Dérober, robe, roupiller
On lui a tout dérobé pendant qu'il roupillait.
La recherche étymologique est passionnante et réserve continûment de nouvelles surprises : on pense avoir fait le tour de toutes les familles étonnantes, on se croit à l'abri de toute découverte stupéfiante – et on referme ses grimoires en soupirant de contentement, tant on est persuadé d'être en possession de la connaissance totale, on pense que l'on a mérité quelque repos. Mais l'esprit vadrouille, à droite, à gauche. Et ce diablotin ne peut se reposer car, devant ses yeux, dansent en une sarabande tourbillonnante des mentions bien connues, trop connues : "origine incertaine", "origine inconnue", "origine controversée". Il trépigne, s'agite, et le linguiste se lève alors en soupirant pour retourner à ses dictionnaires. Car c'est un perfectionniste : les origines incertaines, inconnues, etc., l'empêchent de dormir. Il faut trouver. Il doit trouver. Alors, il cherche. Encore. Et il trouve.
Pendant longtemps, nous nous sommes interrogée sur l'origine du nom roupettes. C'est un nom certes amusant, mais il a nécessairement une base qui servit à sa formation, comme tout nom ayant une finale en -ette. Nous nous sommes longtemps interrogée, puis nous avons trouvé. C'est donc l'histoire de cette découverte que nous allons présenter.
Le français est une langue latine, mais elle est, comme l'a fait remarquer Henriette Walter[1] avec justesse, la plus germanique des langues latines. Les ancêtres de Clovis apportèrent leur langue en Gaule, et nombreux furent leurs mots qui se mêlèrent au français alors en gestation. Ce peuple de valeureux guerriers avait un nom pour désigner le "butin" qu'ils accumulaient après leurs conquêtes ; il s'agit de la forme *rauba, reconstruite mais non attestée. Adapté à la phonétique française de cette époque, *rauba devint robe ; ainsi, en ancien français, robe eut d'abord le sens de "butin". Puis, comme les étoffes étaient des marchandises des plus précieuses, robe en vint à signifier aussi "vêtement", ce qui signifie que les tissus, fort prisés, étaient des pièces de choix dans tout butin de guerre. Ensuite, au fil des années, le sens de robe évolua, pour prendre finalement la signification de "vêtement féminin d'un seul tenant".
Ce nom *rauba avait lui-même un étymon ; il s'agit du verbe germanique *raubôn qui signifiait "piller, voler". Il est attesté en français vers l'an 1130 avec la forme rober et le sens identique de "piller". Ensuite, il se vit adjoindre le préfixe d'origine latine dé- et devint ainsi dérober, présent dans un texte de 1160 avec le sens de "piller". Ultérieurement, le sens de dérober s'affaiblit, et le verbe signifia simplement "voler". Nous constatons donc que robe et dérober ont la même origine. Vous étiez prévenus : la recherche étymologique réserve de belles surprises.
De l'espagnol ? Caramba !
Et ces surprises semblent sans fin. En effet, les peuples germaniques ne s'arrêtèrent pas à la seule Gaule. Si les Francs s'établirent sur le territoire de ce qui deviendra ultérieurement la France, les Ostrogoths poursuivirent leur route vers l'est de notre territoire, tandis que les Wisigoths se dirigèrent tout droit vers le sud et s'implantèrent de part et d'autre des Pyrénées. Autrement dit, dans la partie nord des territoires qui constitueront plus tard l'Espagne. Et c'est ainsi que l'on a, en ancien espagnol, le nom ropa qui signifie "hardes, vêtements usagés". On notera au passage que la robe française avait une parente pauvre en Espagne … Cette ropa eut ensuite un diminutif, le nom ropilla, qui conserva le sens de "vêtements usagés". La ropilla aurait pu avoir une vie tranquille en Espagne, mais rappelons-nous que le Moyen Âge fut continûment agité de guerres incessantes. On bataillait ferme, mais on parlait, aussi, et on échangeait donc des mots. Ropilla fut donc adopté par les Français sous la forme roupille ; ce mot ne parvint pas jusqu'au français général mais resta dans les dialectes où il prit le sens de "guenille", "vêtement ample", très proche de celui de son père espagnol, "vêtements usagés".
Roupille eut toutefois sa descendance. Il produisit le verbe roupiller "dormir", attesté en 1597. L'explication sémantique est simple : pour dormir, on s'enroulait dans cette sorte de grand manteau qu'était une roupille. Le verbe roupiller resta confiné pendant plusieurs siècles dans l'univers du parler régional ou argotique ; il est certes mentionné dans les grands dictionnaires d'argot tout au long du XIXe siècle, mais il se répandit dans le parler général seulement après la Première Guerre mondiale.[2] C'est un verbe très familier, mais il n'est toutefois pas connoté péjorativement.
Le second descendant de roupille appartient, lui, à un niveau de langue clairement populaire, si ce n'est plus. Il s'agit du nom roupettes "testicules", attesté en 1779. Cette dérivation morphosémantique plutôt étonnante s'explique ainsi : on a estimé que la chose ainsi nommée a parfois l'aspect d'une "guenille" qui est, rappelons-le, un vêtement fripé, froissé … Étonnant, et amusant, mais roupettes est bel et bien un dérivé de roupille. Quand on vous disait que les études lexicologiques et étymologiques réservent de belles surprises …
Au demeurant, cette famille montre les chemins de traverse sémantiques que peuvent prendre certains mots en voyageant d'une langue à l'autre, dans l'espace et dans le temps. Qui aurait jamais pensé que robe et roupettes avaient un ancêtre commun ? Au risque de nous répéter, la recherche étymologique est source de grandes joies et de plaisirs lexicaux infinis.
[1] Henriette Walter, linguiste éminente, est connue du grand public pour avoir écrit plusieurs ouvrages de – très bonne – vulgarisation linguistique ; citons, entre autres : Le français d'ici, de là, de là-bas ; Le français dans tous les sens ; L'aventure des langues en Occident ; L'aventure des mots français venus d'ailleurs.
[2] La Première Guerre mondiale a fait se rencontrer des soldats venant de toute la France qui ont diffusé leurs particularismes lexicaux auprès de leurs camarades. Albert Dauzat l'a magistralement démontré, lexique à l'appui, dans son ouvrage intitulé L'Argot de la guerre.
Cet article est extrait de l'ouvrage suivant :
Les Familles surprises du lexique populaire - Volume 2