Les anglicismes intégraux
Les anglicismes intégraux
L’article précédent présentait les différents types d’anglicismes que l’on rencontre en français. Dans cet article, nous allons examiner ce que l’on appelle les anglicismes intégraux.
Les anglicismes intégraux sont des mots anglais utilisés sans modification de forme[1]. Ils arrivèrent en français à la faveur des divers échanges qui eurent lieu entre la France et l’Angleterre. Il s’agit d’un phénomène ancien, comme le montrent les exemples suivants :
– l’anglicisme le plus ancien semble être gentleman, qui est un calque du français gentilhomme. Gentleman entre en français sous la forme de pluriel gentillemans, construction hybride à mi-chemin entre l’anglicisme pur et la francisation, puisqu’on y identifie le mot français gentil. Gentillemans est attesté en 1558, puis, en 1698, gentlemen s’impose dans sa forme d’origine ;
– toujours durant le XVIIe siècle, en 1669, le nom groom apparaît dans un texte français ; il s’agissait alors d’un xénisme, car groom désignait une réalité strictement anglaise ;
– en 1733, on relève le nom mitine « réunion des fidèles d'une secte religieuse », qui, en 1764, retrouve sa forme originelle meeting dans le Dictionnaire philosophique de Voltaire. Au fil du temps, meeting acquerra les divers sens de « réunion publique », « rencontre sportive » et « démonstration aérienne » ;
– citons également budget, entré en français en 1764. Son origine française est largement connue, mais, lors de son introduction dans notre langue, il s’agissait d’un véritable anglicisme.
Le niveau d’instruction, ou, à tout le moins, le sentiment linguistique permettent aujourd’hui d’identifier immédiatement l’origine étrangère d’un mot. Il ne peut être mis en doute que la langue française contemporaine comprend un certain nombre d’anglicismes intégraux. Ce fait est souvent vilipendé, mais il convient d’apporter une certaine nuance dans l’analyse, car tous les anglicismes intégraux ne peuvent être réunis sous un statut unique ; en effet, il est possible de les différencier selon différents types :
– les emprunts abusifs, comme management ;
– les emprunts traduisibles, comme buzz, cool, underground, week-end ;
– les emprunts intraduisibles, comme rock ‘n roll, jazz.
Les emprunts abusifs
Les emprunts abusifs désignent des mots anglais qui sont en concurrence avec des mots français préexistants et de sens identique. Ils sont abusifs en ce sens que leur introduction dans le lexique français n’est d’aucune utilité, puisque la fonction essentielle d’un mot nouveau, qu’il s’agisse d’un emprunt ou d’un néologisme, est de remplir une case sémantique vide. Ainsi, le nom management est un emprunt abusif, car le français connaît déjà le nom gestion.
Souvent, l’emprunt abusif est préféré au mot autochtone en raison de sa brièveté, comme cela peut s’observer dans le couple scoop et exclusivité. Cet emprunt peut aussi consister en un mot simple, alors que le français est représenté par un mot composé ou par une locution ; on peut comparer blister et emballage scellé. Cependant, même les emprunts composés sont, bien souvent, plus utilisés que l’équivalent français, alors que ce dernier peut être un nom simple : happy few est ainsi plus fréquent que privilégiés, tout comme melting pot, préféré à creuset.
Théoriquement, tous les emprunts abusifs peuvent être traduits ; ainsi, fake n’est pas utile, puisque canular existe. Mais il est des cas où la traduction peut être insatisfaisante, et, ce, pour plusieurs raisons :
– le résultat d’une traduction peut être trop long pour être acceptable : l’adjectif feelgood, employé avec film ou roman, peut se traduire par « qui procure du bonheur » ou « qui fait se sentir bien », nettement plus importants que l’original. De plus, l’anglais comprend une très grande proportion de mots brefs, et cette brièveté semble favoriser leur emploi : flash mob est, à l’évidence, plus courant que mobilisation éclair. On pourrait proposer mob éclair, mais le nom mobilisation ne faisant pas partie de ces mots que l’usage abrège volontiers et souvent, l’identification de mobilisation dans mob semble impossible ou, à tout le moins, peu sûre ;
– l’équivalent français existe, il est de même longueur que le mot anglais, il a été employé, mais il ne l’est plus guère : c’est ainsi que, dans le domaine du vêtement, le haut a cédé la place au top ;
– l’équivalent français existe aussi, il décrit exactement l’objet dont il est question, mais l’usage ne le connaît ni ne l’emploie ; ainsi, le cutter ne semble pas près d’être remplacé par le coupoir ou par le tranchet, qui désignent pourtant la même réalité ;
– le mot anglais ne dispose pas d’un équivalent unique ; il arrive qu’il faille le traduire de différentes façons, selon le contexte. Il en va ainsi de friendly : pour rendre child friendly, on peut dire ouvert aux enfants ou enfants bienvenus ; éco-friendly, quant à lui, peut se traduire par respectueux de l'environnement. Dans ces deux exemples, friendly ne se traduit pas d’une façon unique ;
– parfois, la traduction est étonnante ou incompréhensible : couch surfing, que l’on traduirait par surf sur canapé, ne supplante pas son équivalent français. En outre, on constate que la traduction ne peut se faire sans conserver un des mots anglais, surf en l’occurrence, pour lequel la recherche d’une traduction précise s’avère quasi impossible. La locution voyage d’un canapé à l’autre est plus proche de l’expression originale, mais elle reste singulière. Le même phénomène se produit avec string, nommé G-string par les Anglo-Saxons, dont la signification littérale est « cordon, ficelle ». Or, au sens strict, un string, s’il comprend un cordon, comporte aussi d’autres éléments. Il existe certes l’équivalent slip ficelle, mais string semble être plus fréquent dans l’usage. Il apparaît donc que, pour certains mots, ce ne sont pas des traductions littérales qui peuvent être proposées, mais des adaptations, voire des descriptions : ainsi, hotline, qui signifie au sens strict « ligne brûlante », peut être remplacé par aide à distance. Ce n’est donc pas une traduction qui rend hotline, mais une description de ce en quoi cela consiste.
Les emprunts traduisibles
Contrairement à la première catégorie, ces emprunts, s’ils sont également traduisibles, ne sont toutefois pas totalement abusifs, car ils apportent des nuances sémantiques absentes de leurs équivalents français. Ainsi, être cool n’est pas exactement la même chose qu’être décontracté, même si les deux adjectifs ont des sèmes communs.
Par ailleurs, même une traduction parfaite peut s’avérer insatisfaisante selon le contexte. Si rien ne s’oppose à ce que l’on remplace week-end par fin de semaine et si l’on peut dire sans difficulté partir en week-end, une phrase comme partir en fin de semaine a un sens différent : elle signifie que c’est à la fin de la semaine en cours que le locuteur s’en ira, et non précisément pour les seuls samedi et dimanche. Week-end n’a pas pour unique utilité le fait de nommer l’ensemble formé par les deux derniers jours de la semaine ; il désigne un moment de repos, de détente, voire de tourisme, et dépasse ainsi la stricte indication temporelle représentée par fin de semaine.
Le cas du nom troll est également intéressant. Dans le langage de l’internet, troll ne désigne pas le lutin scandinave, mais ce que l’on pourrait appeler un importun ou un fâcheux, toute personne qui prend plaisir à polluer des conversations par ses messages désobligeants, polémiques ou provocants. Or, importun et fâcheux ne contiennent pas l’idée de malice méchante qui fait agir ce genre d’individu. Sur la Toile, nous avons proposé le néologisme emmernaute, qui, en dépit de son caractère très familier, nous semble décrire parfaitement la personnalité de ce troll des réseaux sociaux.
Les emprunts intraduisibles
La dernière catégorie d’anglicismes concerne des mots qu’il serait vain d’essayer de traduire, car ce sont des xénismes, c’est-à-dire des mots qui sont arrivés en France en même temps que la chose ou le concept qu’ils nomment et qui étaient inconnus jusque-là dans notre pays. Il en va par exemple des types de musique désignés par les noms jazz ou rock ‘n roll. Naturellement, par jeu intellectuel, il serait possible de leur trouver éventuellement un équivalent, mais il conviendrait alors, par souci d’équité, de traduire tous les xénismes présents en français, comme carpaccio, gourou, igloo, samovar ou toundra. Une traduction est toujours envisageable, mais, outre que son utilité est discutable, elle n’apporte pas la précision présente dans le mot étranger : un samovar n’est pas n’importe quel type de bouilloire à thé, et dire bouilloire à thé russe ajoute de la lourdeur là où samovar suffit parfaitement. Il nous semble donc que ces mots doivent être conservés en l’état.
D’autres mots sont eux aussi difficilement traduisibles. Il en va ainsi de groupie, qui désigne une jeune fille recherchant l’intimité avec des musiciens de rock. Même si groupie est aujourd’hui parfois employé pour nommer toute personne qui éprouve une vive admiration envers une personnalité publique, groupie contient une connotation légèrement péjorative, absente du nom français admiratrice ; de plus, admiratrice ne désigne pas non plus expressément l’activité principale de la groupie. Le monde de la musique semble d’ailleurs contenir de nombreux mots que l’on traduit mal et que l’on devrait, de ce fait, garder dans leur forme d’origine. C’est aussi le cas de disc-jockey, couramment abrégé en D.J., que la locution animateur de boîte de nuit rend imparfaitement, car ce professionnel n’exerce pas nécessairement dans ce type d’établissement ; en effet, un D.J. anime également des fêtes privées. Employer alors le seul nom animateur serait trop vague et ne rendrait pas compte de l’activité spécifique du D.J.
Au demeurant, il existe un autre domaine qui utilise plusieurs dizaines de mots anglais non traduits ; il s’agit du monde du sport. Le nombre de noms anglais désignant des sports est élevé ; à côté des anciens football, rugby et tennis se trouvent tous les noms de sports de glisse, qu’ils se pratiquent sur l’eau, sur la neige ou sur la terre. En général, ces noms sont eux aussi des xénismes, puisque ils arrivèrent en France en même temps que les sports en question. Une traduction de ces mots, outre le fait qu’elle s’avère difficile, manquerait de justification.
Honni soit qui mal y pense ?
Dans cet article, nous pensons avoir montré que le terme d’anglicisme n’est pas nécessairement synonyme d’envahisseur ; à côté des mots anglais que l’on ne peut traduire, notamment les xénismes, d’autres mots contiennent des nuances sémantiques absentes de leurs équivalents français. Le refus des anglicismes doit donc se faire avec circonspection, de crainte de ne priver le français de termes qui l’enrichissent. Chaque mot anglais pénétrant en français doit donc faire l’objet d’un examen impartial : il n’est évidemment pas recommandé d’accepter sans discernement tout nouveau mot, mais il n’est pas non plus raisonnable de refuser globalement l’ensemble des mots anglais susceptibles d’entrer dans le lexique français, car certains d’eux peuvent se montrer tout à fait utiles.
[1] On ne confondra pas les anglicismes intégraux avec les quelques mots anglais acclimatés au français de longue date, comme falot (de fellow) ou redingote (de riding coat).