Françoise NORE

Françoise NORE

Les calques sémantiques

          Un calque sémantique est un processus linguistique qui met en jeu deux mots, issus de deux langues, dont la particularité est d’avoir une forme proche, sinon identique, mais un sens différent. L’une de ces langues adopte le mot étranger avec le sens qui lui est propre, souvent au détriment de celui de ses mots qui ressemble au mot introduit. Ainsi, sous l’influence de l’anglais academic « universitaire », il arrive que soit utilisé le syntagme année académique au lieu de année universitaire, alors que académique n’est pas synonyme d’universitaire. De ce fait, les calques sémantiques introduisent des sens erronés. Ils peuvent également provoquer des malentendus : en français, un comportement agressif est jugé négativement, tandis que l’anglais aggressive signifie « dynamique, tenace » ; employer agressif par calque de l’adjectif anglais conduit nécessairement à un contresens. Les paragraphes qui suivent présentent quelques exemples de ces calques, ainsi que les conséquences de leur emploi.

 

 

De quelques calques sémantiques courants

 

          Les calques sémantiques ne sont pas un phénomène récent. Certains, entrés anciennement en français, ne sont plus ressentis ou identifiés comme des calques. Il en va ainsi du verbe réaliser, qui acquit le sens anglais de « se rendre compte » du verbe to realize vers le milieu du XIXe siècle ; ce sens est en effet attesté dans un texte français de 1858. Ensuite, réaliser « se rendre compte » se répandit au début du XXe siècle, puis il se lexicalisa, même si certains spécialistes rejettent cette signification.

 

          L’adjectif draconien « extrêmement sévère ou contraignant » s’emploie pour qualifier une décision ou une attitude. Or, l’usage courant semble lui préférer drastique, qui n’en est pourtant pas un synonyme, puisqu’il s’agit d’un terme de médecine utilisé pour parler d’un médicament très énergique, plus particulièrement d’un laxatif à forte efficacité. Ce remplacement de draconien par drastique s’explique par l'influence de l'anglais drastic « sévère, contraignant », qui a donné son sens à drastique, attesté avec cette signification en 1875. Drastique a ainsi supplanté draconien là où celui-là devrait être employé.

 

          À partir du milieu du XXe siècle, ce phénomène du calque sémantique se répandit largement. Ainsi, l'adjectif français digital, qui a pour sens « relatif au doigt », est attesté en 1961 avec le sens de l’anglais digital « numérique ». Il en va de même pour le verbe contacter, dont le sens régulier est « toucher un autre corps », notamment dans le domaine technique. Le glissement métaphorique que l'on connaît, créé à l'imitation de l'anglais to contact « appeler, se mettre en contact », est rejeté par l'Académie française, qui préconise de réserver contacter « appeler, rencontrer » « au langage du commerce international, du renseignement ou de la clandestinité », selon ses propres termes.

 

          Un autre exemple de mot français ayant acquis le sens anglais de son calque est le nom contexte. À l’origine, contexte est un terme de linguistique qui signifie « ensemble d'un texte par rapport à l'un de ses éléments évoqué ou étudié individuellement ». De ce fait, l’utilisation de contexte en dehors du domaine de la linguistique est erronée ; il conviendrait donc d’employer environnement, entourage ou milieu, et de ne pas franciser l’anglais context « environnement », qui n’est pas un terme de linguistique.

 

          À côté de ces emplois qui peuvent s’expliquer par une certaine facilité procurée par l’existence de mots ressemblants, certains calques sémantiques peuvent trouver, aux yeux de leurs utilisateurs, une justification, sinon une utilité.

 

 

Une certaine bienséance lexicale

 

          L’utilisation de calques sémantiques n’est en effet pas uniquement due à l’attrait d’une quasi-identité de formes ; il est des cas où ces emplois sont considérés comme utiles puisqu’ils permettent de contourner des mots français jugés trop précis. Il en va par exemple du verbe abuser, employé avec le sens de l’anglais to abuse « violer », pour éviter justement le verbe violer, alors que abuser signifie en réalité « profiter malhonnêtement de quelqu’un ou de quelque chose ».

 

          Abuser n’est pas le seul mot qui ressortit à cette catégorie. Synonyme contemporain et pudique de violent, et surtout de pornographique, l’adjectif adulte est aujourd’hui d’un emploi relativement courant, notamment dans l’expression film adulte, par influence de l’anglais adult « pornographique ». Il semble d’ailleurs qu’une sorte de pudeur se fournisse tout particulièrement dans les calques sémantiques afin de ne pas recourir à certains mots français, jugés trop crus. Ainsi, explicite, adaptation française de l'anglais explicit « à caractère pornographique », remplace également pornographique, par exemple dans le syntagme contenu explicite. Il en va de même de inapproprié, calque de l'anglais inappropriate, utilisé avec les sens de ce dernier à la place d'adjectifs français comme choquant ou inadapté, qui n’ont pas exactement la même signification.

 

 

Calques sémantiques et longueur

 

          Les calques sémantiques ne sont pas utilisés seulement à seule fin de masquer des réalités jugées choquantes. Il arrive qu’un calque sémantique soit adopté pour d’autres raisons, même si, comme tous les autres mots de cette catégorie, le calque prend la place d’un mot français de sens plus adéquat et plus exact. L’une de ces raisons réside en ce que ces mots présentent souvent un volume supérieur à celui du mot français remplacé ; il est possible que les locuteurs qui l’emploient souhaitent donner du poids à leurs propos, en substituant au mot français, jugé trop bref, un mot plus long. C’est ainsi que nutritionnel, sous l’influence de l’anglais nutritional « relatif à la nutrition », est souvent utilisé à la place de nutritif ou de nourrissant ; la publicité évoque couramment la valeur nutritionnelle d’un produit, alors que valeur nutritive exprimerait plus justement l’idée que l’on souhaite véhiculer en la matière.

 

          Un autre exemple bien connu est celui du nom opportunité, dont les sens effectifs sont « occasion favorable » et « action pertinente ». Sous l’influence de l’anglais opportunity « occasion », opportunité est employé là où occasion serait adéquat. On peut également remarquer, dans le monde du travail, l’utilisation de l’expression opportunités de carrière, calque de l’anglais career opportunities, alors qu’il conviendrait de dire perspectives ou possibilités d’avancement, voire débouchés, selon le cas.

 

          Dans le langage courant, l’adverbe pratiquement est très fréquemment employé à la place de presque ou de pour ainsi dire, par imitation de l’anglais practically « presque ». Or, l’adverbe français pratiquement a pour significations « concrètement » et « de manière pratique, commode ».

 

          Un dernier exemple que l’on peut évoquer dans cette partie est l’adjectif spécifique, qui a emprunté à l’adjectif anglais specific son sens de « précis ». Pourtant, spécifique a pour sens « propre à une espèce ». On constate donc que l’emploi usuel de spécifique se fait aux dépens de juste ou de précis.

 

          Les paragraphes précédents montrent que certains calques sémantiques sont probablement choisis en raison de leur volume sonore, afin de donner du poids au propos tenu. Mais ce choix peut conduire à des confusions.

 

 

Calques sémantiques et quiproquos

 

          Il arrive en effet que l’emploi de calques sémantiques conduise à des ambiguïtés. C’est par exemple le cas de l’utilisation contemporaine du verbe revisiter, dont le sens attendu est « visiter de nouveau ». Or, sous l’influence de l’anglais to revisit, revisiter a adopté le sens de « reconsidérer, donner un éclairage nouveau à quelque chose ». Dans un contexte restreint, dépourvu de précisions, revisiter peut prêter à confusion, comme dans un énoncé ayant la forme suivante : Nous avons revisité cette maison.

 

          Ce cas d’ambiguïté n’est pas unique. Dans le domaine du sport, le verbe supporter est souvent employé avec le sens de l’anglais to support « soutenir, encourager ». Cet emploi n’est pas récent, puisque sa première attestation écrite date de 1963. Toutefois, selon le contexte, il est possible de ne pas comprendre « encourager », mais « endurer », qui est l’un des sens du verbe français. Ici aussi, en l’absence d’un contexte éclairant et étoffé, supporter peut donner lieu à équivoque.

 

          De nombreux autres exemples peuvent être relevés. Ainsi, l’adjectif éligible « qui jouit des droits requis pour se présenter à une élection par voie de suffrages » est aujourd’hui souvent utilisé, notamment dans le domaine commercial, avec le sens de son homologue anglais eligible « qui a droit ou accès à quelque chose », « admissible », ce qui éloigne du sens français.

 

 

Calques sémantiques et syntaxe

 

          Les calques sémantiques n’ont pas le seul tort d’attribuer des sens erronés à certains mots français. Parfois, l’adoption de ces sens conduit à des modifications de la syntaxe française.

 

          Ainsi, sous l’influence de l’anglais comfortable « qui se sent bien », l'adjectif confortable « qui procure du bien-être » se voit employé avec un référent humain : Je suis confortable dans cette veste. Or, si l’on fait abstraction de l’emploi familier de confortable avec le sens de « rondouillet, replet », cet adjectif ne peut qualifier un humain. Cette sorte de calque grammatical se retrouve aussi dans l’emploi de partager, qui, sous l’influence de l’anglais to share « communiquer », provoque une double faute : ambiguïté sémantique si l’on considère le sens « répartir » de partager, et faute de syntaxe ; un énoncé comme Je vous partage ce document contrevient à la syntaxe du français, la structure attendue étant Je partage ce document avec vous.

 

 

Conclusion

 

          Certains calques sémantiques peuvent enrichir la langue s’ils apportent des sens nouveaux et utiles au lexique français. Il conviendrait toutefois de faire la part entre des mots comme réaliser, qui peut ressortir à cette catégorie, et d’autres termes qui, à l’image du verbe supporter, introduit une ambiguïté que seul un contexte élargi peut lever. En outre, la syntaxe du français ne doit pas souffrir des calques. Pour toutes ces raisons, les calques sémantiques doivent faire l’objet d’une attention particulière et ne pas être adoptés sans circonspection.



26/05/2021
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