Motivés, les émeutiers, en ce moment !
De nombreux mots latins ont en français une descendance lexicale qui peut étonner ; il arrive en effet que des mots français, qui ont le même étymon latin, semblent être étrangers les uns aux autres, tant d’un point de vue morphologique que sémantique. C’est le cas de certains des termes qui font l’objet de cet article.
Des mouvements du corps aux mouvements de l’âme
Le verbe movere qui, en latin classique, signifiait « remuer, agiter », « provoquer » et « émouvoir », est à l’origine de très nombreux mots français.[1] Son descendant direct, qui est d’ailleurs son plus ancien dérivé attesté, est le verbe mouvoir, employé avec les sens de « causer un mal », « mettre en mouvement » et « bouger » dans La Chanson de Roland et Le Voyage de saint Brendan, textes datés du début du XIIe siècle, Mouvoir donna ensuite naissance à mouvement, attesté vers la fin du XIIe siècle ; ce dernier signifiait à cette époque « capacité de se mouvoir » et « action ou manière de se mouvoir ».
Movere avait en latin de nombreux dérivés[2], notamment le verbe emovere, qui signifiait « chasser, remuer, ébranler », au sens propre comme au sens figuré. Arrivé en Gaule, emovere devint *exmovere. Ce dernier est à l’origine d’émouvoir, lequel avait pour sens « mettre en mouvement » dans sa première attestation, La Chanson de Roland également. Quelques décennies plus tard, vers 1170, émouvoir est attesté avec le sens que nous connaissons bien, celui de « troubler, porter à certains sentiments », acception qui était alors une métaphore de la première signification de ce verbe.[3]
Parmi les autres dérivés de movere en latin, on compte le nom motio « mouvement », « trouble », « frisson », qui devint motion en français, attesté vers 1225 avec ce même sens de « mouvement ». De nos jours, motion n’est plus guère utilisé que dans le domaine de la politique ; il arrive en effet que l’on parle d’une motion de censure. Au demeurant, on notera qu’il s’agit là d’un emprunt à l’anglais motion « suggestion, proposition », puis plus précisément « proposition faite dans une assemblée délibérative », et que cet anglais motion est lui-même un emprunt du nom français motion.
Quoi qu’il en soit, motion n’a pas totalement disparu du paysage lexical français : uni à émouvoir, il a donné émotion, présent pour la première fois, avec le sens de « trouble moral », dans un texte daté d’avant 1475. On peut penser qu’émotion n’est pas le dérivé attendu d’émouvoir car, à l’image de la dérivation qui alla de mouvoir à mouvement, émouvoir aurait dû produire la forme *émouvement. Mais l’influence de motion dut être suffisamment forte pour contrarier la dérivation logique.
Un vent de révolte ?
Movere avait pour participe passé la forme motus. En s’appuyant sur le radical de movere, le latin populaire transforma motus en *movitus, et *movitus fut à l’origine du nom de latin médiéval movita « soulèvement » et « expédition ». Ce même nom movita donna le nom muete, attesté vers 1150 avec le sens de « groupe de chiens dressés pour la chasse » puis enregistré quelques décennies plus tard sous la forme meute. Apparaît ensuite, vers 1470, l’adjectif mutin « séditieux, révolté », dérivé de meute. On sait que, bien souvent, le sens d’un mot perd de sa force avec le temps.[4] Ce phénomène affecta mutin, car celui-ci est attesté en 1782 avec le sens figuré et affaibli d’« espiègle », dans Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos en l’occurrence.
Mais mutin n’est pas le seul dérivé de meute. En effet, meute s’unit à esmeu, ancienne forme du participe passé d’émouvoir, et donna le nom émeute, attesté vers 1160 sous la forme esmote et avec le sens de « mouvement, explosion ». Un peu moins de deux cents ans plus tard, en 1326, émeute est attesté avec la signification de « manifestation, soulèvement populaire ». Étonnamment, il fallut attendre le XIXe siècle, et plus exactement l’année 1834, pour rencontrer le dérivé émeutier dans les textes.
Il faut que ça bouge !
La descendance de movere comprend de nombreux autres dérivés, et la plupart ont un rapport avec l’idée de mouvement. Ainsi, par l’intermédiaire d’une forme non attestée *movibilis, movere eut pour dérivé l’adjectif mobilis « qui peut être déplacé », devenu moble puis meuble en français, attesté vers l’an 1170 dans le syntagme araine moble « sable mou ». De nos jours, meuble est employé dans la formule juridique biens meubles et immeubles ; on l’utilise aussi pour qualifier une terre malléable, comme dans l’expression un terrain meuble. On remarquera que, à l’instar d’autres adjectifs français, l’adjectif meuble donna naissance au nom meuble, présent dans un document que l’on date d’environ 1165 et qui évoque des moebles, mot généralement traduit par « bien mobilier ». Ensuite, le nom meuble prit le sens de « bien, richesse », puis celui, qui nous est familier, de « objet d’équipement pour la maison ».
Enfin, il était assez logique que mobilis donnât le mot mobile, attesté d’abord comme nom. On le rencontre en 1301 avec le sens de « bien meuble », puis en 1677 chez Bossuet avec celui de « ce qui fournit une impulsion », et en 1682 sous la plume de La Fontaine, chez qui il signifie « ce qui incite quelqu’un à agir ». Plus tard, vers la fin du XIXe siècle, en 1883 exactement et dans les Contes cruels de Villiers de l’Isle-Adam, mobile est attesté avec le sens de « raison d’agir d’un criminel ». Enfin, en 1946, mobile désigne le type d’œuvre d’art faite de divers éléments que l’on peut mettre en mouvement ; on rencontre le mot pour la première dans un ouvrage de J.-P. Sartre intitulé Les mobiles de Calder. Parallèlement à cette évolution, l’adjectif mobile apparaît à l’écrit dans un texte de 1377 ; il a le sens de « qui peut être mû », sens qui a perduré jusqu’à nous.
Encore et toujours de l’action
Les dérivés de movere sont déjà bien nombreux, mais il en est encore d’autres. La forme motum, qui était le supin[5] de movere, est à l’origine de l’adjectif de bas latin motivus « relatif au mouvement, mobile », attesté au IIIe siècle et étymon de l’adjectif d’ancien français motif « qui donne le mouvement » (1314). Cet adjectif motif donna le nom motif, attesté en 1370 avec le sens de « raison d’agir »[6]. Puis, quelques siècles plus tard, en 1721 précisément, apparut le verbe motiver « justifier par des motifs ».
Le supin motum produisit également le nom de latin classique motor « celui qui remue », attesté aussi en latin médiéval, qui est à l’origine du nom moteur « ce qui cause le mouvement » et « celui qui fait agir, dirige », attesté en 1377. On notera avec intérêt que le moyen français connaissait les noms mouveur « celui qui fait agir » (vers 1380) et mouveresse « instigatrice » (fin du XIIIe siècle), directement créés à partir de mouvoir ; toutefois, ces deux noms n’ont pas vécu jusqu’à nous.
Un dernier moment ?
Enfin, le dernier dérivé de ce vaste ensemble est plutôt étonnant, car il semble a priori étranger à movere, tant dans sa forme que dans son sens. Et en effet : à côté des dérivés déjà examinés, movere a aussi donné le nom momentum, par l’intermédiaire de la forme non attestée mais reconstituée *movimentum. Momentum signifiait « impulsion, mouvement, changement », mais aussi « poids qui détermine le mouvement et l’inclinaison de la balance ». De ce deuxième sens en découla un troisième, « cause déterminante, influence, motif », puis un quatrième, « point, parcelle, petite division (du temps) », car le momentum était généralement un poids léger. Passé en français, momentum devint le nom moment, attesté en 1119 avec le sens de « très petit espace de temps ». On remarquera que, de tous les descendants de movere, moment est le seul qui ne contient plus aujourd’hui dans l'utilisation courante que l'on en fait, hormis dans quelques acceptions techniques, l’idée de mouvement, physique ou moral, notion plus ou moins présente dans tous les autres dérivés.[7] Ce qui n’aura pas, espérons-le, empêché le lecteur de vivre de grands moments d’émotion à la lecture de cet article.
[1] Notre étude des mots latins présents dans cet article s’appuie notamment sur le Dictionnaire étymologique de la langue latine d’Alfred Ernout et d’Antoine Meillet et sur le dictionnaire latin-français de référence de Félix Gaffiot.
[2] Hormis indication contraire, les mots latins présents dans le schéma ci-dessous appartiennent au latin classique.
[3] Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le nom émoi n’est pas dérivé d’émouvoir. Il s’agit en effet du déverbal de l’ancien français esmaier « inquiéter, effrayer », attesté vers 1100, qui vient lui-même du bas latin *exmagare « priver de ses forces », d’origine germanique (comparer avec l’ancien haut allemand magan « pouvoir » et les verbes contemporains mögen en allemand et may et might en anglais). Esmaier avait donné le nom esmai « trouble, agitation causée par la crainte ou par l’inquiétude » (vers 1175), qui prit ensuite la forme esmoi (fin du XIIIe s.) pour des raisons phonétiques. Toutefois, émouvoir influença émoi car celui-ci acquit ultérieurement le sens de « trouble émotif agréable » (1835).
[4] Donnons quelques exemples de mots affectés par cette érosion sémantique : abasourdir, qui signifia d’abord « tuer » avant de prendre le sens de « étonner fortement » ; formidable, qui eut pour premier sens « redoutable » ; rêverie, qui avait pour acception « délire causé par la fièvre ».
[5] Le TLFI donne la définition suivante du supin : « forme nominale du verbe latin qui peut jouer le rôle d'infinitif et dont le radical sert à la formation d'autres temps (part. passé en -us) dans la conjugaison latine ». C’est donc une forme très utile, et pas uniquement au moment de Noël.
[6] Le nom motif « phrase mélodique qui assure l’unité d’une œuvre musicale », attesté en 1703, est un emprunt à l’italien motivo, de même sens. Quant au nom motif employé dans les beaux-arts avec le sens de « sujet de peinture » et attesté en 1824 sous la plume de Delacroix, il serait pour sa part un emprunt à l’allemand Motiv.
[7] On notera avec grand intérêt que les mots peuvent échanger leurs significations : ainsi, mouvement est attesté, durant la seconde moitié du XIIIe siècle, avec le sens de « révolte, émeute ».
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