Françoise NORE

Françoise NORE

Squatter


Les squatters se cachent avant d'agir

 

      Dans des articles précédents, nous avons vu que de nombreux mots anglais adoptés par le français sont en fait d'origine française. Parfois, ces emprunts ont en outre des liens très proches avec des mots français contemporains. C'est le cas du nom squatter et du verbe de même forme squatter.

 

 

      À l'origine se trouve le verbe latin agere "agir", qui eut une descendance nombreuse en français. Agere donna le verbe agir, attesté en 1450 avec le sens de "produire" puis, en 1611, avec celui de "faire", que nous connaissons bien. Son nom dérivé actio "action" devint naturellement action, ancien en français puisqu'il est attesté vers 1150. Un autre de ses dérivés, l'adjectif agilis "rapide", nous fournit agile, présent pour la première fois dans un texte daté d'environ 1327.

 

 

Il faut cacher le lait caillé

 

      Un autre dérivé latin d'agere fut encore plus prolifique. Il s'agit du verbe cogere, qui signifiait "rassembler, condenser". Cogere donna le verbe coagulare "coaguler", qui eut deux descendants en français, coaguler, attesté vers 1300, et cailler "se figer", présent dans un texte daté d'environ l'an 1100. Cogere eut aussi pour dérivé le verbe coactare, qui avait pour sens "contraindre" et qui prit la forme *coacticare en latin vulgaire, forme signifiant "comprimer, serrer". *Coacticare est à l'origine du verbe d'ancien français quachier "dérober à la vue", attesté au XIIIe s. Quachier est ensuite présent dans un texte de 1275 sous la forme cachier et avec le sens de "cacher", avant de devenir, finalement, le verbe cacher qui nous est familier.

 

      Mais c'est coactus, le participe passé de cogere, qui nous réserve de belles surprises. Coactus donna le verbe de latin vulgaire non attesté *coactire "presser", qui fournit à l'ancien français le verbe catir, attesté au XIVe s. avec le sens de "frapper, presser". Ce verbe catir eut pour dérivé décatir, présent dans un texte de 1753 avec le sens de "préparer une peau destinée à la fabrication de chapeaux". Sous sa forme pronominale se décatir, on le croise ensuite en 1870 avec la signification de "se faner, vieillir". C'est ce sens qui est à l'origine du participe passé adjectivé décati "usé par l'âge, vieilli", que l'on connaît toujours.

 

 

Les squatters en action

 

      L'ancien verbe catir "frapper, presser", que nous venons de voir, eut un dérivé, esquater ou esquatir, qui signifiait "briser". Ce verbe dut plaire à nos anglais voisins et néanmoins amis, car ceux-ci nous l'empruntèrent vers 1350 et l'anglicisèrent sous la forme to squat. Ce nouveau venu dans la langue anglaise signifiait "écraser", sens fort proche de celui de son étymon français. Puis to squat vécut sa vie autonome en anglais ; sous la forme pronominale to squat oneself, il signifia "s'accroupir", puis métaphoriquement "occuper des terres sans en avoir le droit", sens enregistré en 1800 : on s'accroupit sur une terre pour l'occuper. Naturellement, ce verbe fournit le nom d'agent squatter, attesté en 1788 [1].

 

      Pendant ce temps, le français, qui pratiquait l'emprunt à l'anglais depuis déjà un certain temps, restait aux aguets : il trouva intéressant, en 1827, d'adopter ce nom de squatter, qu'il utilisa alors avec le sens de "pionnier qui s'installe aux États-Unis, sur des territoires non encore occupés". Mais le sens du nom anglais évolua, et, dans un texte de 1880, il signifiait "personne occupant illégalement un logement vacant", sens attesté plus tard en français, en 1946. Enfin, le nom dorénavant français squatter donna le verbe tout autant français squatter, présent pour la première fois à l'écrit en 1969.

 

      Cette étude nous montre une fois de plus, s'il résidait un doute à ce sujet, que la langue anglaise a largement puisé dans le vocabulaire français pour construire son propre lexique. Cela devrait nous rendre indulgents et, surtout, nous enseigner le goût de la recherche étymologique : tel mot anglais emprunté par le français ne serait-il pas, à l'origine, un mot né chez nous, qui sut séduire nos voisins ?

 

 

tableau-page0001.jpg

 


[1]   Le fait que le dérivé squatter soit attesté avant son terme d'origine to squat ne doit pas intriguer ni faire douter du sens dans lequel la dérivation se produisit. To squat est nécessairement antérieur à squatter ; l'absence d'un texte rédigé avant 1788 et contenant to squat ne saurait remettre en cause le rapport d'étymon à dérivé entre to squat et squatter.


02/09/2018
0 Poster un commentaire