Françoise NORE

Françoise NORE

Influences germaniques sur la morphologie

        L’apport des langues germaniques au très ancien français ne concerne pas uniquement les modifications phonétiques examinées précédemment, mais aussi les outils grammaticaux et la syntaxe. Ce nouvel article s’attache à l’étude des outils et éléments grammaticaux d’origine germanique.

 

 

Outils grammaticaux

 

          Avec la guerre de Cent Ans (1337-1453) contre les rois anglais de la dynastie des Plantagenêt et les guerres d’Italie (1494-1559), qui favorisèrent l’introduction de la Renaissance italienne en France, le français connut de nouvelles vagues d'arrivées de mots étrangers dans son lexique. De forts contingents de mots intégrèrent alors le français, mais cette influence, contrairement à ce qui se produisit avec les apports germaniques, fut purement lexicale. En effet, seules les langues germaniques transmirent au français ce que l’on appelle des outils ou mots grammaticaux ; il s’agit des mots autres que les noms, les adjectifs, les verbes et une partie des adverbes. Ces outils grammaticaux qui proviennent des langues germaniques sont les suivants :

 

  • guère : adverbe issu de l’ancien bas francique *waigaro « beaucoup », guère est présent sous les formes guaires, gueres et guares dès La Chanson de Roland (1080), mais il est employé uniquement dans des tournures négatives, comme cela est toujours le cas en français moderne[1]. Cette date de 1080 est indice d'une entrée ancienne dans le vocabulaire français ;

 

  • trop : attesté lui aussi pour la première fois dans La Chanson de Roland (1080), trop dérive du germanique *throp « amas, entassement » mais aussi « village »[2] ; en ancien français, il signifia « beaucoup », « assez », puis « extrêmement », « excessivement ». C'est cette dernière acception qui est parvenue jusqu'à l'époque contemporaine.[3] On notera que le mot germanique *throp a aussi donné les substantifs troupe et troupeau ;

 

  • maint (à comparer avec l’adjectif allemand manch « plus d’un ») provient du germanique *manigito ou *manigipo « grande quantité »[4]. Il est attesté dès 1121.

 

          La transmission de ces outils grammaticaux nous semble plaider en faveur de l'importance des langues germaniques en protoroman, car ce fait dépasse le simple legs de lexèmes que l’on observe généralement dans le cadre des échanges lexicaux entre langues.

 

 

Affixes

 

       Outre ces outils grammaticaux, les langues germaniques ont transmis plusieurs affixes au protoroman, la plupart étant toujours vivaces en français moderne. La transmission de morphèmes grammaticaux est un fait rare ; les seuls autres exemples identifiés relèvent des contacts du français avec l’italien, puis avec l’anglais. Il en va ainsi du suffixe -issime, qui provient de l’italien. Sa vitalité reste bien vivante ; néanmoins, il semble n'être utilisable que dans certains contextes emphatiques, à valeur méliorative ou plaisante : si richissime est admis, il semble difficile de créer *pauvrissime. Un autre suffixe italien acclimaté au français est le suffixe -esque, également productif, à connotations toutefois dépréciatrices[5]. Enfin, l'influence anglaise, dans le domaine des affixes, est sensible dans la transmission du suffixe -ing, utilisé pour former de nouveaux substantifs. On notera toutefois que ces néologismes sont souvent de faux anglicismes, comme caravaning ou footing ; l’unique fonction de -ing semble être d'affecter un caractère formel anglais à un substantif, français ou anglais.

 

       L'influence germanique en la matière fut plus profonde ; son héritage s'élève à deux préfixes et trois suffixes, que nous allons présenter en détail.

 

 

Préfixe *missi-

 

          Le germanique a légué au français le préfixe *missi- (miß- en allemand moderne), préfixe péjoratif ou négatif, devenu mes- en ancien français et mé- en français moderne[6]. Ce préfixe connut une grande fortune dès le protoroman. Une quantité considérable de substantifs, d'adjectifs et de verbes ont été formés à l'aide de mes- et, si beaucoup d'entre eux n'ont pas survécu en français moderne, il en reste malgré tout un certain nombre. Ce préfixe, généralement ajouté à un radical latin, transforme le sens de celui-ci de trois façons[7] :

 

en notant l'imperfection du procès :

     mesentendre = « entendre mal »

     mesveoir = « mal voir »

 

en lui opposant un sens contradictoire ou détrimentaire :

     mesaesmer (mes- + aesmer) = « mépriser »

     mesfaire = « faire du tort à »

 

en soulignant l'absence du procès :

     mesoïr = « ne pas écouter »

 

          Ce préfixe est toujours vivace en français moderne. Il est surtout utilisé avec ces valeurs de péjoration ou de contradiction.

 

 

Préfixe *bi-

 

          On trouve en ancien français, et également en français moderne mais à un degré moindre, les traces résiduelles du préfixe bi-, à l’origine du préfixe be- en allemand moderne,[8] qui introduit une idée d'achèvement, d'accomplissement, de renforcement ou de répétition de l'action induite par le radical. Des traces de ce préfixe sont présentes dans les couples suivants :

 

     behanter / hanter

     besogner / sogner, qui donna besogner / soigner

 

          Les exemples de couples en ancien français sont peu nombreux. On rencontre en revanche quelques exemples de verbes isolés avec ce préfixe, comme besuchier « épargner », « musarder ».

 

 

Suffixe -ard

 

          Le germanique est également à l'origine de la création d'un suffixe nouveau, et ce, dès le plus ancien français : il s'agit du suffixe -ard, dérivé de hard, adjectif germanique signifiant « fort », « hardi », également à l’origine de hart en allemand moderne. Toujours très vivant[9], -ard (ou sa variante -aud) a cependant survécu avec un certain glissement sémantique : à l'origine, il apportait une nuance plutôt admirative ; aujourd'hui, il connote le mot qu'il suffixe de manière familière (banlieusard, smicard) ou nettement péjorative (chauffard, richard). Il est, de plus, largement utilisé pour la création d'unités argotiques (taulard) en apportant également une valeur dépréciative à l'unité lexicale ainsi suffixée.

 

 

Suffixe -ais, -ois

 

          L'influence germanique est également présente dans le suffixe français -ais ou -ois, dérivé du germanique *-isk[10] : comme son descendant français, il s’agit d’un suffixe ethnique servant à former des gentilés. Son processus d'évolution est le suivant :

 

     Germanique *-isk > latin -iscu > ancien français -eis > -ois > -ais.

 

          Le suffixe féminin -isca donna le suffixe d'ancien français -esche, mais cette forme fut supplantée par -oise ou par -aise, formes refaites sur les masculins -ois et -ais. Néanmoins, le français, ancien ou moderne, a conservé quelques mots d'origine germanique formés avec ce suffixe, comme revêche, qui a survécu : cet adjectif aujourd'hui épicène présentait anciennement une forme de masculin revesc, refaite à partir de son féminin.

 

 

Suffixe -tt

 

          Il convient de signaler un suffixe diminutif dérivé du suffixe germanique *-tt-, attesté en latin sous la forme -it(t)us ou -it(ta) au IIIe s. Les formes gallo-romanes ont abouti en ancien français à -et, -ot et -at pour le masculin, -ette et -otte pour le féminin, donnant ainsi naissance à un schéma dérivationnel d’usage courant, car ce suffixe est assez bien productif en français. En effet, si le germanique et le latin utilisaient ce suffixe uniquement avec des anthroponymes, ce n'est pas le cas du gallo-roman : -et, -ot, -at est certes utilisé pour former des diminutifs de noms humains (Pierrot, Lucette), mais il a également servi à donner naissance à des dérivés de substantifs (mulet [11], verrat [12]) ou de verbes (voleter, crachoter) ; dans ce dernier cas, le verbe augmenté de ce suffixe gagne un sens itératif. Il convient d'ajouter que ce diminutif a servi et sert toujours à former des mots d'argot ou des mots familiers, à valeur souvent hypocoristique (petiot).

 

 

Conclusion

 

          Nous venons de voir que les anciennes langues germaniques ont transmis plusieurs outils grammaticaux au très ancien français. La présence de ces éléments allogènes tendrait à prouver l’importance et les conséquences des contacts entre ces langues, ce qui, d’ailleurs, est confirmé par les autres domaines que sont la syntaxe et le lexique.

 

 

Bibliographie

 

  • Bloch O., von Wartburg W. (1932), Dictionnaire étymologique de la langue française, Paris, PUF.
  • Brunot F. (1966[1905]), Histoire de la langue française, tome I, Paris, A. Colin.
  • Buridant C. (1995), « Préverbes en ancien français », in Rousseau (A.) (sous la direction de), Les préverbes dans les langues d'Europe. Introduction à l'étude de la préverbation, Lille, Presses Universitaires du Septentrion.
  • Chaurand J. (sous la direction de) (1999), Nouvelle histoire de la langue française, Paris, Le Seuil.
  • Chaurand J. (8e éd. 1996, 1e éd. 1969), Histoire de la langue française, Paris, PUF, Que Sais-Je.
  • Dauzat A., Dubois J., Mitterand H. (1989), Nouveau dictionnaire étymologique et historique, Paris, Larousse.
  • Godefroy F. (1881-1902), Dictionnaire de l'ancienne langue française et de ses dialectes, XIe -XVe siècles, Paris, Vieweg, puis Émile-Bouillon.
  • Greimas A.J. (1997[1968]), Dictionnaire de l'ancien français, Paris, Larousse.
  • Guinet L. (1982), Les emprunts gallo-romans au germanique (du Ier à la fin du Vsiècle), Paris, Klincksieck.
  • INALF (version numérisée du dictionnaire sur www.atilf.inalf.fr).
  • Kluge (24e éd. 2002, revue et augmentée, 1e éd. 1883), Etymologisches Wörterbuch der deutschen Sprache, Berlin, Walter de Gruyter.

 



[1]  Néanmoins, on trouve aussi dans les textes la forme affirmative gaire « beaucoup » (1188).

 

[2]  Le nom germanique *throp a aussi donné le nom allemand Dorf « village ».

 

[3]  Trop présente un phénomène de grammaticalisation dès l’ancien français, puisque cet adverbe a pour étymon un substantif.

 

[4]  Des cognats allemands possibles sont manch « plus d’un » et Menge « foule », « grande quantité ».

 

[5]  À ce sujet, l’ATILF écrit : « En général, -ien [avec lequel -esque entre parfois en concurrence] dénote le génie, le style personnel d'œuvres, d'hommes illustres ou notoires ; c'est un suffixe essentiellement laudatif [...]. Au contraire, -esque révèle et accentue l'originalité sinon l'étrangeté de ces créateurs ou de ces créations : on peut admettre p. ex. que hugolien évoque le poète-mage, le penseur, et hugolesque ridiculise la démesure, la luxuriance de son œuvre. » (version numérisée du Trésor de la Langue Française, www.inalf.atilf.fr).

 

[6]  Brunot [1905:286] donne mes- comme aboutissement du latin minus. La recherche a infirmé cette affirmation. Gamillscheg, pour sa part, tient ce préfixe pour francique. Or, Guinet [1982:144] démontre, en faisant appel à la phonétique historique, qu'il s'agit d'un préfixe introduit en gallo-roman, à date très ancienne, par les premières populations germaniques présentes sur le territoire de la Gaule.

 

[7]  Cl. Buridant [1995: 301-302].

 

[8]  Contrairement au français moderne, l'allemand be- est resté productif ; son sémantisme est similaire à celui de son étymon germanique et du descendant en ancien français de ce dernier.

 

[9]  J. Chaurand évoque d'ailleurs sa « bonne productivité » [Chaurand 1999:701].

 

[10]  À ce sujet, voir Guinet [1982:68-69] et Chaurand [1996:43].

 

[11]  Mulet (Roland, 1080) est le diminutif de mul « mulet » (Roland, 1080).

 

[12]  Verrat (1334) est dérivé du nom d’ancien français ver « verrat, sanglier » (première moitié du XIIe s.).



13/06/2021
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