Rapprochements étymologiques erronés

Généralement, deux mots proches dans leur forme et appartenant au même champ notionnel ont un étymon commun ; ainsi, chanson et chant proviennent tous deux, en dernière ligne, du verbe latin canere « chanter ». Mais il existe des couples de mots qui, en dépit de leur ressemblance formelle et de leur proximité sémantique, ont en réalité des origines toutes différentes. Examinons donc ce que l’on peut désigner par l’appellation de fausses familles étymologiques.

 

 

Échec et échouer

 

Le nom échec remonte au nom persan shah « roi », qui parvint en Europe par l’intermédiaire de l’arabe, emprunteur du nom persan. Shah prit en ancien français diverses formes ; vers 1100, on rencontre la forme au pluriel eschecs, qui désigne le jeu bien connu. Vers 1165, la forme eschac est une interjection lancée par l’un des deux joueurs afin d’avertir son adversaire que son roi était menacé. À la même époque est attestée la graphie eschec ; ce nom a alors les significations de « jeu », « pièce du jeu d’échec » et « situation du roi ou de la reine menacés d’être pris ». En 1174, la forme eschés nomme les pièces du jeu. Enfin, vers 1223, le nom eschec prend le sens figuré d’« embarras, obstacle, insuccès ». Le c final d’échec est peut-être dû à un croisement de ce mot avec le nom d'ancien français eschec « butin », présent vers 1100 dans La Chanson de Roland, issu de l'ancien bas francique *skāk, de même sens.

Au vu du sens d’échec « insuccès », il était logique de le lier étymologiquement au verbe échouer, bien que ce dernier soit plus récent. En effet, échouer est attesté en 1559 sous la forme de participe passé adjectivé dans le syntagme galeres eschouees, au féminin pluriel. En 1573, échouer est enregistré dans un dictionnaire français-latin avec le sens de « toucher le fond et ne plus naviguer ». La signification figurée de « ne pas réussir une action entreprise » est enregistrée, pour sa part, en 1660. Or, bien qu’il soit entré tardivement dans le lexique français, échouer reste d’origine inconnue. Certains chercheurs proposèrent une filiation à partir du latin populaire *excautare, issu de cautes « rocher », ou encore une variante du verbe de bas latin exsucare « assécher », qui a donné essuyer mais, vu la date tardive d’apparition d’échouer, un étymon latin est extrêmement peu probable. La seule possibilité serait un changement à partir du verbe échoir « être dévolu, revenir à quelqu’un », attesté vers 1135, d’après l’ancienne prononciation /ešwęr/ ; mais cette explication suppose une nouvelle conjugaison avec une répartition des formes et des sens, difficile à admettre, pour les deux verbes. Ainsi, l’étymologie d’échouer reste en débat.

De ce qui précède, il apparaît clairement qu’échec et échouer n'ont pas d’étymon commun. Échec nous vient du persan shâh « roi ». Échouer, qui ne possédait au départ que le sens maritime de « faire échouage », est d'étymologie inconnue. Ces deux mots ne sont donc pas issus d’une racine commune.

 

 

Faute et fauteur

 

Le nom faute est très ancien en français puisqu’il est enregistré en 1174 avec le sens de « manquement, action de faillir à quelque chose ». En 1275, faute signifie « manque, privation ». Ce nom vient d’un nom de latin populaire, *fallita « manque, action de faillir », que l’on fait remonter au mot falsus, participe passé du verbe latin fallere « tromper ». En ce qui concerne le nom fauteur, présent en 1295 avec le sens de « qui favorise, qui excite », il s’agit d’un emprunt au nom de latin classique fautor « personne qui favorise quelqu’un ou quelque chose, défenseur, partisan ». Le nom fautor dérive lui-même du verbe latin favere « favoriser ». Aujourd’hui, fauteur est essentiellement utilisé dans l’expression fauteur de troubles. Au demeurant, et contrairement à ce que l’intuition laisserait supposer, faute et fauteur ne sont pas apparentés par l’étymologie.

 

 

Habiller et habit

 

Le verbe habiller est attesté, vers 1200, sous la forme pronominale conjuguée s’abille ; il avait alors pour sens « se préparer, s’apprêter ». S’abiller « se vêtir » est enregistré au début du XVe siècle. Sous sa forme simple, abiller eut plusieurs significations, dont celle de « préparer, équiper ». Habiller dérive du nom bille « tronc d’arbre » ; qui vient peut-être du nom gaulois *bilia, de même sens. Abiller signifiait donc « préparer une bille de bois », d’où, par glissement métaphorique, « équiper ». La graphie avec un h initial apparut durant le XVe siècle ; on la relève notamment dans le syntagme mal habillee, attesté en 1548.

La présence du h à l’initiale d’habiller s’explique probablement par un rapprochement avec le nom habit ; or, ce dernier est d’une autre origine. Le verbe latin habere « avoir » avait donné le nom habitus « mise, tenue vestimentaire ». En ancien français, habitus prit la forme abit, enregistrée en 1155 avec le sens de « vêtement de religieux ». Durant le premier quart du XIIIe siècle, c’est-à-dire entre 1200 et 1225, on rencontre la forme habit, signifiant « habillement », graphiée avec un h initial, qu’il est difficile d’expliquer. Au demeurant, habiller et habit ne partagent pas d’étymon commun, comme cela vient d’être montré et contrairement à ce que l’on pourrait spontanément penser.

 

 

Miniature et minimum

 

Le nom miniature entra en français en 1645 sous la graphie mignature et avec la signification de « portrait de très petites dimensions » ; ce nom est présent dans La Suite du Menteur de Corneille. Peu après, en 1653, la forme miniature est attestée, mais mignature perdurera encore quelque peu. Miniature est un emprunt à l’italien miniatura « figure de très petites dimensions, peinte de couleurs vives, servant à orner les livres, les parchemins, de petits objets d'ivoire, etc. » et « art de peindre cette sorte de figures ». Miniatura, enregistré avant 1342, dérive du verbe italien miniare « décorer avec des figures de petites dimensions », lui-même emprunté au verbe latin miniare « peindre en rouge, enduire de minium », qui provient du nom minium « vermillon » ; le nom minium « peinture antirouille » est d’ailleurs usuel en français. Les figures peintes de petites dimensions étaient donc de couleur rouge, ce qui explique leur nom en italien. On constate ainsi que miniature est sans rapport étymologique ni avec minimum, entré en français en 1705, dérivé de l’adjectif latin minimus « le plus petit », ni avec mini, abréviation de minimum. Le rapport perçu entre miniature et minimum vient du fait qu’une miniature est toujours un objet ou un ornement de petites dimensions.

 

 

Ouvrable et ouvrir

 

Le verbe ouvrir est enregistré en français, à la fin du Xe siècle, sous la forme obrir ; il a le sens contemporain de « déverrouiller ». Vers 1100, la graphie uvrir est attestée, et la forme d’imparfait ouvroit est présente dans un texte daté de la première moitié du XIIIe siècle. Ouvrir provient du verbe de latin populaire *operire « ouvrir », lui-même altération du verbe de latin classique aperire, de même signification. Contrairement à ce que laisse penser l’intuition, ouvrir n’est pas à l’origine de l’adjectif ouvrable, qui qualifie un jour travaillé. Enregistré vers 1170 dans la tournure jur uverable « jour où l’on peut travailler », qui sera graphiée jour ouvrable en 1260, ouvrable dérive du verbe ouvrer, attesté dès la fin du Xe siècle avec la signification d’« agir, opérer » et en 1175 avec celle de « travailler ». Ouvrer provient du latin classique operari « travailler, s’occuper », lui-même dérivé du nom opera « travail, activité ». Ce verbe, qui ne s’emploie plus guère, a été remplacé depuis le XVIIe siècle par travailler, notamment en raison de l’homophonie entre certaines formes conjuguées d’ouvrer et d’ouvrir.

 

 

Plante et plantureux

 

Le nom plante est enregistré en 1273 avec le sens de « plantation » puis, bien plus tard, en 1532, avec celui d’« exemplaire du règne végétal ». Le verbe planter, pour sa part, est attesté vers 1130 avec la signification de « fixer un végétal dans la terre ». Ce nom et ce verbe dérivent, après plusieurs formes intermédiaires, du verbe latin plantare « enfoncer de la terre ». L’adjectif plantureux « bien en chair » et « copieux » apparaît en français sous la forme plantëurose vers 1165 ; il a alors le sens de « fertile, riche, abondant ». À la fin du XIIe siècle, cet adjectif, avec la même signification, est enregistré sous la forme plentiveuse. Peu de temps après, vers 1210, l’expression planteurouse de « largement pourvu de » est présente dans la littérature. Cet adjectif est une altération de l’adjectif d’ancien français plentiveux, lui-même dérivé d’un autre adjectif disparu, plenteif « fertile, abondant », provenant du nom plentet « abondance, grande quantité ». Ce dernier nom est la francisation d’un nom latin enregistré durant le premier siècle de notre ère, plenitas « abondance, plénitude ». Il n’existe donc aucune relation étymologique entre les mots de la famille de planter et l’adjectif plantureux. Ce rapport supposé est probablement dû à l’expression familière une belle plante, qui désigne généralement une femme aux formes séduisantes.

 

 

Rasta et rastaquouère

 

Le mot rasta est l’abréviation de rastafari, qui désigne une secte jamaïcaine dont les membres croyaient que l’empereur d’Éthiopie Haïlé Sélassié (1892-1975) était Dieu et qu’il les ferait retourner en Afrique. Ras Tafari était le nom porté par Haïlé Sélassié de 1916 à 1930, date de son accession au trône d’Éthiopie. Rasta en tant que nom est enregistré en français en 1976, en tant qu’adjectif en 1979, et l’adjectif rastafari en 1979. En anglais, l’adjectif rasta et le nom rastafarian sont enregistrés en 1955.

Or, rasta rappelle évidemment le nom rastaquouère qui, même s’il n’est plus courant aujourd’hui, fut relativement utilisé, notamment dans la littérature. Rastaquouère est attesté en 1881 et son abréviation rasta, en 1886, dans des essais du romancier Joris-Karl Huysmans (1848-1907). Ce nom est un emprunt à l’hispano-américain (ar)rastracueros « personne méprisable », « tanneur de peaux, de cuirs », composé d’une forme issu du verbe arrastrar « ratisser » et du nom cueros « cuirs, peaux ». En français, rastaquouère était utilisé avec le sens d’« individu aux revenus supects, affichant un luxe voyant et de mauvais goût ». Cette signification péjorative est probablement due au fait que beaucoup de Sud-Américains à l'élégance tapageuse, qui séjournaient à Paris à la fin du XIXe siècle, devaient leur fortune récente au commerce des cuirs et peaux. Notons que ce mot fut réemprunté au français, avec ce nouveau sens, par l’hispano-américain d'Argentine et du Chili.

De ce qui précède, il est aisé de comprendre que le nom rasta, utilisé aujourd’hui notamment en référence au monde du reggae, et le nom rastaquouère ne partagent pas d’étymon commun.

 

 

Saynète et scène

 

Le nom saynète entra en français en 1764 sous la graphie saïnete ; il était alors de genre masculin et avait la signification de « petite pièce comique espagnole ». Toutefois, il s’agit d’une attestation isolée. Avec la forme saynete, ce nom entra dans l’édition de 1823 du dictionnaire du lexicographe Pierre Boiste (1765-1824), sans changer de sens. La nouvelle graphie saynète est présente en 1855 dans l’ouvrage intitulé Histoire de ma vie, autobiographie de George Sand (1804-1876) ; par extension, saynète désigne alors une petite pièce comique très courte, sans référence particulière à la culture espagnole. Ce nom est un emprunt du nom espagnol sainete, attesté depuis 1385 avec les sens successifs de « petit morceau de nourriture donné en récompense à un faucon de chasse », « toute bouchée agréable au goût », « toute chose plaisante » et enfin « pièce bouffonne en un acte qu'on donnait avant le deuxième acte d'une comédie » ; cette dernière signification est enregistrée au début du XVIIe siècle. Notons que sainete est un diminutif du nom saín « graisse, spécialement des animaux ». Initialement, sainete désignait donc le morceau de lard que le fauconnier plaçait sur son gant pour rappeler son rapace en vol. Puis ce nom désigna l'assaisonnement salé d'un plat : on insérait une tranche de lard entre deux tranches de viande pour en relever la saveur. C’est donc par métaphore que sainete passa du lexique de la cuisine à celui du théâtre : pour faire patienter les spectateurs, des intermèdes plus ou moins grossiers sont donnés en représentation, entre les deux parties d’un spectacle, comme une tranche de lard est glissée entre deux tranches de viande.

Dans la mesure où une saynète est une pièce comique de courte durée, il fut aisé de la considérer comme une petite scène, même si les noms scène et saynète ne présentent pas une graphie particulièrement similaire. Scène, présent dans un texte daté de 1531, est un emprunt au latin scaena « scène d’un théâtre, théâtre », « comédie, intrigue » et « partie d’un acte », lui-même emprunté au grec skene. Ces deux noms, en dépit d’une proximité sémantique évidente, n’ont donc pas d’étymologie commune.

 

 

 


22/04/2025
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