Les anglicismes
Il n’a échappé à aucun locuteur francophone que le lexique français de 2020 contient un certain nombre de mots anglais. Cet état de fait suscite des réactions passionnées ; elles sont soit favorables à ce qui peut être considéré comme un enrichissement de la langue, soit hostiles à l’introduction de mots anglais dans notre vocabulaire, une introduction vue comme une invasion à combattre.
Or, il convient de porter en la matière un jugement pondéré. Toutes les langues procèdent ou ont procédé à des emprunts ; entre autres raisons, ceux-ci ont été favorisés par les guerres, le commerce international, le développement des arts et des sciences, la découverte de terres jusque-là inconnues. Ces échanges lexicaux se font pour différentes raisons : adoption d’une réalité inconnue dans sa propre civilisation et du nom qui désigne cette réalité ; apport, par le mot étranger, de nuances sémantiques absentes de la langue emprunteuse ; impossibilité de traduire un mot nouveau. Mais la légitimité de certains emprunts ne saurait justifier l’accueil de mots dont des équivalents parfaitement identiques existent déjà dans la langue emprunteuse.
Un anglais pétri de français
La langue anglaise a donc essaimé en français, mais il convient de se remémorer que, jusqu’au XVIIIe siècle, l’anglais a plus emprunté à la langue française que celle-ci n’en a fait de même en retour. Lorsque Guillaume le Conquérant posa le pied de l’autre côté de la Manche en 1066, il arrivait avec sa langue, le normand, une variété d’ancien français qui se parlait alors dans sa Normandie d’origine. Le normand devient alors la langue de l’aristocratie, de la cour, de la justice et de l’Église. Intégrant des mots et des tournures issus de l’anglais, il devint l’anglo-normand. Ainsi, ce dialecte français qu’était l’anglo-normand continua d’être la langue de l’aristocratie et de la royauté de l’Angleterre jusqu’au XIVe siècle.
On notera avec intérêt que de nombreuses devises ou expressions officielles anglaises, toujours utilisées en 2020, sont en français :
– Honi soit qui mal y pense (graphie d’époque) : devise de l’ordre de la Jarretière, créé en 1348 par le roi Édouard III d’Angleterre ;
– Dieu et mon droit : devise de la monarchie britannique depuis Henri V, qui régna de 1413 à 1422, jusqu’aujourd’hui ;
– La Reyne le veult ou Le Roy le veult (graphie d’époque) : phrase datée d’avant 1488 et employée au parlement du Royaume pour signifier que la reine ou le roi a donné sa sanction à une proposition de loi.
Si le français cessa d’être la langue officielle de l’Angleterre en 1362, ni son prestige ni son utilisation dans de nombreux domaines ne faiblirent. Jusqu’au XVIIe siècle, le français s’impose dans toute l’Europe comme langue de culture et de communication, donc également en Angleterre. Aujourd’hui, le pourcentage de mots anglais d’origine française est estimé, selon les méthodes de calcul, entre 40 et 70 % du lexique anglais total.
Une hégémonie en perte de vitesse
Au XVIIIe siècle, la France s’intéresse aux sciences et aux techniques. Mais le français manque de vocabulaire dans certains domaines ; aussi emprunte-t-il des mots au latin et au grec, mais également à l’anglais, car l’Angleterre est alors la référence en ce qui concerne la politique, les techniques et l’industrie. Après la Révolution française, le français n’est plus langue de communication aristocratique et industrielle ; l’anglais le supplante progressivement, les anglicismes commencent à faire souche en France. Et, en 1919, la rédaction du Traité de Versailles en français et en anglais sonne la fin de l’hégémonie du français comme langue de la diplomatie. Ensuite, en raison notamment du développement massif des sciences, de l’importance économique des États-Unis et de la diffusion du mode de vie de ce pays, l’anglais s’impose comme langue internationale.
Des échanges dans les deux sens
Le français a donc considérablement enrichi le vocabulaire anglais, comme nous l’avons vu, mais l’anglais nous a également fourni une certaine quantité de mots. Le phénomène des anglicismes est ancien ; on peut citer, par exemple, le nom fellow, qui a donné l’adjectif falot (vers 1450), et paquet boat, à l’origine de paquebot (1647). Tout comme ces deux mots, une partie des mots anglais qui sont passés dans le français aux XVIIIe et XIXe siècles se sont fondus dans la graphie et la prononciation françaises : riding coat a donné redingote (1725) ; bowl est devenu bol (1760) et partner a été francisé en partenaire (1760). Cependant, cette francisation cessa ; depuis lors et jusqu’à nos jours, les mots anglais, sauf rarissimes exceptions, conservent leur forme d’origine.
Cela fait donc longtemps que l’anglais donne des mots au français. Mais, dans la mesure où les deux pays furent constamment en contact durant de nombreux siècles, il était inévitable que des mots français partis en Angleterre reviennent sur notre sol. Au vu de leur origine française, il est difficile de leur attribuer l’étiquette d’anglicismes. Ces mots ayant fait deux fois le voyage sont de deux sortes :
– ceux qui ont conservé une forme anglaise, parmi lesquels bacon ; badge ; blister ; budget ; challenge ; charter ; coach ; design ; flirt ; gadget ; glamour ; jury ; mail ; mug ; poney ; rush ; spleen ; stress ; ticket ; toast ; vintage ;
– ceux qui ont été francisés de telle sorte que leur passage dans la langue anglaise n’est plus discernable aujourd’hui, comme dans les exemples suivants :
* ancien français pinace « péniche » → anglais pinnace « id. » → français péniche (1804) ;
* français tonnelle → anglais tonnel ou tunnel → français tunnel (1825).
Des anglicismes hier, aujourd’hui et demain
Toutefois, le vocabulaire n’est pas gravé dans le marbre, et un anglicisme peut tomber en désuétude ou être remplacé par son équivalent sémantique français. En 1793 apparut fashionable « personne élégante », qui devint ensuite l’adjectif fashionable « élégant, chic, à la mode » (1804). Ce mot connut une certaine fortune durant la première moitié du XIXe siècle, puis il disparut de notre lexique. Plus près de nous, computer et software ont été supplantés par ordinateur et par logiciel. D’autres mots, qui furent en faveur durant les Trente Glorieuses, ne sont plus en usage : les teenagers sont redevenus des adolescents ; on ne se rend plus aux water-closets mais aux WC ou aux toilettes ; on prend aujourd’hui plus volontiers un verre qu’un drink, avec des glaçons plutôt que on the rocks ; ce qui était smart est ressenti comme élégant.
À l’instar de ce qu’il se produit dans d’autres domaines, il existe aussi un effet de mode pour les mots. Les médias, dont on connaît la place considérable dans la vie contemporaine, peuvent assurer la fortune de tel ou tel mot en le diffusant largement, et certains pans de l’activité humaine sont particulièrement friands de lexèmes anglo-américains, notamment l’informatique et le monde du spectacle.
Naturellement, nous pouvons difficilement prévoir quels anglicismes présents aujourd’hui dans notre vocabulaire seront toujours utilisés dans les années ou les décennies à venir ; la prédiction en matière de lexicologie est impossible. Nous avons cependant voulu procéder à un état des lieux, en espérant offrir une image la plus fidèle possible de la réalité ; c’est la raison pour laquelle nous avons constitué un corpus comprenant plus d’un millier de mots et tournures empruntés à l’anglais. Nous avons ensuite opéré une classification des anglicismes présents en 2020 dans la langue française ; les articles ultérieurs offriront une étude détaillée de ces anglicismes, catégorie par catégorie.
Les différentes catégories d’anglicismes
Les anglicismes identifiés en français peuvent être répartis en six catégories :
Les anglicismes intégraux
Ce sont des mots anglais, importés sans modification de forme ni de sens, que l’on appelle aussi xénismes. Ces mots se répartissent de la façon suivante :
– emprunts abusifs : management, pour gestion ;
– emprunts intraduisibles : rock ‘n roll, jazz ;
– emprunts traduisibles : buzz, cool, underground.
Les anglicismes hybrides
Il s’agit de mots anglais francisés, selon deux façons :
– francisation morphologique : le mot anglais reçoit un suffixe français de même fonction grammaticale : to customize devient customiser, doping devient dopage. Ici aussi, l’emprunt peut être abusif : personnaliser peut remplacer customiser ;
– francisation lexicale : cette sous-catégorie concerne les mots composés, dont une seule partie est francisée : adresse e-mail pour e-mail address.
Les calques sémantiques
Un mot anglais, ayant une forme identique ou quasi identique à un mot français, donne son sens au mot français, alors que celui-ci avait jusque-là une autre signification. En outre, généralement, il existe déjà une expression française de même sens. Ce sont donc des anglicismes abusifs :
– domestic flight traduit par vol domestique, alors qu’il existe vol intérieur et que domestique ne signifie pas « intérieur » en français.
Les calques syntaxiques
Ces calques reproduisent la structure syntaxique anglaise, au mépris de la structure française :
– the current situation, traduit par l'actuelle situation, au lieu de la situation actuelle ;
– the human rights, traduit par les droits humains, au lieu de les droits de l’Homme.
Les calques lexicaux
Les calques de cette catégorie consistent en la traduction littérale d’un syntagme, souvent une locution, voire une expression figée.
Ces calques peuvent être légitimes s’ils nomment une réalité ou un concept nouveaux :
– skyscraper a été traduit par gratte-ciel ;
– point of non return a été traduit par point de non-retour ;
Mais ils peuvent aussi être illégitimes s’il existe une expression française préexistante à leur emprunt :
– green space a donné espace vert, alors que le français avait déjà jardin public.
Les calques phraséologiques
Il s’agit de la traduction de phrases entières. Ces calques ne sont pas utiles, car le français possède déjà des tournures de sens identique :
– it’s not my cup of tea, traduit par ce n'est pas ma tasse de thé, alors que l’on peut dire Ce n’est pas ce que je préfère ;
– to make sense, traduit par faire du sens, alors que l’on dit Avoir du sens ;
– don’t even think about it, traduit par n'y pense même pas, alors qu’il existe Tu peux toujours courir.
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