Françoise NORE

Françoise NORE

Les noms épithètes


Les noms épithètes

Définitions et problèmes

 

Les noms épithètes sont des noms qui accompagnent d’autres noms et qui se trouvent en position d’adjectif épithète postposé par rapport à ces derniers. Leur emploi se révèle difficile lorsque le nom principal est au pluriel : faut-il accorder ces noms épithètes au pluriel ?

 

Afin de résoudre ce problème, il convient de recourir à l’examen du rapport sémantique entre les deux noms. En effet, selon la règle énoncée par l'Académie, le nom en position d'adjectif varie si l'on peut établir une relation d'équivalence entre les deux noms : des mots clefs sont des mots qui sont des clefs pour comprendre quelque chose, des visites surprises sont des visites qui sont des surprises pour celui qui en fait l’objet. On parle alors de noms qualifiants. Si cette équivalence n'existe pas, il s'agit d'un tour elliptique : le syntagme des verres ballon ne désigne pas des verres qui seraient des ballons, mais des verres en forme de ballon. Ces noms épithètes sont ainsi des noms compléments ou relationnels, et ils doivent rester invariables.[1] Notons toutefois que les critères de choix restent subjectifs, ce qui rend l’usage parfois flottant.

 

 

Noms qualifiants ou noms compléments ?

 

Pour reprendre les exemples donnés par l’Académie française, des danseuses étoiles comprend un nom qualifiant, car il s’agit de danseuses qui sont des étoiles, et des films culte ne sont pas des films qui sont des cultes, mais des films qui font l’objet d’un culte. D’ailleurs, on évoque aisément des ossatures métal et non *des ossatures métaux, car la formulation exacte et complète devrait être des ossatures de (ou en) métal.[2] L'époque contemporaine, tout particulièrement dans les domaines de la publicité et du commerce, multiplie ce genre de formules, comme carte fidélité ou espace détente.

 

Certains noms peuvent être utilisés à la fois dans des structures d'équivalence et dans des structures relationnelles, ce qui peut poser un certain problème d'accord, car il est parfois difficile de d'identifier la vraie structure d'un mot de ce genre: Ainsi :

 

  • des serviettes éponges, si l’on sous-entend des serviettes qui sont des éponges ;
  • des serviettes éponge, si l’on sous-entend des serviettes en éponge.

 

De la même façon, un syntagme comme des remèdes miracle(s) peut être compris de deux façons : les remèdes sont assimilés métaphoriquement à des miracles, ce qui oblige à écrire des remèdes miracles ; mais on peut aussi considérer qu'il s'agit de médicaments dont l'effet relève du miracle, et cette tournure elliptique doit être écrite des remèdes miracle. On constate donc que la mise au pluriel du second nom peut souvent relever d'une interprétation personnelle du syntagme.

 

Parmi ces noms utilisables comme qualifiants ou comme compléments, on peut citer cadeau :

 

  • une carte-cadeau : le pluriel est des cartes-cadeaux, car il s'agit de cartes qui sont un cadeau ;
  • un emballage-cadeau : le pluriel est des emballages-cadeau, car on parle ici d'emballages conçus pour présenter un cadeau et non pas d'emballages qui seraient des cadeaux.

 

Mais l'analyse n'est pas toujours aussi aisée. Par exemple, le pluriel du syntagme idée-cadeau n'est pas tranché. Certains préconisent d'écrire des idées-cadeau si l'on veut dire « des idées de cadeau à offrir » et des idées-cadeaux si l'on veut évoquer plusieurs idées de différents cadeaux. Toutefois, l'examen des formes en usage montre une plus grande utilisation de la forme idées-cadeau, quel que soit le nombre de présents dont il s'agit : écrire des idées-cadeaux reviendrait à évoquer des idées qui seraient elles-mêmes des cadeaux, ce qui est difficilement concevable.

 

Notons que le rapport de sens entre le nom employé comme adjectif et le nom qu’il accompagne est dans certains cas difficile à établir. De fait, deux graphies sont parfois possibles : des formules chocs « des formules qui sont comme des chocs », des formules choc « des formules qui font l’effet d’un choc ».

 

 

Les noms qualifiants

 

Les syntagmes avec nom qualifiant s'apparentent à la métaphore puisque, dans l'esprit du locuteur, les deux noms représentent un même objet ou un même concept. Mais on ne peut nier qu'il existe une certaine subjectivité dans l'appréciation, comme cela vient d’être montré. Toutefois, entre le nom qualifiant et le nom qu’il caractérise, on peut ajouter qui est ou qui est comme : un roman-fleuve est un roman qui est comme un fleuve. De ce fait, le nom qualifiant varie en nombre.

 

En ce qui concerne le trait d'union, rappelons que celui-ci est la marque de la lexicalisation d'un mot : plus une forme est courante et donc entrée dans l'usage, plus est forte la tendance à l'écrire avec un trait d'union, ce qui fait d'elle un véritable nom composé. L’emploi du trait d’union est donc lié au degré de figement de l’expression. On notera cependant que l'Académie écrit généralement ces syntagmes sans trait d'union, même pour des noms largement entrés dans le lexique, comme mot clef. Mais il existe encore des hésitations : doit-on écrire mot mystère ou mot-mystère ?

 

Le tableau suivant propose une liste non exhaustive de syntagmes à structure d'équivalence avec noms qualifiants variant au pluriel. La première colonne donne les noms utilisés en position d'adjectif et la seconde indique la forme du syntagme au pluriel.

 


aiguille

des talons aiguilles

 

miracle

des solutions miracles

cadre

des lois-cadres

 

modèle

des livres modèles

chef

des infirmières-chefs

 

monstre

des concerts monstres

cible

des clients cibles

 

mystère

des mots-mystères

clé

des mots clés, des postes clés

 

passerelle

des classes passerelles

conseil

des ingénieurs-conseils

 

phare

des produits phares

coup de poing

des propos coups de poing

 

piège

des questions pièges

écran

des murs écrans

 

pilote

des lycées pilotes

étoile

des danseuses étoiles

 

pirate

des disques pirates

fantôme

des vaisseaux fantômes

 

pivot

des employés-pivots

filtre

des papiers filtres

 

plafond

des montants plafonds

fleuve

des romans fleuves

 

plancher

des prix planchers

force

des idées forces

 

record

des vitesses records

fourreau

des robes fourreaux

 

roi

des enfants rois

frontière

des postes frontières

 

souvenir

des photos-souvenirs

limite

des cas limites

 

surprise

des cadeaux-surprises

maître

des documents maîtres

 

synthèse

des études synthèses

maîtresse

des pièces maîtresses

 

témoignage

des livres témoignages

massue

des arguments massues

 

témoin

des appartements témoins

melon

des chapeaux melons

 

type

des dossiers types

mère

des sociétés mères

 

vedette

des mannequins vedettes

 

 

Remarques

 

  • Pour ingénieurs-conseils, l'usage est d'utiliser un trait d'union entre les deux noms.

 

  • En position d'adjectif, limite a deux sens : « extrême, maximal » et « tout juste acceptable » dans le langage familier. Il n'est jamais précédé d'un trait d'union. On notera par ailleurs que Larousse accepte aussi des cas limite.

 

  • Modèle peut être uni au nom qu'il accompagne par un trait d'union, mais l'usage est flottant.

 

  • Mot clé peut s'écrire mot-clé et poste clé peut aussi être graphié poste-clé. Mais hormis ces deux cas, aucun autre syntagme formé avec clé ne prend de trait d'union.

 

  • Avec phare, l'usage du trait d'union est flottant, d'autant que les grammairiens n'ont pas tranché sur ce sujet.

 

  • On n'utilise pas de trait d'union avec pilote. On ne confondra pas ces syntagmes avec bateau-pilote et poisson-pilote qui ne ressortissent pas au schéma du syntagme de deux noms mais qui sont des noms composés.

 

  • Le trait d'union avec souvenir est d'un usage fluctuant ; les deux graphies sont acceptées.

 

  • L’usage ou non du trait d'union avec surprise n’est pas non plus fixé.

 

  • Le trait d'union est possible avec synthèse.

 

  • On peut utiliser témoin avec ou sans trait d'union, mais on veillera à garder l'invariabilité à l'expression à témoin : Le candidat a pris les journalistes à témoin.

 

  • Avec type, le trait d'union se rencontre dans des mots qui sont maintenant lexicalisés.

 

 

Les noms compléments

 

Le nom complément s’analyse comme la réduction d’un syntagme contenant une préposition : une sauce pesto est en réalité une sauve au pesto ; il n’y a pas d’équivalence ou d’identité entre les deux noms. De ce fait, le nom complément reste invariable. Cette forme elliptique est critiquée ; pour conseils beauté, la formulation correcte est conseils de beauté. Il en va de même avec l'expression capital de sympathie (ou de confiance) qu'il n'est pas rare d'entendre sous la forme capital sympathie. On notera que ces formes sont largement employées par le domaine de la publicité, et du monde commercial en général.

 

Le tableau suivant présente des syntagmes dans lesquels le second nom n'est donc pas considéré comme un équivalent sémantique du premier nom : un verre ballon ne nomme pas un verre qui serait un ballon mais un verre qui a la forme d'un ballon. Dans ce genre de syntagme, le trait d'union est très rarement employé.

 

 

après-vente

des services après-vente

ballon

des verres ballon

beauté

des conseils beauté

bidon

des informations bidon

bon marché

des produits bon marché

choc

des photos choc

commando

des opérations commando

couleur

des photos couleur

courriel

des adresses courriel

crème

des cafés crème

culte

des films culte

dernier cri

des vêtements dernier cri

éclair

des guerres (visites, voyages, etc.) éclair

éprouvette

des bébés éprouvette

fantaisie

des bijoux fantaisie

filtre

des cafés filtre

frontière

des villes frontière

gâteau

des grand-mères gâteau

grand public

des chansons grand public

haut de gamme

des produits haut de gamme

kraft

des papiers kraft

laser

des imprimantes laser

lingerie

des rayons lingerie

maison

des tartes maison

marathon

des pourparlers marathon

minceur

des produits minceur

nature

des yaourts nature

papier

des copies papier

placebo

des effets placebo

poids plume

des poids plume

radar

des écrans radar

santé

des forfaits santé

sport

des voitures sport

tendance

des couleurs tendance

vapeur

des légumes vapeur

vidéo

des cassettes vidéo

web

des concepteurs web

 

 

Remarques

 

  • La locution à bon ou à meilleur marché est préférable à bon marché. On notera que à est obligatoire dans à bon (ou meilleur) marché « avec peu de peine, aisément ».

 

  • On rencontre parfois le trait d'union avant choc, mais la forme sans trait d'union est plus fréquente.

 

  • Photo couleur est une ellipse pour photo en couleur.

 

  • Films culte est la graphie préconisée par l'Académie, mais la forme des films cultes est assez fréquemment employée, notamment par Larousse. Ce pluriel de culte nous semble fautif, mais il peut s’expliquer par le fait que, dans le langage familier, culte est employé en position d'adjectif, avec une forte valeur laudative : le dernier disque de Jules est vraiment culte !

 

  • Dernier cri est aussi une locution nominale : cette voiture est le dernier cri en matière de confort.

 

  • Bébé éprouvette est un rare exemple de structure relationnelle dans laquelle le trait d'union est utilisé puisqu'on rencontre assez souvent la forme bébé-éprouvette, en dépit de toute logique : un bébé ne peut ni être une éprouvette ni en avoir l'apparence.

 

  • Des papiers kraft est correct, mais des feuilles de papier kraft est un syntagme plus fréquent.

 

  • Laser n'est jamais précédé d'un trait d'union.

 

  • Maison est toujours invariable dans ce contexte et n'est jamais précédé d'un trait d'union. Notons également que maison peut être attribut invariable : toutes nos confitures sont maison.

 

  • La forme écran radar est critiquée, car il faudrait plutôt dire un écran de radar.

 

  • Tendance « à la mode » n'est jamais utilisé avec un trait d'union.

 

  • Il convient de ne jamais employer de trait d'union avec web.

 

 

Au vu de ces exemples, on comprend aisément que le second nom apparaît comme l’abréviation d’une formulation plus longue : des produits minceur sont des produits qui favorisent la minceur.

 

Par ailleurs, si l'on veut former un syntagme de ce type, on évitera d'imiter la syntaxe anglaise qui consiste à placer le déterminant avant le déterminé La syntaxe française veut l'ordre déterminé-déterminant. Ainsi, il est fautif de dire une vidéo cassette ; la forme correcte en français est cassette vidéo. Cette règle s'applique également aux noms propres, notamment aux marques : on ne dira pas Dugourmand Comestibles mais Comestibles Dugourmand.

 

 

Désaccords

 

L'examen de dictionnaires et d'ouvrages normatifs permettra au lecteur de se rendre aisément compte que tous les lexicographes et auteurs ne sont pas systématiquement d'accord sur le pluriel du second nom ou sur l'emploi du trait d'union. Nous donnons ici des mots dont la graphie, sauf mention contraire dans le corps de cet article, a emporté l'avis général des grammairiens. Cela étant, tous les dictionnaires ne sont pas d’accord, comme le montre le tableau suivant :

 

 

 

Hanse

Larousse

Robert

Bescherelle

des prix choc

des mesures(-)chocs

des prix choc

des prix(-)chocs

des mots clés

des mots-clés

des mots-clés

des mots(-)clés

?

des films(-)cultes

des films cultes

des films(-)cultes

des voyages éclair

des voyages(-)éclair

des visites éclair

des voyages éclair(s)

des remèdes miracles

des médicaments miracle

des solutions miracle

des médicaments miracles

des ventes records

des chiffres record

des chiffres record(s)

des prix records

 

 

Conclusion

 

Si l’on examine le corpus utilisé tout au long de cette étude, il apparaît que les cas litigieux en ce qui concerne la nature du second nom, qualifiant ou complément, ne sont guère nombreux. Certes, certains syntagmes peuvent poser un problème d’analyse, et cette analyse est essentielle afin de décider de l’accord ou non du nom épithète. Toutefois, la grande majorité de ces formations sont faciles à caractériser, et le choix entre accord ou non-accord se fait aisément. Il convient cependant de ne pas négliger la dimension de la subjectivité personnelle dans l’analyse du rapport entre les deux noms.

 

En ce qui concerne l’utilisation du trait d’union, celle-ci ne peut se faire que lorsque la lexicalisation du nom est pleinement accomplie. Se pose alors la question suivante, celle de l’incorporation ou non de ces syntagmes dans la catégorie des noms composés.

 

 

 



[1]  Sur son site, l'Académie française propose l’analyse suivante : « Au pluriel [...], le nom apposé varie uniquement si on peut établir une relation d’équivalence entre celui-ci et le mot auquel il est apposé. Ainsi, on écrira Les danseuses étoiles regardent des films culte, car si l’on considère que les danseuses sont des étoiles (elles ont les mêmes propriétés qu’elles, elles brillent de la même façon), il est évident que les films ne sont pas des cultes, mais qu’ils font l’objet d’un culte. ».

 

[2]  On ne confondra pas une ossature acier « une ossature en acier » avec une moquette acier « une moquette couleur de l'acier », cette seconde construction étant tout à fait correcte.


03/06/2022
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