Françoise NORE

Françoise NORE

Ce croque-mort a une femme jolie à croquer


De l'étymologie populaire

Il existe en linguistique un phénomène que l'on nomme l'étymologie populaire et qui désespère les chercheurs car il peut créer de profonds ravages dans les esprits, mais aussi et surtout dans la langue. Avant d'étudier en détail les mots qui font l'objet de cet article, examinons ce dont il s'agit.

 

L'étymologie populaire peut affecter la forme des mots : parfois, lorsqu'un mot A ressemble à un mot B, ce mot B modifie la forme du mot A. C'est ainsi que le nom coutepointe (littéralement, "lit de plumes (coute) piqué (point)"), attesté vers 1190, a été transformé en courtepointe, répertorié vers 1275; sous l'influence de l'adjectif court. De même, le nom d'ancien français forsborc "faubourg", attesté vers 1200, a mué en faubourg, présent dans un texte datant d'environ 1400 : un forsborc était un borc, autrement dit un bourg, qui se trouvait fors ce même bourg, fors étant la forme de hors en ancien français. Mais, sous l'influence de faux, le forsborc est devenu le faubourg, comme s'il s'agissait d'un "faux bourg", un bourg qui n'en était pas vraiment un, puisque le malheureux n'était pas ceint par les murailles de la cité mais se trouvait à l'extérieur. On peut aussi évoquer forsené, composé de fors "hors" et de sené "qui a du sens, de la raison", devenu forcené sous l'influence de force : en effet, un forcené ne connaît plus ses limites physiques lorsqu'il est en colère. On constate donc que l'étymologie populaire déforme certains mots par proximité sémantique et formelle de ces mêmes mots avec d'autres unités lexicales préexistantes. Et on aura compris qu'il s'agit là de rapprochements abusifs et erronés.

 

Mais l'étymologie populaire peut aussi déformer l'histoire même des mots et leur inventer une filiation qui n'est pas la leur. C'est ainsi que d'aucuns soutiennent que bistro "débit de boissons" est une adaptation en français de l'adverbe russe bystro "vite" ; le nom français bistro serait dû aux troupes du tsar Alexandre Ier qui occupèrent Paris en 1814 et qui, pressées de se désaltérer, auraient apostrophé les cabaretiers de la capitale avec un bystro impérieux. Bien sûr, cette étymologie est fausse, ne serait-ce que parce que le français disposait déjà d'un nombre important de noms pour désigner ce genre d'établissement, notamment cabaret, café, estaminet et taverne.[1]

 

 

Croquer un mort, cela ne se fait pas

 

Tout aussi fausse est l'étymologie que l'on attribue généralement au nom croque-mort, attesté en 1788, objet du présent article. Qui n'a jamais entendu dire que le croque-mort avait été nommé de cette façon car, lorsque ce malheureux employé des Pompes funèbres d'alors se présentait au domicile d'un défunt, il mordait, donc croquait, un des gros orteils du corps qu'on lui présentait, afin de s'assurer que la personne allongée devant lui n'était plus de ce monde ? Cette hypothèse est plaisante, mais elle est fausse.

 

Certes, le verbe croquer présente, entre autres sens, celui de "mordre dans quelque chose, broyer quelque chose avec les dents". Mais il signifie aussi "l'emporter sur quelqu'un" : l'équipe de France de football a croqué tous ses adversaires. Et croquer signifie également "dilapider son bien". Par ailleurs, il a signifié dans le passé "avoir des relations intimes". Pour finir, notons une expression bien connue des amateurs de littérature policière, l'expression en croquer "être indicateur de police". Mais attardons-nous sur les sens "mordre, broyer" et "dilapider" : ceux-ci peuvent en effet être réduits à la signification de "manger", aux sens propre et figuré. Et remarquons que, quand on mange quelque chose ou quand on dépense son argent, on fait disparaître ce que l'on avait. Et c'est là le sens de l'élément verbal croque, présent dans croque-mort : le croque-mort ne se fait pas les dents sur l'orteil d'un trépassé, explication invraisemblable, mais, dans la mesure où il l'emporte avec lui, il le fait disparaître. De ce fait, croque-mort pourrait tout à fait être remplacé par emporte-mort, et ce mot serait son synonyme exact.

 

 

Comment croquer une femme ?

 

Le verbe croquer est décidément bien mal compris, car une femme jolie à croquer doit s'attendre à subir les pires sévices, car nombreux pensent que croquer signifie, ici également, "mordre". Voici donc une brève histoire des sens du verbe croquer. La signification "broyer sous la dent" remonte au XVe siècle. On rencontre ensuite, en 1665 et sous la plume de La Fontaine, l'expression croquer une femme employée avec le sens d'"obtenir ses faveurs". À peu près à la même époque, entre 1650 et 1676 selon les sources, croquer signifie "ébaucher, esquisser un tableau". Enfin, jolie à croquer est attesté en 1798, autrement dit, après que tous ces sens ont été créés par l'usage. De ce fait, il est difficile de décider lequel d'entre eux a concouru à l'émergence de cette expression, puisque jolie à croquer est enregistré à la fin de la chaîne chronologique : une femme belle à croquer est-elle si belle que l'on souhaite la connaître de façon intime, ou bien aspire-t-on simplement à dessiner sa silhouette ? Personnellement, nous choisirions la première hypothèse, celle du désir physique, car le sens de "faire une esquisse" devait, à cette époque, être confiné dans le seul milieu des artistes, un milieu dont le parler n'était probablement pas répandu dans le peuple. Bien sûr, ce postulat reste à confirmer, mais il est réaliste. Ce qui fait que notre phrase de départ peut se réduire à : tandis que Monsieur emporte les morts dans sa charrette, Madame se fait courtiser. Ce qui n'est guère moral, mais c'est ainsi.



[1] D'autres raisons s'opposent à cette hypothèse fantaisiste. Le lecteur intéressé par cette étymologie trouvera des informations supplémentaires dans notre livre intitulé Les Familles surprises du lexique populaire.


21/05/2014
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