Curiosités étymologiques
Comme son nom l'indique, cette catégorie d'articles s'attachera à traiter de faits lexicaux étranges et remarquables qui nous sont familiers mais que nous ne voyons plus, par la force de l'habitude - des faits qui nous font pourtant nous exclamer : "Ah oui, c'est vrai" lorsque nous prenons le temps de les examiner.
Comme un cabinet de curiosités, cette section mettra dans sa vitrine ces objets lexicaux rares et intéressants, et donc précieux, pour qui aime le français.
"Attention, tu écrabouilles les boyaux !"
Le plus ancien mot de la famille étudiée dans cet article est français ; il s'agit du nom féminin buele "entrailles", attesté vers 1100 dans la Chanson de Roland. Ce nom prend ensuite le genre masculin ; puis il change de forme et de sens et devient boiel "boyau" vers 1160. Enfin, sa forme définitive boyau est attestée vers 1340.
Toutefois, la forme boiel ne disparut pas totalement, car elle produisit le verbe esboillier "étriper", attesté au XIIe siècle : étriper, c'est en effet ôter les boyaux. Esboillier lui-même eut sa propre descendance en s'unissant avec écraser pour donner en 1535, sous la plume de Rabelais, le verbe escarbouiller "écraser, broyer". Nous avons là un exemple type du phénomène du mot-valisage puisque, quelques décennies plus tard, en 1578, Ronsard utilise la forme escrabouiller, qui deviendra écrabouiller tel que nous le connaissons. D'un point de vue sémantique, on peut dire qu'écrabouiller, c'est écraser les boyaux, donc faire de sa cible une sorte de bouillie. D'ailleurs, le nom bouillie a probablement joué un important rôle d'étymologie seconde[1] et d'expressivité dans la formation définitive d'écrabouiller.
En ce qui concerne écraser, sa première attestation écrite date de 1560.[2] Son descendant escarbouiller lui est antérieur puisqu'il est attesté en 1535, mais, comme nous l'avons déjà fait remarquer, un écart temporel faible entre étymon et dérivé n'est pas significatif. On peut en outre ajouter qu'escarbouiller naquit dans l'œuvre de Rabelais, grand utilisateur de mots dialectaux ou régionaux, qui n'ont probablement pas tous été enregistrés par les documents d'alors.
Écraser constitue la surprise de la famille étudiée ici car ce verbe est d'origine anglaise ; il s'agit en effet de la forme francisée du verbe de moyen anglais to crasen "briser", attesté vers 1440. Ce verbe est lui-même dérivé du verbe to craze "broyer", attesté vers 1369. Ce qui est très intéressant, c'est que l'Online Etymology Dictionary précise, au sujet de to craze : "Probablement de l'ancien norrois *krasa "fracasser, rompre, briser", peut-être par l'intermédiaire d'un mot d'ancien français". Ce qui signifie que le norrois *krasa arriva en Normandie avec les Vikings, s'acclimata, acquit ainsi une forme française dont nous n'avons malheureusement pas de trace écrite, puis, avec ou après Guillaume le Conquérant, prit le chemin de l'Angleterre où il adopta une vie de mot anglais sous la forme to craze puis to crasen, avant de revenir sur le sol français pour devenir écraser. Ceci est un exemple tout à fait éclairant du voyage des mots à époque ancienne : Scandinavie, puis Normandie, puis Angleterre, puis France. Les mots, alors, voyageaient beaucoup.
Au demeurant, to crasen eut sa propre existence. Il est à l'origine de l'adjectif crazy, dont le premier sens, "maladif", est attesté en 1576. Ensuite, le sens "fou", que lui connaissent tous les anglophones, est attesté en 1617. Crazy est donc frère d'écraser. N'est-ce pas un peu fou ?
[1] Une étymologie seconde est un mot dont la forme influence la forme d'un autre mot, les deux mots ayant des sens proches. Ainsi, ici, bouillie a favorisé la forme écrabouiller que l'on comprend comme "mettre en bouillie".
[2] Cette première attestation est présente dans l'œuvre de Ronsard, qui contient également escrabouiller, comme nous l'avons noté ci-dessus.
Cet article est extrait de l'ouvrage suivant, volume 2 des Familles surprises :
Le charlatan raconte des charades.
Le nombre de mots réputés d'origine obscure ou inconnue est particulièrement important dans le lexique familier. Mais un peu de bon sens (associé à quelques recherches étymologiques, bien sûr …) aide souvent à lever certaines difficultés liées à l'origine de tel ou tel mot. Le nom charabia, par exemple, fait partie de ces mots dits d'origine obscure, en ce sens qu'aucune étymologie irréfutable ne se dégage des nombreuses hypothèses avancées par les chercheurs. Toutefois, si on examine, en parallèle, des mots comme charade, charrier "mystifier", charlatan, ainsi que tchatche ou son dérivé tchatcher, on observe que toutes ces forment présentent la même syllabe d'attaque cha- (ou son allomorphe tcha-) et sont toutes en rapport avec le champ sémantique de la parole. Il n'y a pas de fumée sans feu, dirait-on, ni de charabia sans rapport avec cette famille. C'est ce que nous allons approfondir.
Le tableau ci-dessous montre que la famille étudiée dans cette notice est une famille transfrontalière, avec des représentants normand, espagnol, provençal et italien. Cette multiplicité des zones d'attestation est relativement fréquente lorsque l'étymon est une onomatopée, ce qui est le cas de la famille examinée ici. Une onomatopée, c'est un élément expressif qui se transmet aisément, de région en région. Et l'onomatopée à l'origine de la famille examinée ici est tcharr-, qui vise à exprimer le bavardage, la parole facile et superficielle. Nous allons en examiner ses représentants en détail.
De tous les mots traités ici, le plus ancien est charlatan, attesté dès 1572 avec le sens de "bateleur", puis en 1668 avec celui d'"imposteur", sens que nous lui connaissons toujours. Charlatan est l'adaptation en français du nom italien ciarlatano, né au XVe siècle en Italie avec ce même sens de "charlatan". Ciarlatano est né d'une union entre cerretano "habitant de Cerreto" ("village dont les habitants vendaient souvent des drogues dans les marchés", précise le TLFI) et ciarlare, verbe italien signifiant "jaser, bavarder", issu directement de l'onomatopée tcharr-. Nous voyons ainsi que cette racine n'est pas en rapport avec le seul vocabulaire français.
Le terme suivant, dans l'ordre chronologique des attestations écrites, est charade, adaptation française du mot provençal charrado dont le sens était simplement "conversation". Charrado dérive du verbe provençal charrá qui avait pour signification "discuter". Bien évidemment, comme sa forme le montre, charrá provient lui aussi de tcharr-. Notons qu'en français, charade a d'abord eu le sens de "discours", en 1770, un sens encore assez proche de son père provençal, avant de prendre en 1777 la signification que nous lui connaissons aujourd'hui, celle d'un jeu sous forme de rébus oral.
Un charabia ? Faut pas charrier ...
C'est ici que charabia entre en scène. Le terme est d'abord attesté dans un document de 1802 intitulé Courrier des Spectacles et indiquant simplement : "première représentation de Charabia". On ignore s'il s'agit d'un nom propre de comédien ou de personnage d'une œuvre de fiction, ou encore d'une appellation de langue, dialecte ou patois. Faute de documents complémentaires, il est à redouter que l'on ne puisse jamais trancher. Très peu de temps après, toujours au début du XIXe siècle selon le TLFI mais sans autre précision, apparaît le mot charabiat, avec le sens de "patois auvergnat". Un peu plus tard encore, avant 1835, charabiat est relevé avec la signification d'"émigrant auvergnat", puis, sous la graphie charabia, avec le sens de "langage incompréhensible" en 1838.
Pour illustrer ce que l'on écrivait au début de cet article, on remarque que la première syllabe de charabia, qui désigne un mode d'expression orale, est char-, à l'instar des autres mots en rapport avec la parole examinés ici. On peut donc valablement poser l'hypothèse selon laquelle charabia appartient à la même famille que le verbe provençal charrá "discuter".[1] Si l'on postule une descendance à partir de charrá, on reste malgré tout démunis pour donner une explication étymologique satisfaisante de la finale -bia. On peut y voir, sous la forme -biat telle qu'elle est présente dans charabiat, l'adjectif biat "béat", usité dans le Rouergue. Mais cela ferait de charabia un "discours béat", ce qui n'est pas la signification du mot.
Une autre hypothèse pour expliquer la formation de charabia a été avancée : l'expression originelle aurait pu être *charra Arabia, dont la glose serait "parler l'Arabie", donc "parler arabe", autrement dit "parler un langage incompréhensible ou inconnu". La répétition du groupe -ara- aurait entraîné le phénomène dit d'haplologie, qui consiste en la suppression d'une ou de deux syllabes identiques et consécutives à l'intérieur d'un mot ou d'un groupe de mots que l'on cherche à réduire. Ainsi, *charra Arabia aurait été à l'origine de charabia. La discussion reste ouverte, cette théorie est en débat, mais l'insertion de charabia dans la famille de charrá est peu sujette à caution, d'un point de vue morphosémantique.
Par ailleurs, tout le monde connaît le familier charrier "mystifier, plaisanter". Ce verbe remonte également à l'onomatopée tcharr-, mais par des voies détournées. On note en effet l'existence d'un verbe normand, charrer "jaser, plaisanter", de même origine que son homologue provençal charrá selon le TLFI.[2] Pour P. Guiraud, charrer "jaser" s'est croisé avec charrier "transporter" : quand on mystifie quelqu'un, on le transporte dans une autre dimension de la réalité. Le résultat de ce croisement fut donc charrier "mystifier", attesté en 1837, ce qui ressortit aussi à l'usage de la parole.
Le dernier terme de cette famille est le substantif féminin populaire tchatche. Ce nom apparaît en Afrique du Nord, plus précisément à Alger et dans ses environs. La tchatche est la faconde, la volubilité, voire l'art de séduire par des paroles … Ce nom vient en droite ligne d'un verbe espagnol, chacharear "bavarder", lui-même dérivé du nom chachara "flot de paroles inutiles", créé à partir de la racine onomatopéique tcharr-. Tchatche donnera ensuite le verbe tchatcher, que le dictionnaire de J.-P. Colin date de 1983 pour sa première attestation écrite, mais qui est d'un usage bien plus ancien.[3] [4]
En conclusion, nous pouvons dire que cette famille de mots illustre les principales difficultés rencontrées dans le cadre des recherches étymologiques : des filiations difficiles à établir, l'identification des processus dérivationnels à l'œuvre (métaphore, mot-valise, haplologie), le problème des datations … En outre, lorsque les termes à identifier ressortissent au parler populaire, la tâche est d'autant plus malaisée, car il y a trop souvent lacune de documents écrits. Mais n'est-ce pas ce qui fait tout le sel de ces recherches ?
[1] Sans oublier la forme sarabia, présente dans le dictionnaire historique du provençal de Frédéric Mistral. Mais sarabia peut être un simple allomorphe de charabia.
[2] On remarquera que les descendants de tcharr- sont plutôt localisés dans les régions méditerranéennes, mais l'onomatopée a pu voyager.
[3] On notera ici le décalage que l'on observe trop souvent entre d'une part l'utilisation de mots nouveaux et la connaissance que l'on peut en avoir, et d'autre part leurs dates d'entrée dans les dictionnaires. Les raisons de ce décalage sont nombreuses. Toutefois, les chercheurs du futur auront la tâche facilitée par le fait que, maintenant, tout nouveau mot apparaît de façon quasi instantanée sur la toile. On peut ainsi parier que les questions de datation de première occurrence ne poseront probablement plus problème.
[4] L'auteur de cet ouvrage est formelle : le verbe tchatcher existait dans le parler familier bien avant l'année 1983. Mais cela remonte à une époque où l'internet n'existait pas.
Cet article est extrait de l'ouvrage suivant :
On lui a tout dérobé pendant qu'il roupillait.
La recherche étymologique est passionnante et réserve continûment de nouvelles surprises : on pense avoir fait le tour de toutes les familles étonnantes, on se croit à l'abri de toute découverte stupéfiante – et on referme ses grimoires en soupirant de contentement, tant on est persuadé d'être en possession de la connaissance totale, on pense que l'on a mérité quelque repos. Mais l'esprit vadrouille, à droite, à gauche. Et ce diablotin ne peut se reposer car, devant ses yeux, dansent en une sarabande tourbillonnante des mentions bien connues, trop connues : "origine incertaine", "origine inconnue", "origine controversée". Il trépigne, s'agite, et le linguiste se lève alors en soupirant pour retourner à ses dictionnaires. Car c'est un perfectionniste : les origines incertaines, inconnues, etc., l'empêchent de dormir. Il faut trouver. Il doit trouver. Alors, il cherche. Encore. Et il trouve.
Pendant longtemps, nous nous sommes interrogée sur l'origine du nom roupettes. C'est un nom certes amusant, mais il a nécessairement une base qui servit à sa formation, comme tout nom ayant une finale en -ette. Nous nous sommes longtemps interrogée, puis nous avons trouvé. C'est donc l'histoire de cette découverte que nous allons présenter.
Le français est une langue latine, mais elle est, comme l'a fait remarquer Henriette Walter[1] avec justesse, la plus germanique des langues latines. Les ancêtres de Clovis apportèrent leur langue en Gaule, et nombreux furent leurs mots qui se mêlèrent au français alors en gestation. Ce peuple de valeureux guerriers avait un nom pour désigner le "butin" qu'ils accumulaient après leurs conquêtes ; il s'agit de la forme *rauba, reconstruite mais non attestée. Adapté à la phonétique française de cette époque, *rauba devint robe ; ainsi, en ancien français, robe eut d'abord le sens de "butin". Puis, comme les étoffes étaient des marchandises des plus précieuses, robe en vint à signifier aussi "vêtement", ce qui signifie que les tissus, fort prisés, étaient des pièces de choix dans tout butin de guerre. Ensuite, au fil des années, le sens de robe évolua, pour prendre finalement la signification de "vêtement féminin d'un seul tenant".
Ce nom *rauba avait lui-même un étymon ; il s'agit du verbe germanique *raubôn qui signifiait "piller, voler". Il est attesté en français vers l'an 1130 avec la forme rober et le sens identique de "piller". Ensuite, il se vit adjoindre le préfixe d'origine latine dé- et devint ainsi dérober, présent dans un texte de 1160 avec le sens de "piller". Ultérieurement, le sens de dérober s'affaiblit, et le verbe signifia simplement "voler". Nous constatons donc que robe et dérober ont la même origine. Vous étiez prévenus : la recherche étymologique réserve de belles surprises.
De l'espagnol ? Caramba !
Et ces surprises semblent sans fin. En effet, les peuples germaniques ne s'arrêtèrent pas à la seule Gaule. Si les Francs s'établirent sur le territoire de ce qui deviendra ultérieurement la France, les Ostrogoths poursuivirent leur route vers l'est de notre territoire, tandis que les Wisigoths se dirigèrent tout droit vers le sud et s'implantèrent de part et d'autre des Pyrénées. Autrement dit, dans la partie nord des territoires qui constitueront plus tard l'Espagne. Et c'est ainsi que l'on a, en ancien espagnol, le nom ropa qui signifie "hardes, vêtements usagés". On notera au passage que la robe française avait une parente pauvre en Espagne … Cette ropa eut ensuite un diminutif, le nom ropilla, qui conserva le sens de "vêtements usagés". La ropilla aurait pu avoir une vie tranquille en Espagne, mais rappelons-nous que le Moyen Âge fut continûment agité de guerres incessantes. On bataillait ferme, mais on parlait, aussi, et on échangeait donc des mots. Ropilla fut donc adopté par les Français sous la forme roupille ; ce mot ne parvint pas jusqu'au français général mais resta dans les dialectes où il prit le sens de "guenille", "vêtement ample", très proche de celui de son père espagnol, "vêtements usagés".
Roupille eut toutefois sa descendance. Il produisit le verbe roupiller "dormir", attesté en 1597. L'explication sémantique est simple : pour dormir, on s'enroulait dans cette sorte de grand manteau qu'était une roupille. Le verbe roupiller resta confiné pendant plusieurs siècles dans l'univers du parler régional ou argotique ; il est certes mentionné dans les grands dictionnaires d'argot tout au long du XIXe siècle, mais il se répandit dans le parler général seulement après la Première Guerre mondiale.[2] C'est un verbe très familier, mais il n'est toutefois pas connoté péjorativement.
Le second descendant de roupille appartient, lui, à un niveau de langue clairement populaire, si ce n'est plus. Il s'agit du nom roupettes "testicules", attesté en 1779. Cette dérivation morphosémantique plutôt étonnante s'explique ainsi : on a estimé que la chose ainsi nommée a parfois l'aspect d'une "guenille" qui est, rappelons-le, un vêtement fripé, froissé … Étonnant, et amusant, mais roupettes est bel et bien un dérivé de roupille. Quand on vous disait que les études lexicologiques et étymologiques réservent de belles surprises …
Au demeurant, cette famille montre les chemins de traverse sémantiques que peuvent prendre certains mots en voyageant d'une langue à l'autre, dans l'espace et dans le temps. Qui aurait jamais pensé que robe et roupettes avaient un ancêtre commun ? Au risque de nous répéter, la recherche étymologique est source de grandes joies et de plaisirs lexicaux infinis.
[1] Henriette Walter, linguiste éminente, est connue du grand public pour avoir écrit plusieurs ouvrages de – très bonne – vulgarisation linguistique ; citons, entre autres : Le français d'ici, de là, de là-bas ; Le français dans tous les sens ; L'aventure des langues en Occident ; L'aventure des mots français venus d'ailleurs.
[2] La Première Guerre mondiale a fait se rencontrer des soldats venant de toute la France qui ont diffusé leurs particularismes lexicaux auprès de leurs camarades. Albert Dauzat l'a magistralement démontré, lexique à l'appui, dans son ouvrage intitulé L'Argot de la guerre.
Cet article est extrait de l'ouvrage suivant :
Les Familles surprises du lexique populaire - Volume 2
... et cela fait ricaner tout le monde.
La famille examinée ici est d'origine germanique. Au vu de l'ancienneté des étymons, il est, une fois de plus, délicat d'identifier le terme premier de cette famille ; toutefois, contrairement à la lignée de galoper pour laquelle deux mots très différents ont été proposés, le cas est plus simple ici. Il s'agit de décider entre deux mots franciques parents entre eux, morphologiquement et sémantiquement ; ces deux mots sont *kinni "joue, mâchoire" et *kinan "tordre la bouche". Le problème est qu'on ne sait lequel des deux a fourni l'autre. C'est, en quelque sorte, l'histoire de la poule et de l'œuf.
On ne peut donc décider si *kinni ou *kinan est à l'origine de la famille que nous allons étudier. Pour cette raison, dans le graphique qui suit cette analyse, nous avons placé les deux mots sur la même ligne et les avons liés par un trait en pointillés. Cette incertitude, toutefois, ne met pas en cause la légitimité des descendants de cette famille lexicale.
Si l'on prend l'hypothèse selon laquelle *kinan est le premier mot de la famille, celui-ci a donné *kinni "joue, mâchoire", ainsi qu'un verbe d'ancien français, *chignier, verbe reconstitué à partir de ses dérivés en moyen néerlandais et en ancien haut allemand. Ce verbe *chignier est à l'origine d'un autre verbe d'ancien français, bien attesté celui-ci, le verbe reschinner "grincer des dents", présent dans un texte datant d'environ 1155. Très peu de temps plus tard, vers 1200, apparaît la forme rechigner, "montrer sa mauvaise humeur par l'expression de son visage", d'ans l'œuvre de Chrétien de Troyes. Ce verbe rechigner, que nous connaissons toujours, prend plus tardivement, vers la fin du XVIIIe siècle, la signification qui nous est familière, "se montrer récalcitrant à faire quelque chose". On observe que le sens de "tordre la bouche", attribué par reconstruction à l'étymon *kinan, est bien présent dans ce lointain descendant : "rechigner" à faire quelque chose, c'est "afficher son aversion", notamment en tordant la bouche.
On ne ricane pas en montrant ses quenottes
Si l'on adopte la seconde hypothèse, selon laquelle *kinni "joue, mâchoire" est à l'origine de la lignée, on postule ainsi que ce nom *kinni a fourni *kinan. Ce qui est sûr et avéré par la reconstruction et la comparaison avec les langues voisines, c'est que *kinni est à l'origine de deux mots nés sur le territoire français et bien attestés à l'écrit : l'un d'eux est un nom d'ancien picard, kenne "joue", attesté vers 1200 ; l'autre est le nom normand cane "mâchoire", présent dans la littérature à la même époque. La forme cane est également attestée vers 1174, avec le sens de "dent". Ce nom normand cane eut, à son tour, ses propres dérivés, que l'on identifie au nombre de deux : tout d'abord, le nom quenotte "dent", plus précisément "petite dent" ou "dent d'enfant", attesté en 1640. La formation de ce mot est claire : à partir d'un nom, cane, on en a créé un autre grâce à l'adjonction du suffixe diminutif -ot (ou -otte), suffixe diminutif très présent dans le lexique normand.
L'autre mot dérivé de cane est le verbe recaner "braire", attesté en 1121, que l'on rencontre aussi sous la forme rechaner. Très vraisemblablement par croisement avec rire, recaner devint ricaner à la fin du XIVe siècle ; on observe que le sens de "braire" fut alors conservé dans cette nouvelle forme qu'est ricaner. Puis cette signification évolua : en 1538, ricaner signifiait "rire avec affectation", et, en 1690, "rire de façon stupide, sans motif", sens qui nous est toujours familier, même si, entre temps, l'évolution sémantique lui a ajouté l'idée de moquerie.
Quel que soit le mot à l'origine de cette famille, *kinni "joue, mâchoire" ou *kinan "tordre la bouche", on constate ici aussi une pérennité sémantique remarquable : depuis le plus ancien étymon jusqu'à nos jours, les termes de cette famille de dérivés ont conservé un sémantisme en rapport avec la bouche, et, plus précisément, avec le fait de tordre la bouche, que ce soit pour "manifester sa mauvaise humeur" ou pour "rire en se moquant". Certains sens perdurent, par delà les siècles, et c'est une bonne chose pour le chercheur en étymologie, cela lui facilite un peu l'existence …
Cet article est extrait de l'ouvrage suivant :
Un maquereau qui se maquille, ce n'est pas courant.
À première vue, il n'existe pas de rapport entre celui qui vit de la prostitution féminine et le fait d'utiliser des produits cosmétiques. Ce lien existe pourtant ; c'est ce que nous allons démontrer.
Le rapport entre maquereau et (se) maquiller doit être cherché très en amont dans le temps, et en dehors des frontières françaises, car maquereau et maquiller sont d'origine néerlandaise. Ces deux mots remontent en effet au verbe de moyen néerlandais maken, qui signifie "faire". Maken a donné la forme maquier en picard, attestée vers 1250 avec un sens identique.
Ensuite, maquier, prononcé en deux syllabes, est devenu macquiller en français standard, prononcé en trois syllabes. Le premier sens de cette nouvelle forme est "travailler", sens relevé au milieu du XVe siècle dans le texte des Coquillards,[1] car il s'agissait déjà d'un terme argotique. Plus tard, macquiller prend la graphie maquiller et signifie "voler" ; on le rencontre dans le Jargon de l'Argot reformé de 1628, ce qui montre qu'il était resté dans le domaine de l'argot. On le relève plus tard, en 1790, avec le sens de "faire", puis, vers 1815, avec celui de "falsifier". Le sens de "se farder" apparaît vers 1840 ; on comprend ainsi que le maquillage fut perçu comme une falsification de l'apparence. Notons qu'en argot contemporain, maquiller a toujours le sens de "faire quelque chose de suspect". Tout le monde connaît, par exemple, l'expression "maquillé(e) comme une voiture volée" …
Par dérivation interne, le moyen néerlandais a produit un autre verbe à partir de maken "faire" ; il s'agit du verbe makeln "trafiquer". Ce verbe a eu lui-même un dérivé, toujours en néerlandais, le nom makelare "intermédiaire, courtier". Et c'est ce makelare qui est à l'origine du nom français maquereau "proxénète", attesté chez nous en 1269, après adaptation du mot néerlandais à la phonologie française.[2] Le proxénète est, en effet, une sorte d'intermédiaire, si l'on peut dire. On constatera toutefois qu'un verbe de sens tout à fait anodin, le moyen néerlandais maken "faire", a eu en français deux dérivés argotiques chargés de connotations redoutables. Ce sont les surprises de l'importation lexicale …
[1] Il s'agit du texte du procès des Coquillards, de 1455. Les Coquillards étaient une troupe de bandits qui se faisaient passer pour des pèlerins afin d'abuser de la compassion des honnêtes gens qui leur faisaient l'aumône.
[2] Notons que, la même année, la forme féminine makerele "tenancière de maison close" est attestée dans le Roman de la Rose de Jean de Meung. La parité est une chose sérieuse, qu'on se le dise.