Les anglicismes
Les faux anglicismes
Introduction
Un faux anglicisme est un mot élaboré en français à partir d'au moins un mot anglais ; ce mot n’existe pas dans la langue anglaise avec le sens ou la forme, voire les deux, que le français lui donne. Les faux anglicismes peuvent être formés de différentes façons :
- affectation d’un nouveau sens à un mot anglais, sans changement de catégorie grammaticale : warning « avertissement » devient warnings « feux de détresse » en français ;
- troncation d’un mot anglais composé ; le résultat de cette troncation se voit attribuer à tort le sens du mot complet d’origine : goalkeeper « gardien de but » devient goal « id. », alors que goal seul signifie « but » ;[1]
- création à partir de deux mots anglais : rugby et man ont donné rugbyman « joueur de rugby », alors que joueur de rugby se dit rugby player en anglais[2] ;
- modification formelle d’un mot anglais, sans changement de sens : handshake est devenu shake-hand ;
- modes de formation divers : antonomase, ajout d’éléments grammaticaux anglais ou français, changement de catégorie grammaticale.
Le français crée également de très nombreux faux anglicismes à l’aide du suffixe -ing ; ces mots suivent la plupart des schémas de formation énumérés ci-dessus. Un paragraphe particulier leur est consacré dans les lignes qui suivent, en raison de leur importance numérique.
Présentation du corpus
Nous avons établi un corpus de 76 mots, qui se répartissent selon les catégories suivantes :
a. nouveau sens attribué à un mot existant, maintien de la catégorie grammaticale : 13 ;
b. troncation de mots anglais : 13 ;
c. création à partir de deux mots anglais : 7 ;
d. modification formelle d’un mot anglais : 2 ;
e. modes de formation divers : 6 ;
f. création à l’aide du suffixe -ing : 35.
Si l’on additionne les mots relevant des catégories c et f, qui font toutes deux appel à la création, on obtient un total de 42 mots, c’est-à-dire environ 55 % du total. Si l’on ajoute les mots ressortissant à la catégorie e, cela donne un total de 48 mots, soit 63 % de l’ensemble. Le faux anglicisme apparaît donc comme un processus dynamique, puisqu’il crée plus qu’il ne modifie, indépendamment de la valeur intrinsèque des nouvelles unités lexicales obtenues ainsi.
Histoire des faux anglicismes
Il semble que le faux anglicisme le plus ancien soit ferry, abréviation de car ferry, attesté en 1782 ; ensuite, très rapidement, ferry fut modifié en ferry-boat (1785). On observe donc un double mouvement pour ce mot : tout d’abord une troncation, allant de car ferry à ferry, puis la création d’un dérivé par l’ajout d’un autre mot anglais ; ainsi, l’anglais car ferry devint ferry-boat. Cela étant, il semble que la forme simple ferry soit de nos jours la plus fréquente.
Si les faux anglicismes demeurent peu fréquents durant les XVIIIe et XIXe siècles, leur importance numérique grandira durant le XXe siècle. Cela peut notamment s’expliquer par la diffusion de la culture et des modes de vie anglo-saxons, ce que l’on appelait naguère l’American way of life : le français a beaucoup emprunté à l’anglais et lui emprunte encore beaucoup, mais il peut aussi se montrer particulièrement créatif, en forgeant des unités lexicales à consonance anglaise mais inconnues des anglophones natifs.
Nouveau sens, avec maintien de la catégorie grammaticale
L’un des modes de formation des faux anglicismes consiste en l’attribution, sans changement de catégorie grammaticale, d’un nouveau sens à un mot anglais existant. Ainsi, alors que open space signifie « espace ouvert, terrain », voire « jardin public » en anglais, le français utilise ce syntagme pour désigner un bureau sans cloisons.
L’exemple de book « dossier d’un artiste ou d’un mannequin » est une autre illustration de ce mode de formation. Si, en anglais, book ne signifie guère que « livre », le français a attribué à ce nom le sens bien particulier noté ici.[3]
Le nom anglais clip signifie « pince ». Il a certes, aussi, un sens en rapport avec l’audiovisuel, celui de « segment, extrait », mais il n’a pas la signification de « film promotionnel d’une chanson » que lui donne le français : là où nous disons clip, l’anglais utilise music video.
Nous donnons ci-dessous quelques-uns des faux anglicismes de cette catégorie.
Faux anglicisme Mots anglais et anglo-américains
baskets (chaussures) UK : trainers ; US : sneakers
book portfolio
box (informatique) router
break (voiture) UK : estate car ; US : station wagon
caddie « chariot de golf » UK : golf trolley ; US : golfcart
clip music video
flipper pinball « jeu de flipper » ; pinball machine « appareil »
open space open plan office
people celebrities ; stars
pick up « électrophone » turntable
set (de table) placemat
speaker announcer[5]
Troncation de mots anglais
De très nombreux faux anglicismes procèdent de la troncation d’un mot composé ou d’un syntagme. Ce processus a pour conséquence l’emploi de mots anglais avec un sens différent du leur. Ainsi, goalkeeper « gardien de but » a été tronqué en français pour donner le nom goal. Si ce dernier a d’abord été utilisé avec sa signification attendue de « but » (1882), il fut ensuite employé pour dire « gardien de but » (1924).
L’emploi contemporain du nom drive « (service de) retrait d’une commande faite en ligne » est un autre exemple d’une troncation de syntagme conduisant à l’utilisation d’un nom anglais avec un sens qui ne lui appartient pas, car drive, abréviation de drive-through, mot composé utilisé en anglais pour signifier « retrait d’une commande », n’a pas la signification que le français lui donne dans ce cas précis ; il a plusieurs sens, notamment ceux de « route, trajet », « convoi », ainsi que « lecteur » dans le domaine informatique.
Le cas de self (1961) peut aussi être cité. Il s’agit de l’abréviation de self service (1949), lui-même provenant de self service restaurant. Pour mémoire, on rappellera que self signifie « soi-même ». Ces quelques exemples montrent que la troncation produit des mots simples qui captent par erreur ou par méconnaissance la signification du nom composé ou du syntagme d’origine.
D’un point de vue formel, il n’existe pas de règle en la matière : le français peut aussi bien conserver le premier élément du mot composé ou du syntagme (tennis pour tennis shoes) que le second (scooter pour motor scooter).
Faux anglicisme Mots anglais et anglo-américains
chips US : potato chips[6]
drive drive-through
ferry, ferry-boat car ferry
goal goalkeeper
off offstage, offscreen
pick-up « véhicule » pickup truck
puzzle jigsaw puzzle
scooter motor scooter
self self service restaurant
side-car sidecar motorbike
string G-string
tennis (chaussures) tennis shoes
waters toilets, water closets
Création à partir de deux mots anglais
La néologie en matière de faux anglicismes a également recours à la composition à l’aide de deux mots anglais. Ainsi, l’addition de record et de man a donné recordman (1883), là où l’anglais dit record holder. Le nom man « homme » est, d’ailleurs, particulièrement utilisé dans le domaine des sports, car on relève aussi tennisman (1903, pour tennis player) et rugbyman (1909, pour rugby player).
Il semble au demeurant que le monde du sport et des activités physiques en général fournisse de nombreux faux anglicismes formés selon ce procédé. Le français parle ainsi de camping car (1974), quand les anglophones natifs utilisent motor home, camper van ou simplement camper. Citons également baby-foot (1951), nommé table football en anglais et table soccer en anglo-américain.
Faux anglicisme Mots anglais et anglo-américains
baby-foot UK : table football ; US : table soccer
ball-trap UK : clay-pigeon shooting ; US : skeet shooting
camping-car motor home, camper van, camper
punching-ball punching-bag
recordman record holder
rugbyman rugby player
tennisman tennis player
Modification formelle d’un mot anglais
Il existe quelques rares cas où la formation du faux anglicisme consiste en la simple inversion des deux éléments d’un nom composé. C’est le cas de shake-hand (1785), là où l’anglais dit handshake, et de talkie-walkie (1949), quand l’usage anglophone parle de walkie-talkie. Il conviendrait de définir les raisons pour lesquelles ces noms ont vu leurs composants s’inverser.
Modes de formation divers
Certains faux anglicismes relèvent de modes de formation divers :
- baba cool « hippie » est formé à l’aide du nom hindi bābā, qui signifie « papa », et de l’adjectif cool « tranquille, calme ». Or, le respect de la syntaxe anglaise voudrait que l’on dît cool baba. Notons que les anglophones natifs utilisent simplement hippie ;
- carter « pièce de moteur » (1891) est une antonomase, l’inventeur de cette pièce se nommant J. Harrison Carter. Les Anglo-Saxons emploient le nom casing ;
- changement de catégorie grammaticale : le nom anglais gore « sang », « carnage » est utilisé comme adjectif, notamment dans le syntagme film gore « film d’horreur » ;
- pin’s « épinglette » (1989) est une troncation du syntagme lapel pin, de même sens, enrichie d’une sur-anglicisation, à l’aide de l’apostrophe et du s normalement utilisés pour marquer le génitif,. Il est curieux que le français ait choisi d’employer cette marque grammaticale, car elle n’est pas justifiée ; peut-être faut-il y voir le souci d’éviter une confusion à l’écrit avec le nom français pin « arbre » ;
- playback « interprétation mimée d'un son enregistré au préalable » (définition de Larousse), attesté en français en 1930, est certes formellement identique à l’anglo-américain playback, mais celui-ci nomme le fait de rejouer un enregistrement. Pour nommer le fait de mimer les paroles d’une chanson, l’anglais utilise lip-sync (littéralement « synchronisation labiale ») ;
- enfin, strip-teaseuse (1955) est un dérivé de strip-tease (graphie française pour striptease). On notera que l’anglais utilise stripper pour nommer l’artiste pratiquant l’effeuillage.
Faux anglicismes formés avec -ing
Dès les premières décennies du XVIIIe siècle, les mots anglais contenant le suffixe -ing entrent dans le lexique français. Le premier d’entre eux est le nom meeting, attesté en 1733 sous la forme mitine, avec le sens de « réunion des fidèles d’une secte religieuse »[7]. Peu après, en 1764, ce nom est dorénavant présent sous la forme meeting, dans le Dictionnaire philosophique de Voltaire, avec la même signification, puis il prit ultérieurement les sens suivants : « réunion publique » (1786), « rencontre sportive » (1845) et « démonstration aérienne » (1909).
On constate donc que l’introduction de mots avec ce suffixe n’est pas récente. Les mots formés avec -ing entrent donc en français, mais sous deux formes :
- celle de vrais anglicismes : meeting, comme il vient d’être dit, puis curling (1792), training « entraînement de sport » (1854), skating (1876) ;
- celle de faux anglicismes : smoking « vêtement masculin » (1888), footing (1895).
Dès la fin du XIXe siècle, les faux anglicismes formés par suffixation avec -ing font donc leur apparition en français. Le plus ancien semble être smoking, comme indiqué ci-dessus. Mais c’est le XXe siècle qui verra une créativité massive de faux anglicismes à l’aide de ce suffixe. Ces mots se répartissent selon les principales catégories examinées plus haut pour les autres types d’anglicismes :
Troncation du mot composé ou du syntagme anglais
bowling (salle de jeu) (1908, pour bowling alley)
dressing (1972, pour dressing room)
jumping (1901, pour show jumping)
karting « activité » (1960, pour go-karting)
lifting (1955, pour face lifting)
travelling « façon de filmer » (1930, pour travelling camera)
Modification de la forme du mot anglais
camping (lieu) (1905, pour campsite)
cocooning (1988, de cocoon « cocon »)
dancing (1920, pour dance club)
fooding « cuisine ludique » (de food « alimentation »)
looping (1903, pour loop-the-loop)
mailing (1970, pour mailshot)
parking (1926, pour car park [UK] et parking lot ou parking space [US])
peeling « exfoliation » (1935, pour peel)
pressing (terme de sport) (1950, pour pressure)
shampoing (1877, pour shampoo)[8]
shooting « séance photo » (pour photo shoot)
Mots sans rapport formel avec l’équivalent sémantique anglais
brushing « type de coiffure » (1966, pour blow drying)
footing « course » (1895, pour jogging)
forcing (terme de sport) (1916, pour pressure)
jogging « vêtement de course » (1974, pour tracksuit)
living « meuble de salon » (pour dresser)
planning « programme de travail ou d’activités » (1927, pour schedule)
pressing « teinturerie » (1934, pour dry cleaner’s)
relooking (pour makeover, restyle ou restyling)
smoking « vêtement masculin de soirée » (1888, pour dinner jacket [UK] ou tuxedo [US])
standing (de ~) (1952, pour luxury « luxueux »)
standing « statut social » (1928, pour status)
training « vêtement de sport » (1956, pour tracksuit)
warnings « feux de détresse » (pour hazard lights)
zapping « florilège d’extraits d’émissions » (1987, pour highlights ou best moments)
Modes de création divers
- Modification de sens : teasing « fait d’attirer les spectateurs » (teasing « moqueries, taquineries »)
- Juxtaposition d’un élément latin et d’un élément anglais : aquaplaning ; aquastretching
- Création à partir d’un mot anglais existant : homejacking, formé sur le modèle de carjacking
De tout ce qui précède, on constate une prédilection pour les faux anglicismes contenant le suffixe -ing. Une explication plausible de cette préférence peut résider dans le fait que ce suffixe donne une couleur anglaise indéniable à tout mot le contenant. En outre, sa prononciation ne semble pas poser de difficulté particulière à un locuteur francophone, et il peut s’ajouter aisément à tout mot terminé par une consonne.
Des créations amusantes
Les modes de formation de faux anglicismes que sont l’attribution d’un nouveau sens à un mot existant, la troncation d’un mot composé ou d’un syntagme ainsi que la création de néologismes à partir de deux mots existants produisent parfois des unités lexicales dont la traduction peut s’avérer amusante.
Ainsi, baby-foot « football de table », justement nommé table football en anglais, signifie littéralement « pied de bébé ». La box utilisée pour recevoir les chaînes de télévision et la connexion à l’internet n’est jamais qu’une boîte. Le jeu de flipper, pinball en anglais, porte un nom qui peut sembler a priori curieux, car flipper, qui a pour sens propre « nageoire », désigne en anglais les leviers utilisés pour renvoyer la balle. Il s’agit certes là d’une métonymie, mais le résultat de ce choix peut produire un certain effet auprès d’un locuteur anglophone.
À cette catégorie ressortit également open space, employé pour désigner les bureaux sans cloisons[9], alors que le syntagme open space signifie en anglais « jardin public ». Enfin, le faux anglicisme people est incompréhensible des anglophones, car ceux-ci disent stars ou celebrities, people ayant simplement le sens de « gens ».
Conclusion
Les faux anglicismes suscitent souvent l’irritation des locuteurs francophones. Il n’est certes pas question, ici, d’encourager cette pratique, mais il convient, au-delà de la sanction normative ou identitaire, de voir dans ces modes de formation une certaine créativité lexicale : une anglomanie sans retenue se serait contentée d’employer les mots anglais régulier et de dire, par exemple, pressure pour forcing dans le domaine du sport, ce qui relèverait des anglicismes intégraux, catégorie déjà bien richement fournie en français. Mais la création de faux anglicismes semble relever d’une certaine volonté de personnalisation du phénomène de l’emprunt, qui n’apparaît plus dans sa seule passivité : en créant des mots anglais, le français s’approprie une partie de cette langue et donne à ces mots venus d’ailleurs une couleur qui leur est propre, même si le résultat est parfois plaisant.
[1] En 1882, goal était employé en français avec son sens régulier de « but ». C’est en 1924 qu’il est attesté avec le sens erroné de « gardien de but ».
[2] Littéralement, rugbyman signifie « homme du rugby ».
[3] Cet objet se nomme portfolio en anglais. On notera que le français, il y a quelques décennies, disait press book qui, lui, existe en anglais.
[4] Issu, par réduction au 1er élément verbal, de l'angl. catch(-)as(-) catch(-)can, littéralement « attrape comme tu peux », loc. qui caractérise le style de cette lutte.
[5] Speaker signifie « orateur », « président de séance ou d’assemblée » ou « locuteur ».
[6] Le nom anglais est crisps.
[7] C’était le sens que meeting avait en anglais à cette même époque.
[8] On notera que shampoing est le seul mot créé avec -ing qui ne rime pas avec les autres mots de cette catégorie.
[9] Les anglophones utilisent open-plan office pour désigner ce type de bureau.
Les calques phraséologiques
Les calques phraséologiques sont des traductions littérales de phrases contenant un verbe et provenant d’une langue étrangère, l’anglais en l’occurrence. La plupart des calques phraséologiques sont récents, puisqu’ils sont nés durant le XXe siècle, et plus particulièrement durant les dernières décennies. Il est possible de voir dans ce phénomène une conséquence de la généralisation de l’apprentissage de l’anglais ainsi que de la diffusion de la culture et des modes de vie anglo-saxons. Les paragraphes suivants présentent quelques-uns de ces calques phraséologiques et en proposent une analyse.
Calques phraséologiques et métaphores
Certains calques phraséologiques contiennent une métaphore dans la forme originelle anglaise, métaphore qui a été conservée dans la traduction en français. C’est notamment le cas du calque relativement courant qu’est Ce n’est pas ma tasse de thé (it’s not my cup of tea), dont le sens est « Ce n’est pas ce que je préfère ». Une autre expression, qui s’est imposée en France vers la fin du XXe siècle et qui contient également une image, est coûter un bras « coûter très cher », version accourcie de l'expression anglaise to cost an arm and a leg. Le succès de coûter un bras s’explique difficilement, car il existe de nombreuses tournures françaises métaphoriques de même sens, comme coûter les yeux de la tête, coûter (ou valoir) une fortune, sans oublier le populaire coûter la peau des fesses.
Également apparue durant le XXe siècle, la tournure faire profil bas est une traduction de l'anglais, en l’occurrence de to keep (ou to take) a low profile. Les équivalents français que sont se faire oublier, raser les murs, faire le mort et se tenir à carreau dans un registre plus familier, présentent un sémantisme identique et sont également construits sur des images, notamment les derniers cités.
Problèmes syntaxiques et sémantiques
Tous les calques phraséologiques ne contiennent cependant pas d’image. Et l’on remarque alors que les calques sans métaphore présentent soit une ambiguïté sémantique, soit un écart syntaxique par rapport aux règles du français. La locution verbale être en charge (de), calque de l'anglais to be in charge of, illustre cet écart. En effet, être en charge (de) introduit une étrangeté, car en charge a pour seule signification « en cours de chargement » et s’applique uniquement à un appareil ou à une batterie. Comme en charge ne peut donc se référer à un humain, la tournure être en charge doit être remplacée par d’autres formulations comme être responsable, avoir la responsabilité de, être chargé de, avoir la charge de ou s'occuper de.
L’ambiguïté sémantique est relativement fréquente dans les calques phraséologiques. Elle se rencontre par exemple dans l’expression prendre pour acquis, traduction littérale de l’anglais to take for granted. On peut supposer que la proximité avec la locution prendre pour « croire à tort » a aidé à l'implantation du calque anglais en français. Mais, alors que l’expression anglaise a une valeur positive, son calque peut faire l’objet d’une mécompréhension, et prendre pour acquis peut être interprété comme signifiant « croire à tort pour acquis ». Pour pallier ce problème, des tournures comme considérer pour acquis, tenir pour acquis ou présumer peuvent remplacer le calque.
Faux amis et calques
Il apparaît donc que la traduction littérale, qui est à la base du calque phraséologique, peut conduire à des confusions sémantiques, dans la mesure où l’anglais présente de très nombreux faux amis.[1] Or, certains de ces faux amis sont présents dans bon nombre de calques phraséologiques, ce qui peut induire en erreur un locuteur non avisé et produire des énoncés ambigus, comme le montrent les trois exemples suivants :
– disposer d’un adversaire : calque de l'anglais to dispose of qui signifie notamment « battre (un adversaire) » dans le domaine du sport, disposer d’un (ou de son) adversaire a, en français, un contenu sémantique différent de battre, éliminer, l'emporter sur ou vaincre : disposer de quelqu’un consiste à faire de quelqu’un ce que l’on veut ;
– mettre l’emphase sur quelque chose : le sens du nom emphase est « manière exagérée de parler ou d’écrire ». Sa présence est donc difficilement justifiable, d’un point de vue sémantique, dans l'expression mettre l’emphase sur, calque des expressions anglaises to lay emphasis on et to put emphasis on « mettre l'accent sur ». Afin de contourner cette distorsion du sens, il serait préférable d’employer des expressions comme mettre l'accent sur, insister sur, attirer l’attention sur, mettre en évidence, mettre en relief ou souligner, qui ne contiennent pas la connotation péjorative présente dans emphase ;
– perdre ses nerfs : cette expression est le calque de l’anglais to lose one’s nerve. On notera qu’il s’agit d’un calque imparfait, puisque le nom, qui se trouve au singulier en anglais, est utilisé au pluriel dans la traduction française. Perdre ses nerfs est employé avec le sens de « s’énerver, perdre son sang-froid ». Or, to lose one’s nerve a une signification tout autre, qui est « ne plus avoir le courage de faire quelque chose », car nerve, outre le sens de « nerf », a aussi celui de « courage », notamment dans cette expression.
En résumé, les calques phraséologiques qui contiennent une métaphore ont, généralement, une structure qui respecte la syntaxe du français et le contenu sémantique des mots. En revanche, les calques dépourvus d’image posent des problèmes de compatibilité avec les règles du français.
Un goût pour l’exotisme ?
Les exemples précédents ont montré que les calques phraséologiques ne peuvent être comparés aux xénismes, puisqu’ils ne remplissent pas de cases sémantiques vides. Leur utilité est donc, d’un strict point de vue mécanique, contestable. Il est donc légitime de s’interroger sur les raisons qui favorisent l’emploi de ces calques. Leur pouvoir d’attraction pourrait s’expliquer par la forme métaphorique de certains d’entre eux, mais on fera remarquer que cette valeur stylistique est également présente dans les équivalents français, comme coûter les yeux de la tête à côté de coûter un bras. Probablement faut-il voir dans l’adoption de certains d’entre eux un goût pour leur caractère exotique, un désir de renouveler le matériel lexical, voire un attrait pour l’expressivité de certaines tournures.
Conclusion
Comme tous les autres anglicismes, les calques phraséologiques doivent avoir une utilité sémantique : s’ils remplissent une case vide, leur emploi est justifié. Au vu de l’analyse qui précède, il semble que les calques phraséologiques ne remplissent pas cette condition, et l’on peut alors s’interroger sur la pertinence de leur utilisation.
[1] Rappelons la définition de cette notion : un faux ami est un mot anglais de forme quasi identique à un mot français, mais dont le sens est différent.
Les calques lexicaux
Un calque lexical, aussi appelé calque syntagmatique, consiste en la traduction littérale d'un syntagme étranger. Contrairement à d’autres formes d’anglicismes, les calques lexicaux respectent la syntaxe française et sont, de ce fait, difficilement identifiables comme étant des expressions d’origine étrangère. D’un point de vue pragmatique, ils sont acceptables s’ils remplissent l’une des deux conditions suivantes : nommer une réalité inconnue jusque alors ou introduire une expression qui n’a pas d’équivalent sémantique exact en français. Ce processus peut donc contribuer à l’enrichissement du lexique français.
Nous proposons dans cet article quelques exemples de ces calques lexicaux, sans viser à l’exhaustivité. Il est probable que le lecteur s’étonnera en découvrant que certaines de ces expressions sont des traductions littérales de tournures anglaises, car elles sont parfaitement intégrées dans la langue ; en outre, elles sont nées il y a plusieurs siècles. Les plus anciens calques lexicaux semblent en effet remonter au XVIIIe siècle, puisqu’on relève lune de miel (honeymoon) chez Voltaire (Zadig, 1748). Quelques décennies plus tard, en 1784 exactement, libre-penseur (free thinker) apparaît dans le lexique français. Mais c’est durant le XXe siècle, et notamment les dernières décennies, que l’on assistera à un certain accroissement du nombre des calques lexicaux.
D’un point de vue sémantique, on remarquera que deux domaines sont particulièrement productifs ; il s’agit de l’informatique et des relations internationales. On note en effet de nombreuses expressions relevant de ces domaines, comme raccourci clavier (keyboard shortcut), banque de données (data bank) ou moteur de recherche (search engine) en informatique. Mais la diplomatie offre encore plus d’exemples, comme conférence au sommet (summit conference), État voyou (rogue State), guerre froide (cold war), république bananière (banana republic), rideau de fer (iron curtain) ou sphère d’influence (sphere of influence), la plupart de ces locutions provenant des États-Unis. Cela peut aisément s’expliquer par l’importance prise par cet État dans ces mêmes relations internationales au cours du siècle passé.
Calques lexicaux et processus métaphorique
Les calques lexicaux peuvent dénommer des réalités techniques, comme moteur de recherche (search engine), qui ne présente aucune métaphore. Mais, à côté d’un calque comme celui-ci, nombreux sont les syntagmes anglais qui contiennent une métaphore et qui sont traduits et adoptés en préservant l’image originelle, même s’il existe un équivalent français de contenu sémantique identique. Il en va ainsi du contemporain plafond de verre (glass ceiling), alors que le français dispose du nom limite. Le calque lexical avec son effet stylistique paraît plus séduisant que le synonyme français. On observe un phénomène semblable dans appel longue distance (long distance call) ; le français dispose de appel international, plus prosaïque, mais appel longue distance semble s’être imposé.[1]
Cependant, ces calques lexicaux métaphoriques sont parfois utiles lorsque le français ne peut proposer qu’une équivalence longue ou imprécise. Effet papillon (butterfly effect) pourrait être glosé par « petite perturbation dans un système [pouvant] avoir des conséquences considérables et imprévisibles » (définition présente sur le site internet de Larousse), mais il semble difficile d’employer cette définition dans une conversation courante.
Éléphant rose est un autre exemple de métaphore. Ce calque de l’anglais pink elephant est présent dans Le Cabaret de la dernière chance, roman autobiographique de Jack London (1913). Il serait possible de proposer hallucinations provoquées par l’alcool, voire hallucinations alcooliques, qui décrivent correctement le contenu sémantique de éléphant rose, mais ces locutions sont longues, et le caractère familier de l’original en est absent. On peut également citer délinquance en col blanc (white-collar crime), qui fait partie de ces expressions imagées empruntées à l’anglais. Un équivalent français pourrait être criminalité financière, qui glose parfaitement délinquance en col blanc, mais, dans ce cas aussi, le calque avec métaphore semble être préféré dans l’usage.
À coté de cet aspect stylistique, les calques lexicaux présentent une particularité : ils se répartissent entre ceux qui ont des équivalents français préexistants et ceux qui n’en ont pas, comme cela va être développé dans les paragraphes suivants.
Calques lexicaux avec équivalents français
Certains calques lexicaux n’ont pas de réelle utilité au sein du lexique français, car celui-ci possédait déjà des équivalents sémantiques avant leur introduction dans l’usage courant :
- monsieur Tout-le-monde pour l’homme de la rue (the man in the street) ;
- ouvrier pour col bleu (blue collar) ;
- jardin public pour espace vert (green space) ;
- lait concentré sucré pour lait condensé (condensed milk) ;
- rumeur, canular ou racontar pour légende urbaine (urban legend) ;
- brebis galeuse ou le familier vilain petit canard pour mouton noir (black sheep) ;
- lieu du crime pour scène de crime (crime scene), expression introduite durant ces dernières décennies et due à la popularité de séries télévisées policières d’outre-Atlantique.
Dans d’autres cas, des équivalents français ont été choisis après l’introduction de ces calques dans le lexique français, afin de contrebalancer la traduction littérale : combinaison de touches en remplacement de raccourci clavier (keyboard shortcut), régime politique corrompu à la place de république bananière (banana republic). On notera que ces adaptations, qui sont des sortes de paraphrases, sont plus longues que les traductions littérales, ce qui est fort probablement un frein à leur adoption.
Calques lexicaux sans équivalents français
Il existe toutefois un certain nombre de calques lexicaux sans équivalent français ; ils ont donc été traduits littéralement et n’ont bénéficié d’aucune tentative d’adaptation, comme drapeau à damier (checkered flag), guerre froide (cold war), course contre la montre (race against the clock) ou tueur en série (serial killer).[2] Pour tous ces syntagmes, il semble difficile de trouver ou de créer un équivalent français d’une longueur acceptable qui ne soit pas une traduction littérale. Pour prendre l’exemple de tueur en série, remplacer cette locution par meurtrier commettant des meurtres dont les victimes présentent des caractéristiques communes est impossible, au vu de la dimension démesurée de cette paraphrase. Même des propositions comme meurtrier obsessionnel n’ont pas le même contenu sémantique que tueur en série. Il est donc préférable d’adopter le calque lexical en l’état, car une langue doit conserver sa fonction principale, qui est d’assurer une communication aisée.
Conclusion
Les calques lexicaux posent le même problème que les anglicismes intégraux : ils sont acceptables à condition de remplir une case sémantique vide. S’ils entrent en concurrence avec un équivalent sémantique français préexistant, leur adoption ne s’impose pas. Mais s’ils comblent un vide, ils s’apparentent alors aux xénismes, puisqu’ils nomment des réalités jusque alors inconnues ; le lexique français a donc toutes raisons de les accueillir, car il se voit ainsi enrichi.
Les calques syntaxiques
Un calque syntaxique consiste en l’adoption, par une langue emprunteuse, d’une construction syntaxique étrangère ; ce phénomène s’observe notamment dans les relations entre l’anglais et le français. Mais, alors que les emprunts lexicaux sont par nature visibles et facilement identifiables, les calques syntaxiques ne se laissent pas détecter aussi aisément, car ils ne mettent pas nécessairement en jeu des mots anglais.
Dans les relations entre le français et l’anglais, les principaux calques syntaxiques relevés sont les suivants :
– l’antéposition d’un adjectif habituellement postposé au nom ;
– l’utilisation d’un adjectif à la place d’un complément de nom ;
– l’emploi de superlatifs non indispensables ;
– la modification de certains gentilés ;
– des changements dans l’emploi de certaines prépositions.
D’autres structures, calquées de l’anglais, sont également présentées dans les paragraphes suivants.
Influence sur les adjectifs
Les adjectifs français sont affectés de plusieurs façons par le phénomène du calque syntaxique. L’une d’entre elles concerne leur place par rapport au nom. Ainsi a-t-on pu relever les exemples suivants : l'actuelle situation ; une extrêmement belle maison. Or, il est connu qu'en français, à quelques exceptions près[1], tous les adjectifs se placent après le nom, contrairement à l’anglais, qui les antépose systématiquement[2]. Cette tournure semble concerner tout particulièrement certains adjectifs, comme actuel, possible et probable.
Une autre façon selon laquelle les calques modifient la grammaire de l’adjectif s’observe dans des cas où, tout en restant antéposés au nom, certains adjectifs, tels premier et dernier, n’occupent pas une place naturelle : dans les premières cinq années, calque de the first five years, l’adjectif premières se trouve à une position anormale en français, puisqu’on attendrait plutôt les cinq premières années.
On peut également observer la préférence accordée à un adjectif relationnel[3] par rapport à un complément de nom. Cela ne va pas sans une altération du sens. Ainsi, un journaliste sportif ne peut normalement pas commuter sans ambiguïté avec un journaliste des sports, car ces deux syntagmes ne sont pas synonymes : un journaliste sportif est, stricto sensu, un journaliste qui pratique un ou plusieurs sports, tandis qu’un journaliste des sports ne s’adonne pas nécessairement à quelque activité sportive.
Les calques syntaxiques affectent également d’autres adjectifs. C’est ainsi que l’on rencontre couramment des tournures comme le deuxième meilleur buteur. Or, l’emploi du superlatif meilleur est inutile, puisque le deuxième buteur laisse aisément comprendre que l’on parle des attaquants les plus valeureux d’une compétition.
Une autre catégorie d’adjectifs fait aussi l’objet de calques syntaxiques ; il s’agit des gentilés. Par calque de l’anglais North-American, le français dit Nord-Américain, alors que la syntaxe française demande Américain du Nord. Il en va de même pour Sud-Coréen, auquel on devrait préférer Coréen du Sud.
Influence sur les prépositions
Les calques syntaxiques sont nombreux dans le domaine des prépositions. Ils ne concernent pas l’usage des prépositions dans leur ensemble, mais dans certaines expressions.
La préposition avec est parfois utilisée dans certaines expressions calquées de l’anglais. Il en va ainsi de la traduction de la locution to be satisfied with, dont la structure est rendue de la façon suivante : Nous sommes satisfaits avec notre nouvelle voiture ; or, c’est la tournure Nous sommes satisfaits de notre nouvelle voiture qui est attendue. Pareillement, l’expression anglaise to help someone with something aboutit à Il nous a aidés avec nos travaux, alors que l’on doit dire Il nous a aidés dans (ou pour) nos travaux.
De la même façon, la préposition pour, largement employée en français, ne peut être utilisée avec les verbes chercher, demander, payer, à l'image des tournures anglaises to see for, to ask for et to pay for. C’est ainsi que l’on peut entendre Il a payé cinq euros pour ce livre à la place de Il a payé ce livre cinq euros.
Enfin, on remarquera les emplois particuliers de la préposition sous qui exprime, entre autres sens, une position spatiale inférieure à un point de référence. Or, l’influence de l’anglais under a favorisé l’apparition des expressions suivantes, desquelles ce sémantisme est absent : un malade sous observation (en observation), un problème sous contrôle (maîtrisé), un sujet sous étude (à l'étude), dix degrés sous zéro (en dessous de zéro). Un examen attentif des pratiques langagières contemporaines montrera que les formulations françaises attendues, indiquées ici entre parenthèses, semblent disparaître de l’usage courant.
Divers calques syntaxiques disséminés dans la langue
Les calques syntaxiques n’affectent pas uniquement les adjectifs et les prépositions ; ils peuvent également concerner des mots d’autres catégories grammaticales. Il en va ainsi de l’utilisation de l’adverbe comment : par calque d’une question comme How did you like this film ?, on peut entendre Comment avez-vous aimé ce film ?
L’emploi de considérer relève aussi d’un calque syntaxique. La syntaxe française veut que considérer soit suivi de comme. Ainsi convient-il de dire Je le considère comme intelligent au lieu de Je le considère intelligent, par imitation de l’anglais to consider qui est directement suivi d’un attribut, sans mot introducteur. En outre, notons qu'une construction directe après considérer peut introduire une certaine confusion, considérer pouvant avoir le sens de « examiner » ; si l'on dit Je considère cette solution étonnante, cela signifie que l’on examine une solution jugée surprenante, mais non qu’on l'estime surprenante. Il conviendrait donc de rétablir l’emploi de comme, afin d’éviter tout quiproquo.
Il convient aussi de mentionner l’utilisation des locutions en rapport avec et en relation avec, qui doivent s’employer uniquement pour parler d’humains. Mais, par influence d’expressions comme in connection with, ces formes tendent à remplacer des locutions comme au sujet de ou par rapport à, lorsque le référent est non humain.
La tournure et/ou est un pur calque de l’anglais and/or. Très présente dans des textes scientifiques ou techniques, elle tend à remplacer la seule conjonction ou. Toutefois, si l'on désire préciser son propos, il est possible de le faire, par exemple, de la façon suivante : pour la conférence, vous pouvez préparer un exposé oral ou un article, ou bien les deux. L’évitement de et/ou conduit certes à augmenter la taille de l’énoncé, ce qui peut paraître décourageant et expliquer l’utilisation de et/ou.
Un autre exemple est la tournure Mon nom est. Ce calque de l’expression anglaise My name is n’est pas récent, car il est présent chez V. Hugo et chez A. de Vigny. Peu employée à l’époque de ces deux écrivains, cette formulation semble être aujourd’hui en faveur chez certains locuteurs.
Les calques peuvent également affecter l’ordre des mots. En français, un nom propre spécifique qui accompagne un nom commun générique désignant un établissement, commerce ou tout lieu public, doit être postposé au nom générique. Ainsi doit-on dire Restaurant Pierrot et non Pierrot Restaurant, sous l’influence de la syntaxe anglaise qui place le spécifique avant le générique et, de manière générale, le déterminant avant le déterminé. Cette tournure est relativement fréquente dans les noms d’entreprises contemporaines, comme Aramis Auto ou Citya Immobilier.
Enfin, il existe une expression qui, bien qu’elle ne soit pas des plus employées, trouve malgré tout des locuteurs. Il s’agit de la tournure Il est un, suivie d’un nom de métier, comme dans Il est un ingénieur. Cette structure est le calque de l’anglais He is an engineer, alors que le français n’utilise pas d’article devant un nom de métier dans ce genre d’énoncé.[4]
Conclusion
Comme cela a été noté dans l’introduction de cet article, les calques syntaxiques sont généralement invisibles, car ils n’affectent pas la dimension lexicale de la langue. Cette caractéristique leur permet de se fondre dans la syntaxe française et d’être difficilement identifiables par le locuteur non avisé. En cela, une certaine vigilance s’impose, afin de limiter les conséquences de ces calques sur la grammaire du français.
[1] Il s'agit des adjectifs suivants : autre, beau, bon, grand, gros, haut, jeune, joli, mauvais, nouveau, petit, premier, vaste, vieux, vilain. Toutefois, lorsqu'ils sont accompagnés d'un adverbe long, le groupe ainsi formé doit être placé après le nom : une maison extrêmement belle. On peut toutefois antéposer les adjectifs subjectifs si l'on désire les mettre en valeur : une magnifique demeure.
[2] Cette remarque ne s’applique pas lorsque le nom est suivi d’un participe passé, avec ellipse de l’auxiliaire : Treasure found in the serial killer’s house.
[3] À côté de l’adjectif qualificatif qui indique une qualité ou une caractéristique (une table ronde), l’adjectif relationnel établit une relation avec le nom ; il peut d’ailleurs être remplacé par un complément de nom : la voiture présidentielle ou la voiture du président.
[4] Naturellement, si le nom en question est suivi d’une information complémentaire, l’article s’impose : Il est un ingénieur très recherché, Il est un ingénieur que tout le monde s’arrache.
Les calques sémantiques
Un calque sémantique est un processus linguistique qui met en jeu deux mots, issus de deux langues, dont la particularité est d’avoir une forme proche, sinon identique, mais un sens différent. L’une de ces langues adopte le mot étranger avec le sens qui lui est propre, souvent au détriment de celui de ses mots qui ressemble au mot introduit. Ainsi, sous l’influence de l’anglais academic « universitaire », il arrive que soit utilisé le syntagme année académique au lieu de année universitaire, alors que académique n’est pas synonyme d’universitaire. De ce fait, les calques sémantiques introduisent des sens erronés. Ils peuvent également provoquer des malentendus : en français, un comportement agressif est jugé négativement, tandis que l’anglais aggressive signifie « dynamique, tenace » ; employer agressif par calque de l’adjectif anglais conduit nécessairement à un contresens. Les paragraphes qui suivent présentent quelques exemples de ces calques, ainsi que les conséquences de leur emploi.
De quelques calques sémantiques courants
Les calques sémantiques ne sont pas un phénomène récent. Certains, entrés anciennement en français, ne sont plus ressentis ou identifiés comme des calques. Il en va ainsi du verbe réaliser, qui acquit le sens anglais de « se rendre compte » du verbe to realize vers le milieu du XIXe siècle ; ce sens est en effet attesté dans un texte français de 1858. Ensuite, réaliser « se rendre compte » se répandit au début du XXe siècle, puis il se lexicalisa, même si certains spécialistes rejettent cette signification.
L’adjectif draconien « extrêmement sévère ou contraignant » s’emploie pour qualifier une décision ou une attitude. Or, l’usage courant semble lui préférer drastique, qui n’en est pourtant pas un synonyme, puisqu’il s’agit d’un terme de médecine utilisé pour parler d’un médicament très énergique, plus particulièrement d’un laxatif à forte efficacité. Ce remplacement de draconien par drastique s’explique par l'influence de l'anglais drastic « sévère, contraignant », qui a donné son sens à drastique, attesté avec cette signification en 1875. Drastique a ainsi supplanté draconien là où celui-là devrait être employé.
À partir du milieu du XXe siècle, ce phénomène du calque sémantique se répandit largement. Ainsi, l'adjectif français digital, qui a pour sens « relatif au doigt », est attesté en 1961 avec le sens de l’anglais digital « numérique ». Il en va de même pour le verbe contacter, dont le sens régulier est « toucher un autre corps », notamment dans le domaine technique. Le glissement métaphorique que l'on connaît, créé à l'imitation de l'anglais to contact « appeler, se mettre en contact », est rejeté par l'Académie française, qui préconise de réserver contacter « appeler, rencontrer » « au langage du commerce international, du renseignement ou de la clandestinité », selon ses propres termes.
Un autre exemple de mot français ayant acquis le sens anglais de son calque est le nom contexte. À l’origine, contexte est un terme de linguistique qui signifie « ensemble d'un texte par rapport à l'un de ses éléments évoqué ou étudié individuellement ». De ce fait, l’utilisation de contexte en dehors du domaine de la linguistique est erronée ; il conviendrait donc d’employer environnement, entourage ou milieu, et de ne pas franciser l’anglais context « environnement », qui n’est pas un terme de linguistique.
À côté de ces emplois qui peuvent s’expliquer par une certaine facilité procurée par l’existence de mots ressemblants, certains calques sémantiques peuvent trouver, aux yeux de leurs utilisateurs, une justification, sinon une utilité.
Une certaine bienséance lexicale
L’utilisation de calques sémantiques n’est en effet pas uniquement due à l’attrait d’une quasi-identité de formes ; il est des cas où ces emplois sont considérés comme utiles puisqu’ils permettent de contourner des mots français jugés trop précis. Il en va par exemple du verbe abuser, employé avec le sens de l’anglais to abuse « violer », pour éviter justement le verbe violer, alors que abuser signifie en réalité « profiter malhonnêtement de quelqu’un ou de quelque chose ».
Abuser n’est pas le seul mot qui ressortit à cette catégorie. Synonyme contemporain et pudique de violent, et surtout de pornographique, l’adjectif adulte est aujourd’hui d’un emploi relativement courant, notamment dans l’expression film adulte, par influence de l’anglais adult « pornographique ». Il semble d’ailleurs qu’une sorte de pudeur se fournisse tout particulièrement dans les calques sémantiques afin de ne pas recourir à certains mots français, jugés trop crus. Ainsi, explicite, adaptation française de l'anglais explicit « à caractère pornographique », remplace également pornographique, par exemple dans le syntagme contenu explicite. Il en va de même de inapproprié, calque de l'anglais inappropriate, utilisé avec les sens de ce dernier à la place d'adjectifs français comme choquant ou inadapté, qui n’ont pas exactement la même signification.
Calques sémantiques et longueur
Les calques sémantiques ne sont pas utilisés seulement à seule fin de masquer des réalités jugées choquantes. Il arrive qu’un calque sémantique soit adopté pour d’autres raisons, même si, comme tous les autres mots de cette catégorie, le calque prend la place d’un mot français de sens plus adéquat et plus exact. L’une de ces raisons réside en ce que ces mots présentent souvent un volume supérieur à celui du mot français remplacé ; il est possible que les locuteurs qui l’emploient souhaitent donner du poids à leurs propos, en substituant au mot français, jugé trop bref, un mot plus long. C’est ainsi que nutritionnel, sous l’influence de l’anglais nutritional « relatif à la nutrition », est souvent utilisé à la place de nutritif ou de nourrissant ; la publicité évoque couramment la valeur nutritionnelle d’un produit, alors que valeur nutritive exprimerait plus justement l’idée que l’on souhaite véhiculer en la matière.
Un autre exemple bien connu est celui du nom opportunité, dont les sens effectifs sont « occasion favorable » et « action pertinente ». Sous l’influence de l’anglais opportunity « occasion », opportunité est employé là où occasion serait adéquat. On peut également remarquer, dans le monde du travail, l’utilisation de l’expression opportunités de carrière, calque de l’anglais career opportunities, alors qu’il conviendrait de dire perspectives ou possibilités d’avancement, voire débouchés, selon le cas.
Dans le langage courant, l’adverbe pratiquement est très fréquemment employé à la place de presque ou de pour ainsi dire, par imitation de l’anglais practically « presque ». Or, l’adverbe français pratiquement a pour significations « concrètement » et « de manière pratique, commode ».
Un dernier exemple que l’on peut évoquer dans cette partie est l’adjectif spécifique, qui a emprunté à l’adjectif anglais specific son sens de « précis ». Pourtant, spécifique a pour sens « propre à une espèce ». On constate donc que l’emploi usuel de spécifique se fait aux dépens de juste ou de précis.
Les paragraphes précédents montrent que certains calques sémantiques sont probablement choisis en raison de leur volume sonore, afin de donner du poids au propos tenu. Mais ce choix peut conduire à des confusions.
Calques sémantiques et quiproquos
Il arrive en effet que l’emploi de calques sémantiques conduise à des ambiguïtés. C’est par exemple le cas de l’utilisation contemporaine du verbe revisiter, dont le sens attendu est « visiter de nouveau ». Or, sous l’influence de l’anglais to revisit, revisiter a adopté le sens de « reconsidérer, donner un éclairage nouveau à quelque chose ». Dans un contexte restreint, dépourvu de précisions, revisiter peut prêter à confusion, comme dans un énoncé ayant la forme suivante : Nous avons revisité cette maison.
Ce cas d’ambiguïté n’est pas unique. Dans le domaine du sport, le verbe supporter est souvent employé avec le sens de l’anglais to support « soutenir, encourager ». Cet emploi n’est pas récent, puisque sa première attestation écrite date de 1963. Toutefois, selon le contexte, il est possible de ne pas comprendre « encourager », mais « endurer », qui est l’un des sens du verbe français. Ici aussi, en l’absence d’un contexte éclairant et étoffé, supporter peut donner lieu à équivoque.
De nombreux autres exemples peuvent être relevés. Ainsi, l’adjectif éligible « qui jouit des droits requis pour se présenter à une élection par voie de suffrages » est aujourd’hui souvent utilisé, notamment dans le domaine commercial, avec le sens de son homologue anglais eligible « qui a droit ou accès à quelque chose », « admissible », ce qui éloigne du sens français.
Calques sémantiques et syntaxe
Les calques sémantiques n’ont pas le seul tort d’attribuer des sens erronés à certains mots français. Parfois, l’adoption de ces sens conduit à des modifications de la syntaxe française.
Ainsi, sous l’influence de l’anglais comfortable « qui se sent bien », l'adjectif confortable « qui procure du bien-être » se voit employé avec un référent humain : Je suis confortable dans cette veste. Or, si l’on fait abstraction de l’emploi familier de confortable avec le sens de « rondouillet, replet », cet adjectif ne peut qualifier un humain. Cette sorte de calque grammatical se retrouve aussi dans l’emploi de partager, qui, sous l’influence de l’anglais to share « communiquer », provoque une double faute : ambiguïté sémantique si l’on considère le sens « répartir » de partager, et faute de syntaxe ; un énoncé comme Je vous partage ce document contrevient à la syntaxe du français, la structure attendue étant Je partage ce document avec vous.
Conclusion
Certains calques sémantiques peuvent enrichir la langue s’ils apportent des sens nouveaux et utiles au lexique français. Il conviendrait toutefois de faire la part entre des mots comme réaliser, qui peut ressortir à cette catégorie, et d’autres termes qui, à l’image du verbe supporter, introduit une ambiguïté que seul un contexte élargi peut lever. En outre, la syntaxe du français ne doit pas souffrir des calques. Pour toutes ces raisons, les calques sémantiques doivent faire l’objet d’une attention particulière et ne pas être adoptés sans circonspection.