Françoise NORE

Françoise NORE

Influences germaniques sur le phonétisme


Influences germaniques sur le phonétisme

           La population gallo-romaine des premiers siècles de notre ère parlait la « lingua romana rustica », c'est-à-dire la langue romane rustique. En l’absence de toute centralisation, la prononciation du latin classique évolua au sein de la Romania, et le latin de Gaulle [1] n'échappa pas à ce phénomène, qui s’accentua avec l'arrivée des peuples germaniques ; ceux-ci en effet imprimèrent leur propre prononciation au latin parlé par les autochtones.[2] Ces transformations affectèrent certains points particuliers, comme cela va être détaillé dans les paragraphes suivants.

 

 

Le h initial

 

          Le h initial avait disparu de la prononciation du latin depuis environ le Ier siècle avant notre ère. Le latin importé en Gaule ignorait donc ce phonème. Sous l'influence des langues germaniques qui possédaient ce phonème, le gallo-roman gagna une consonne supplémentaire.

 

          L’entrée de cette consonne dans la prononciation influença la forme de certains mots d'origine latine, comme haut : venu du latin classique altus, l'adjectif français, attesté sous la forme alt à la fin du Xe siècle, reçut un h à l’initiale sous l'influence de l’ancien bas francique hauh, *hoh, de même sens. En outre, il semblerait que certains mots aient reçu ce h initial afin d'ajouter une valeur expressive supplémentaire à leur contenu sémantique ; c'est le cas de hurler, dont l'étymologie, incertaine, laisse cependant penser à un étymon latin ul(l)orare : le h initial lui aurait été ajouté à fin d'expressivité, à l'instar d’autres mots germaniques déjà connus du protoroman. Ce h est largement présent dans le gallo-roman septentrional, dans les zones de fort peuplement d’origine germanique, alors qu’il est absent de l’ancien provençal et des autres langues romanes en gestation. La prononciation de cette initiale perdura durant plusieurs siècles, tout en s’atténuant [3] ; on estime sa disparition totale vers le XVIe siècle.

 

          Le français contemporain conserve de nombreuses traces de l'entrée de cette consonne dans la prononciation : en effet, la très grande majorité des mots français actuels qui commencent par un h dit aspiré sont des mots d'origine germanique, comme héron, hâte, hamster ou hameau. Les exceptions à cette règle sont très rares ; elles concernent généralement des mots d'origine grecque ou latine (héros), anglaise (handicap), hongroise (hussard) ou arabe (haschisch).

 

 

Le w initial

 

          Un autre phénomène eut une importance notable dans la prononciation du gallo-roman. Il s'agit du w initial, prononcé /w/ comme l'ancien v latin, qui avait disparu du latin vulgaire et évolué vers la prononciation /v/. Ce w initial était précédé, dans son articulation, par un /g/. Par la suite, le w ne fut plus prononcé, mais le g se maintint. L’exemple suivant montre l’évolution allant du germanique *werra « guerre » au français guerre :

 

          /wera/ > /gwera/ > /gεr/

 

          Ce phénomène n'affecta pas uniquement les mots d'origine germanique. Il se transmit à de nombreux mots latins hérités par le protoroman, qui virent leur prononciation altérée selon ce processus. Citons quelques exemples :

 

          Lat vespa > guêpe : /wεspa/ > /gwεspa/ > /gεp/

          Lat vastare > gâter : /wastare/ > /gwastare/ > /gate/ [4]

          Lat vadum > gué : /wadu/ > /gwadu/ > /ge/ [5]

          Lat viscum > gui : /wisku/ > /gwi/ > /gi/

 

 

L'accent d'intensité

 

          Le latin était une langue à accent de hauteur : la syllabe accentuée, qu’elle affectât un mot seul ou un syntagme, était prononcée un ton plus haut que les autres ; l’italien a d’ailleurs conservé cet accent de hauteur. Mais l'influence germanique sur le gallo-roman tel qu'il était articulé dans les régions de contact entre les deux communautés fit que cet accent de hauteur devint un accent d'intensité, également appelé accent tonique, conservé par le français moderne.

 

          Ce passage d’un accent de hauteur à un accent d’intensité est bien identifié[6]. Il eut une importance considérable : en raison de cette modification, les finales en -a s’atténuèrent, disparurent et furent remplacées par ce que l’on appelle le e muet, tandis que les autres voyelles disparurent totalement, sans être remplacées ; ainsi, cantus devint tout d’abord canto, avant de prendre la forme chant.

 

          Le français a donc perdu toutes ses finales en -a, contrairement aux autres langues romanes qui, hormis le catalan, les ont conservées. Ainsi, et pour reprendre l’expression de Coseriu [1964:165], le français ne présente pas la même « figure matérielle » que les autres langues du même groupe.

 

          Les voyelles situées à l’avant-dernière syllabe et après la syllabe portant l’accent tonique disparurent également ; c’est pourquoi tabula, accentué sur la première syllabe, aboutit à table, après disparition de la voyelle de sa deuxième syllabe.

 

            Le renforcement de cet accent tonique ou d'intensité au milieu d’un mot eut donc pour conséquences la chute des voyelles finales et de certaines voyelles internes, comme cela vient d’être montré, mais aussi la diphtongaison des voyelles longues présentes au milieu d’un mot. Ce phénomène est très ancien, puisqu’on le date du IIIe ou du IVe siècle :

 

         /e:/ > /ie/ : pedem > *piede > pied

         /ò/ > /uò/ : bovem > *buòve > bœuf

 

         Toutes ces transformations eurent pour effet l’assourdissement des consonnes finales sonores : grand fut prononcé /grãt/ [7], bovem /bove/ [8] prit la forme bœuf.

 

 

Les constrictives dentales

 

         Une autre influence des langues germaniques sur l’ancien français est moins connue, mais tout aussi importante : le gallo-roman acquit en effet les constrictives dentales /θ/ et /δ/, présentes en anglais comme dans thing et this respectivement. On peut conjecturer que ces consonnes furent prononcées en ancien français durant un certain nombre de siècles, puisqu’elles sont transcrites dans plusieurs textes :

 

–       les Serments de Strasbourg (842) comportent des mots comprenant la graphie dh utilisée pour transcrire la consonne /δ/ : aiudha « aide », cadhuna « chaque » (au féminin) ;

–       la Vie de saint Alexis (vers 1050) contient des mots présentant le graphème th, qui indique parfois la consonne /θ/, notamment dans espethe « épée ».

 

         Ensuite, ces consonnes disparurent entre le Xe et le XIe siècles, apportant de nombreux changements, comme dans les exemples suivants :

 

–       disparition du /ð/ intervocalique : vitam > /viðə/ > vie ;

–       disparition du /θ/ final : cantat > /tʃɑ̃təθ/ > chante ;

–       transformation du groupe /ðr/ en rr :  videre + habet > /veðrat/ > verra.

 

 

La voyelle u

 

         Le latin ne connaissait pour ainsi dire pas la voyelle u, prononcée /y/ comme dans mur, hormis dans certains mots importés du grec. Or, on observe que, concomitamment à l’arrivée des langues germaniques sur le territoire de la Gaule, ce phonème, présent également en occitan et dans les dialectes du nord de l’Italie, réapparut dans le matériel phonétique du gallo-roman.

 

 

Conclusion

 

         Les paragraphes précédents montrent les conséquences phonétiques de l’arrivée de langues germaniques sur le territoire de l’ancienne Gaule, à tel point que le français, qui est pourtant une langue indéniablement romane, présente une physionomie différente des autres grandes langues de ce groupe. De tout ce qui précède, il est possible d’inférer que l’influence linguistiques des peuples germaniques fut plus prégnante en Gaule que dans les territoires voisins.

 

 

Bibliographie

 

  • Allières J. (2e éd. 1988[1982]), La formation de la langue française, Paris, PUF, Que Sais-Je.
  • Banniard M. (1997a), Du latin aux langues romanes, Paris, Nathan, collection 128.
  • Banniard M. (éd.) (1997b), Langages et peuples d'Europe. Cristallisation des identités romanes et germaniques (VIIe - XIe s.). Actes du colloque international organisé par le Centre Européen d'Art et Civilisation médiévale de Conques et l'Université de Toulouse-Le Mirail (Toulouse-Conques), CNRS-Université de Toulouse-Le Mirail, UMR 5136.
  • Bloch O., von Wartburg W. (1932), Dictionnaire étymologique de la langue française, Paris, PUF.
  • Brunot F. (1966[1903]), Histoire de la langue française, tome I, Paris, A. Colin.
  • Cerquiglini B. (2e éd. 1993[1991]), La naissance du français, Paris, PUF, Que Sais-Je.
  • Chaurand J. (1977), Introduction à l'histoire du vocabulaire français, Paris, Bordas.
  • Coseriu E. (1964), « Pour une sémantique diachronique structurale », in Travaux de linguistique et de littérature, II, I.
  • Godefroy F., Dictionnaire de l'ancienne langue française et de ses dialectes, XIe -XVe siècles (version numérisée sur www.gallica.fr).
  • Guinet L. (1982), Les emprunts gallo-romans au germanique (du Ier à la fin du Ve siècle), Paris, Klincksieck.
  • INALF (version numérisée du dictionnaire sur www.atilf.inalf.fr).
  • Rey A. (sous la direction de) (1999), Dictionnaire étymologique de la langue française, Paris, Le Robert.
  • Von Wartburg W. (1967), La fragmentation linguistique de la Romania, Paris, Klincksieck.

 

 



[1]  On considère généralement le VIIIe siècle comme la date du passage du latin au roman, mais cette date est toute théorique, car le latin parlé alors en Gaule n’était pas uniforme, et les changements ne se produisirent pas partout au même moment.

 

[2]  Ce que confirme J. Chaurand : « À la faveur d'une époque de bilinguisme, même des termes provenant du latin ont été pourvus d'un trait de prononciation germanique […] et ces faits laissent à penser qu'il y a eu non pas juxtaposition, mais interpénétration de deux vocabulaires. » [Chaurand 1977:25-26].

 

[3]  Comme cela a été indiqué dans le premier article de cette série, les langues germaniques furent longtemps parlées dans ce qui deviendrait la France. Il faudra attendre l’avènement de Hugues Capet en 987 pour que la France ait un roi, encore désigné comme « roi des Francs », dont la langue maternelle est la langue romane, et non le germanique.

 

[4]  Le latin vastare a été, de plus, influencé par le germanique *wast « ravager ».

 

[5]  L'influence fut ici le germanique *wad « endroit guéable ».

 

[6]  Notamment par Wartburg [1967:72], qui écrit : « Au cours de la seconde moitié du Ve siècle et de la première moitié du VIe, l'allongement des voyelles accentuées en position libre, amorcé dès le latin vulgaire, s'est donc implanté et intensifié tout particulièrement dans le nord de la Galloromania. » Un peu plus loin, Wartburg évoque l' « allongement considérable des voyelles, lié au fort accent expiratoire, propre aux Germains » [1967:98], ce qui contribua à la disparition des voyelles finales.

 

[7]  Cela explique la prononciation du syntagme grand homme, qui présente un /t/ à la liaison.

 

[8]  La consonne finale -m, marque de l’accusatif masculin singulier, disparut très tôt de la prononciation.


03/06/2021
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