Il m'a encore mis le waï dans mes affaires !
Être linguiste, c'est vivre dans une dimension que les gens normaux ne peuvent comprendre, une sorte de monde parallèle dont les habitants emploient des termes incompréhensibles du commun des mortels. Par exemple, le linguiste ne parle pas de "famille de mots" – ce serait bien trop simple – mais de "paradigme dérivationnel". Cela donne une idée de sa vie, et ce n'est pas rien. Mais quand on se spécialise et que l'on devient lexicologue, pis, étymologiste, on entre en quelque sorte dans les ordres puisqu'on renonce aux plaisirs de ce monde pour se consacrer à la recherche du Graal, c'est-à-dire de l'origine de tel ou tel mot. On abandonne tous ses biens terrestres (sauf ses dictionnaires, naturellement), on donne tout à l'étymologie.
Bon, nous exagérons quelque peu, mais nous allons donner un exemple de ce que peut être la quête de l'origine d'un mot. Prenons le nom waï, extrêmement utilisé dans le Sud-Est. Quel est-il ? Et, tout d'abord, comment s'écrit-il ? Pour être franc, on ne le sait pas exactement. Certains l'écrivent waï, d'autres oaï, mais il semble que la graphie waï soit la plus employée, et c'est d'ailleurs celle que nous faisons nôtre. On est sûr en revanche de sa prononciation, exactement similaire à celle de l'anglais why. En ce qui concerne sa signification, les choses sont simples : waï a pour sens "grand désordre", voire "bordel" si l'on parle gras, comme on dit dans le Midi. Ce mot est généralement utilisé dans l'expression mettre le waï, c'est-à-dire "semer le trouble, la confusion, mettre le désordre".
Un grand bond dans le passé
En ce qui concerne l'origine de waï, les choses se compliquent. Les lexicographes ont des avis différents sur ce point, et c'est à ce moment de notre enquête qu'il nous a fallu nous retirer du monde pour pouvoir consacrer tout notre temps à la recherche de l'étymologie de waï. Et trouver l'origine de ce nom ne fut pas aisé. Comment retracer l'histoire d'un mot qui ressemble plus à une onomatopée qu'à un mot usuel ? Aussi consacrâmes-nous des jours et des jours à chercher l'ascendance de ce substantif mystérieux – d'où le renoncement aux plaisirs évoqué ci-dessus –, plongée que nous fûmes dans force grimoires, encore et toujours feuilletés, fiévreusement compulsés, jour et nuit. C'est beau, une passion.
Heureusement, un beau jour, la lumière fut. Mais expliquons brièvement la façon dont on procède : pour trouver l'étymologie d'un mot, on analyse sa forme et son sens, voire le champ sémantique auquel il appartient. Le waï comporte une connotation négative. On va donc, dans les langues indoeuropéennes, chercher des mots qui présentent une forme proche de la sienne et qui font partie d'un champ sémantique voisin. Et l'on trouve les mots suivants : l'allemand Weh "douleur, malheur", le russe увы "hélas", le latin vae "malheur, malédiction" (présent dans la célèbre expression vae victis "malheur aux vaincus") ; comme on le voit, tous ces mots entrent dans le schéma morphosémantique de waï. Encouragée par cette découverte, nous poursuivîmes notre exploration et nous découvrîmes l'existence du nom napolitain guaï, qui signifie "catastrophe". Comme le napolitain provient du latin, la boucle est bouclée, et la relation avec le latin vae est avérée. Et sachant que les immigrés italiens, arrivés en nombre dans le Sud-Est de la France à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, apportèrent avec eux plusieurs dizaines de mots de leur langue d'origine, nul doute que c'est ce nom guai qui donna naissance au waï que l'on connaît si bien sur notre Riviera. Par ailleurs, au vu des formes et des sens de tous ces mots que sont Weh, увы, vae et guai, on peut conjecturer, sans trop de risques de se tromper, qu'ils ont en commun une racine indoeuropéenne.
Rappelons-nous le premier article de cette série ; nous y avons fait la connaissance de l'habitant du Nord qui se trouve confronté au langage du Sud-Est. Donc, dorénavant, quand ce Septentrional entendra le mot waï, il pourra lâcher, d'un ton suffisant : "Pfff ! Nous, dans nos nordiques contrées, nous connaissons l'origine de ce vocable". Il pourra ensuite ajouter que, si la forme waï est récente (à l'échelle du langage, s'entend), ce n'est pas une onomatopée mais bel et bien un nom, qui plonge ses racines dans une terre linguistique âgée de plusieurs millénaires.
Donc, en conclusion, la prochaine fois que l"on entendra au Vélodrome une phrase comme celle-ci : "l'attaque adverse, elle fout le waï dans notre défense ", on aura une pensée pour nos très lointains ancêtres indoeuropéens qui n'auraient jamais imaginé que leur parler subsistât jusqu'à être employé avec passion autour d'un rectangle vert. Et pourtant, c'est ainsi.
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