Apports germaniques au français
Mots français d'origine germanique ancienne
L'une de nos principales sources en ce domaine, pour faire la part entre mots d'origine germanique et mots d'origine francique, est l'ouvrage de Guinet[1]. Rappelons en quelques mots que l'auteur s'appuie sur la phonétique historique de l'allemand ainsi que sur l'étude des divers dialectes français et germaniques pour parvenir à la conclusion que les mots réputés d'origine francique par la plupart des principaux chercheurs sont en réalité d'origine germanique ; ainsi, leur introduction en gallo-roman est antérieure de plusieurs siècles à la date communément admise. Ce faisant, Guinet démontre que l'influence germanique, encore plus ancienne, est également plus profonde, dans la mesure où le vocabulaire considéré est, pour une bonne partie, toujours présent en français moderne près de deux millénaires après son adoption. Cela étant, nous ne négligeons néanmoins pas l'apport majeur que constituent les travaux de Wartburg.
Champs lexicaux considérés
Une constante apparaît à la lecture des principales grammaires historiques du français, dans lesquelles deux domaines sont indiqués comme étant ceux qui ont principalement, sinon uniquement, reçu du vocabulaire d’origine germanique.[2] Il s'agit de la vie agraire et de la vie militaire. Nous donnons ci-dessous quelques-uns de ces mots spécialisés, normalement connus de tout locuteur moyen :
Agriculture, flore, nature
aulne – blé – bois – bûche – cresson – faîte – falaise – fange – fourrage – framboise – gazon – gerbe – grappe – grès – groseille – gruau – gui – haie – hêtre – houx – jardin – marais – mare – mousse – osier – roseau – saule – tarir – tourbe – troène
Faune
brouter – crapaud – croupe – écaille – écrevisse – épervier – esturgeon – garenne – gibier – griffe – hanneton – hareng – héron – hure – jars – laie – laper – mésange – mufle – renard – rosse – stalle – troupeau
Éléments naturels
bise – écume – frais – frimas
Armée
adouber – bannière – baron – blesser – brandir – crosse – épée – éperon – épieu – étendard – étrier – félon – flèche – fourreau – frapper – garrot – gibet – guerre – hache – harangue – haubert – heaume – héraut – heurter – lice – maréchal – margrave – meurtrir – roquette – trêve – troupe
Il nous semble cependant réducteur d'envisager l'apport germanique uniquement dans ces deux domaines, agriculture et guerre. En effet, les langues germaniques ont essaimé dans nombre d'autres domaines du lexique, parmi lesquels :
Couleurs
blanc – bleu – blond – brun – fauve – garance – gris
Vie quotidienne
auberge – banc – bande – beffroi – bonnet – botte – bretelle – bride – coiffe – crèche – cruche – écharpe – échasse – étal – étalon « cheval » – étalon « mesure » – étau – étoffer – fauteuil – flacon – flasque – froc – hameau – gant – guêtre – haillon – halle – halte – hangar – héberger – houille – housse – huche – jauge – lambeau – lanière – latte – louche – loupe – malle – mât – morve – moufle – parc – poche – râpe – rêche – robe – sale – salle – sarrau – savon – sur « acide » – tache – tas – taudis – trappe – trompe – tuyau
Personnes
bedeau – garçon – gars – hère – maçon
Peuples
Flamand – Franc – Gaulois – Lorrain – Normand – Norvégien – Wallon
Produits culinaires
flan – gâteau – gaufre – quenelle – soupe
Sentiments et qualités
affres – besoin – effrayer – émoi – flatter – flétrir « déshonorer » – franc – gai – gêne – haïr – harasser – hardi – hargne – hideur – honnir – honte – laid – leurre – marri – morne – orgueil – riche – souhaiter
Mouvement
danser – déguerpir – déraper – esquiver – galoper – glisser – gravir – marcher – ramper – saisir – taper – (se) tapir – trébucher – trépigner – trotter
Corps humain
blafard – blêmir – crampe – échine – épaule – flanc – giron – grimace – hâler – hanche – hâve – mou – téton – touffe – toupet
Domaine juridique
bannir – fief – gage – lige – sénéchal
Activités et réalités diverses
bâtir – besogne – besogner – broder – brouiller – broyer – but – champion – choisir – crisser – déchirer – (s') empiffrer – (s') épanouir – épargner – épeler – épier – équiper – farder – feutre – fourbir – fournir – fronce – froncer – gâcher – gagner – garder – garer – garnir – gifle – gratter – guérir – guetter – guider – guigner – guise – haler – hâte – hocher – jucher – lécher – liste – loge – lot – marque – randonnée – rang – rider – rime – rimer – rôtir – sens – soigner – soin – ternir – voguer
Nous pouvons constater que ce sont en effet de nombreux champs lexicaux qui sont concernés par ces emprunts; notamment des domaines de l'activité humaine qui nous semblent essentiels : le fait qu'un verbe décrivant une activité aussi fondamentale que marcher soit un emprunt au germanique ancien nous paraît symptomatique de l'importance qu'eurent ces langues à date ancienne. Ce sont en effet des mots d'usage quotidien qui nous sont ainsi parvenus, et cela nous semble essentiel : seule une langue représentée par une population suffisamment nombreuse, à tout le moins solidement implantée dans des cadres dirigeants, a pu transmettre de tels termes.
Morphologie des mots considérés
Le tableau suivant cet article est un extrait d’un tableau général, contenant 346 mots d’origine germanique ou réputés comme tels. Tous ces termes ont été parfaitement incorporés dans le lexique français général, à date ancienne, et tous furent latinisés. Aussi sommes-nous en présence de termes dont les signifiants offrent une parfaite physionomie française, si on les compare avec les mots d'origine latine. Le non-spécialiste ne peut en effet identifier un mot d'origine germanique à l'observation de signifiants tels que bleu, choisir, flan ou râpe. Le vocabulaire d'origine germanique entré en Gaule à date ancienne a été intégralement francisé ; seule la connaissance de la langue allemande peut faire soupçonner une origine germanique de ces termes.
Dans le tableau présentant l’analyse détaillée des mots de cette catégorie, nous n'avons retenu que ceux que nous qualifierions de chefs de famille : regarder, par exemple, dérivé de garder, n'est pas intégré ; en revanche, garder est présent dans le tableau. De plus, nous avons incorporé les mots compréhensibles par tout locuteur francophone moyen ; les mots spécialisés feront l'objet d'une analyse indépendante.
La présence de certains mots peut étonner : gauchir, par exemple, apparaît comme difficilement compréhensible par un locuteur moyen. En revanche, l'un de ses descendants, gauche « maladroit » est compris de tous.
La grande majorité de ces mots est constituée de noms. Hormis certains qui ne sont certes pas d'un usage courant, comme aulne, émail ou sarrau, tous nous paraissent en revanche compréhensibles par le locuteur francophone moyen. Qui plus est, certains font partie du vocabulaire quotidien : banc, coiffe, gâteau, honte, jardin, soin, pour ne citer que ceux-ci, ne nécessitent aucune glose ni aucune connaissance avancée du lexique français.
L'examen des verbes montre que, hormis quelques verbes spécialisés mais néanmoins passés dans l'usage courant, à tout le moins intelligibles par le plus grand nombre, tels adouber ou honnir, la plupart d'entre eux représentent des signifiants dont la compréhension ne laisse aucun doute : galoper, guérir, haïr, lécher, trotter, ne nécessitent pas non plus de devoir recourir à une définition.
Cela est d'autant plus net en ce qui concerne les adjectifs, dont une partie majoritaire concerne les couleurs[3], tout comme les adverbes, particulièrement trop, compris par tous.
Remarques
Les mots en question sont dans leur majorité, hormis les quelques restrictions vues précédemment, des mots simples, compréhensibles par tous, des mots du quotidien, et cela s'applique également aux termes provenant de champs lexicaux spécialisés comme ceux de l'agriculture ou de la faune et la flore : comprendre le sens des signifiants martre ou osier ne nécessite pas une connaissance approfondie en ces domaines.
Néanmoins, quelques uns de ces termes sont passés d'un usage courant à un usage littéraire : blafard, hâve, faîte, lige, sans être des mots spécialisés ou didactiques, relèvent cependant d'un niveau de langue soutenue. Il semble donc que parmi ces termes courants se trouvent certains mots dont l'utilisation relève d’un certain registre de langue.
Présentation des supports utilisés
Les articles, dictionnaires, ouvrages et sites utilisés dans ce tableau sont les suivants :
Bl.-W.
Bloch O., von Wartburg W. (1932), Dictionnaire étymologique de la langue française, Paris, PUF.
DDM
Dauzat A., Dubois J., Mitterand H. (1989), Nouveau dictionnaire étymologique et historique, Paris, Larousse.
Gam.
Gamillscheg E. (1997 [1926]), Etymologisches Wörterbuch der französischen Sprache, Heidelberg, Universitätsverlag Winter GmbH.
Gr.
Greimas A.J. (éd. de 1997), Dictionnaire de l'ancien français, Paris, Larousse.
Gui.
Guinet L. (1982), Les emprunts gallo-romans au germanique (du Ier à la fin du Ve siècle), Paris, Klincksieck.
Pfi.
Pfister M. (1973), « La répartition géographique des éléments franciques en gallo-roman », in Revue de linguistique romane, 37, 1973 (a), pp.126-149.
Rey
Rey A. (sous la direction de) (1999), Dictionnaire étymologique de la langue française, Paris, Le Robert.
TLFI
www.atilf.atilf.fr
Wart.
Wartburg W. von (1926), Französisches Etymologisches Wörterbuch, eine Darstellung des galloromanischen Sprachschatzes, Bâle, Presses Universitaires.
Présentation du tableau
Le tableau suivant, qui présente quelques exemples de mots français d’origine germanique, est constitué de trois colonnes.
La première colonne indique le mot traité ; afin d’éviter toute ambiguïté avec un autre signifiant identique, sa glose est fournie entre guillemets. Sous le mot se trouvent d’abord ses plus anciens sens et attestations, indiqués par les différents ouvrages consultés, puis ses formes éventuelles en latin populaire ou médiéval.
La deuxième colonne donne les explications étymologiques telles qu’elles furent proposées par les différents chercheurs, sans commentaires ni modifications de notre part.
La troisième colonne indique des termes d’allemand moderne provenant des étymons germaniques à l’origine des mots français traités.
Le tableau analysant l’intégralité des mots français d’origine germanique se trouve dans un ouvrage à paraître.
Pour consulter les exemples de mots étudiés, cliquer sur ce lien.
[1] Cette distinction joue un rôle majeur, car un mot attesté d'origine germanique, c'est-à-dire issu d'une des langues germaniques indifférenciées à haute époque, est un mot introduit nécessairement plusieurs siècles avant l'arrivée des Francs ; cela renforce donc notre opinion sur l'importance qu'eurent de longue date les langues germaniques sur le gallo-roman, puis sur le protofrançais et le français.
[2] C'est notamment le cas de Zink (L'ancien français, Paris, PUF, Que Sais-Je, 1987), qui cite uniquement les champs sémantiques de la guerre et du sentiment à l'illustration des mots d'origine germanique entrés en ancien français.
[3] À noter, à ce sujet, la controverse sur la date d'introduction des adjectifs germaniques de couleur en gallo-roman, généralement attribuée aux Francs. Guinet conteste cette hypothèse, se basant sur l'observation de faits historiques, et propose une date de beaucoup antérieure à celle qui est communément retenue : « Les Francs, comme les Saxons, combattaient à pied. L'armée mérovingienne se composait uniquement d'infanterie, les chefs seuls étaient montés. […] c'est sous Charles Martel au VIIIe s. que la cavalerie remplaça définitivement l'infanterie. Dans ces conditions, il est improbable que falve, désignant en vfr. une robe claire de cheval, soit d'origine francique. […] Ce sont vraisemblablement […] des auxiliaires de ces tribus [Gots, Alamans, Vandales, Marcomans] qui, enrôlés dans la cavalerie romaine, particulièrement importante en Gaule au IVe s., introduisirent ce mot dans la Romania. » [1982-186].
Introduction à l'étude lexicale
Après l'étude grammaticale conduite dans l’article précédent, nous commençons ici l’étude du lexique français d'origine germanique. Les articles suivants analyseront chacun les différentes catégories dont relèvent ces mots :
- mots germaniques entrés dans la langue du IIIe au XVe siècle : il s'agit de mots d'usage courant, généralement connus de tous, transmis par les tribus germaniques des premiers siècles de notre ère puis par les Francs ;
- mots germaniques entrés dans la langue depuis le XVIe siècle : ici sont répertoriés les mots empruntés à l'allemand, la plupart d’entre eux étant également connus de tous ;
- mots transmis par d'autres langues : ces mots arrivèrent en français principalement par l'italien ou par le provençal ; ce sont des mots de formation ancienne, qui remontent en grande partie au longobard, au burgonde ou au gotique ;
- mots à l'étymologie controversée ou incertaine : nous présentons dans cette partie des mots dont l'étymologie n'est pas assurée, mais au sujet desquels certains chercheurs évoquent une possible origine germanique ;
- mots argotiques et familiers : dans cette section, nous examinerons les mots que l'allemand transmit au français dans ces registres de langue ;
- mots dialectaux, rares ou spécialisés : cette partie traitera de mots d'origine germanique généralement inconnus du public le plus large. Il existe en effet, dans plusieurs dialectes français, et particulièrement dans ceux du nord et de l'est de la France, une quantité assez importante de mots germaniques qui, pour la plupart d'entre eux, entrèrent dans la langue à date ancienne. À côté de ces mots dialectaux, nous avons incorporé les mots dits rares ou spécialisés, d'usage didactique ou relevant d'une connaissance approfondie du lexique français. Ce sont pour la plupart des mots appartenant aux domaines techniques ou scientifiques ;
- mots disparus : de très nombreux mots d’origine germanique sont sortis du vocabulaire français, notamment durant le XVIe siècle, lorsque certains auteurs de la Renaissance s’attachèrent à redonner au français une coloration latine.
Chaque article sera suivi d'un tableau présentant quelques exemples de ces différentes catégories de mots, avec les hypothèses proposées par les spécialistes en ce domaine.[1]
Au fil de ces articles, nous verrons qu’un certain nombre de ces mots sont encore utilisés près de deux mille ans après leur adoption. Ce sont des termes qui remplissent des cases sémantiques vides, car tous les mots latins n’eurent pas de descendants en gallo-roman.[2]
Différents types d’emprunts
Avant de développer cette étude des mots français d'origine germanique, il nous paraît pertinent d’examiner les différents types d’emprunts en jeu :
- l'emprunt pur : cette catégorie concerne la grande majorité des mots germaniques, franciques puis allemands, passés en français ;[3]
- le calque : les calques de mots germaniques sont peu nombreux en français. Nous pouvons néanmoins relever compagnon, calqué sur le nom germanique *gahlaibo : com- « avec » répond à ga- « avec », et pagnon, dérivé de pain, est l’équivalent de hlaiba ou hlaifs « pain ». Est aussi attesté, en 1863, le nom croissant « viennoiserie en forme de croissant », qui est une traduction de l'allemand Hörnchen, littéralement « petite corne », mais aussi « croissant » ;
- le xénisme : il s'agit d'un mot désignant une réalité étrangère au pays d'accueil au moment où ce mot est adopté, comme landau (1820) et schnaps (fin du XVIIIe siècle), choses inconnues en France lorsque ces noms entrèrent dans le lexique français. Le xénisme garde généralement sa forme d'origine et n'est donc pas francisé.
Modalités morphologiques de l'entrée des mots germaniques
Avant d’examiner ce point en détail, il convient d’évoquer le problème du manque ou de l'absence de sources à haute époque. Au vu des documents dont nous disposons, il arrive que l’on soit en présence d’un verbe attesté à une date ultérieure à celle de son nom déverbal ; il devient dès lors difficile de déterminer celui des deux mots qui naquit d'abord en ancien français. Par exemple, gresilher « faire du grésil » apparaît vers 1130, dans les Psaumes d'Oxford ; or, son déverbal gresil est présent à date antérieure, dans la Chanson de Roland (1080). L'écart temporel entre les deux termes peut être jugé minime, mais il est des cas où la différence entre les dates d'attestation peut atteindre cent, voire deux cents ans.
En dépit de cela, il nous a été possible, en nous aidant de la reconstruction, d’identifier les modalités morphologiques selon lesquelles les mots germaniques les plus anciens entrèrent en gallo-roman. Ces termes abandonnèrent leur forme originelle et furent francisés, parfois par l’intermédiaire d’un processus de latinisation.[4]
Le verbe
Les infinitifs des verbes du germanique commun avaient quatre suffixes différents : -jan, -an, -on et -en. Il n'est pas avéré que les verbes en -en aient eu une descendance en français. Les trois autres groupes sont, en revanche, bien représentés en ancien français. Le verbe germanique conservait son radical, tandis que sa marque d'infinitif disparaissait au profit d'un suffixe d'origine latine, selon un processus assez rigoureux :
- les verbes germaniques à suffixe -an ou -on furent incorporés dans ce qui devint le premier groupe de conjugaison :
*markon « marquer, imprimer un pas » > marchier > marcher
*lekkon > lechier > lécher
*duban « frapper » > adober > adouber
- les verbes à suffixe infinitif -jan rejoignirent en majorité le deuxième groupe de conjugaison :
*bannjan « proclamer, convoquer des troupes » > bannir
On recense toutefois quelques exceptions dans cette catégorie :
*blattjan > *blettiare > blecier > blesser
*waidanjan « faire paître le bétail » > gaaignier > gagner
Nous voyons donc que ces verbes germaniques subirent d'abord une transformation morphologique qui les adapta au système gallo-roman, avant de suivre la même évolution que celle qui affecta les verbes d'origine latine.
Substantifs et adjectifs
Dans un article précédent, nous avons vu la façon dont les mots germaniques commençant par g- furent modifiés lors de leur entrée dans le lexique gallo-roman. Nous nous contenterons de noter ici l'importance des deux phénomènes principaux qui contribuèrent à métamorphoser ces mots :
- la palatalisation,[5] qui affecta aussi bien les mots germaniques que les mots d'origine latine ;
- le passage de l'accent de hauteur à l'accent d'intensité, ce qui contribua, comme pour les mots latins, à la chute de la syllabe finale du mot germanique.
Ces remarques s'appliquent évidemment aussi aux verbes. Notons toutefois que plusieurs substantifs ainsi que quelques adjectifs présents aujourd'hui en français standard furent d'abord des mots dialectaux qui s'imposèrent face à leurs équivalents en français d'Ile-de-France ; c'est le cas notamment de louche, forme dialectale normanno-picarde de loce ou lousse, ainsi que de falaise, transmis par le même dialecte, ou de hameau, venu par le picard. D'autres mots ont été relayés par d'autres dialectes, lorrains ou alémaniques principalement. On constate ainsi que des dialectes de régions proches de zones germanophones ont servi de véhicule entre l'étymon germanique et l'aboutissement français.
Mots composés avec éléments latins et germaniques
Plusieurs verbes, substantifs ou adjectifs ont été formés sur des radicaux germaniques à l’aide d’affixes latins, comme dans les exemples suivants :
effrayer
Latin ex- + germanique *fridu « paix » + latin -are > *exfridare > esfreder > effrayer
émoi
Latin ex- + germanique *magan « pouvoir » + latin -are > esmaier « troubler, inquiéter » > esmoi > émoi
souhaiter
Germanique *haitan « promettre » > latin populaire *haitare
> Latin sub + *haitare > latin populaire *subtus-haitare « promettre sans trop s'engager » > soushaidier > sohaidier (v. 1175), soushaitier (v. 1119), souhaitier (v. 1350), sohaitier > souhaiter
Parfois, deux substantifs, l'un latin et l'autre germanique, s'unirent pour former un mot français :
cormoran
Latin corvus « corbeau » + francique *maringu « marin » > ancien français cormareng, cormareg, cormaran > cormoran
Néanmoins, la grande majorité des mots étudiés sont des emprunts de mots simples, non des mots composés soit de deux mots, soit d'un mot et d'un morphème grammatical d'origine non germanique.
Bibliographie
- Allières J. (2e éd. 1988[1982]), La formation de la langue française, Paris, PUF, Que Sais-Je.
- Banniard M. (1997), Du latin aux langues romanes, Paris, Nathan, collection 128.
- Brunot F. (1966[1905]), Histoire de la langue française, tome I, Paris, A. Colin.
- Cerquiglini B. (2e éd. 1993, 1e éd. 1991), La naissance du français, Paris, PUF, Que Sais-Je.
- Chaurand J. (1977), Introduction à l'histoire du vocabulaire français, Paris, Bordas.
- Coseriu E. (1964), « Pour une sémantique diachronique structurale », in Travaux de linguistique et de littérature, II, I.
- Guinet L. (1982), Les emprunts gallo-romans au germanique (du Ier à la fin du Ve siècle), Paris, Klincksieck.
- Guiraud P. (1965), Les mots étrangers, Paris, PUF, Que Sais-Je.
- INALF (version numérisée du dictionnaire sur www.atilf.inalf.fr).
- Mitterand H. (1976, 5e éd.), Les mots français, Paris, PUF, Que Sais-Je.
- Rey A. (sous la direction de) (1999), Dictionnaire étymologique de la langue française, Paris, Le Robert.
- Von Wartburg W. (1967), La fragmentation linguistique de la Romania, Paris, Klincksieck.
- Zink G. (1987), L'ancien français, Paris, PUF, Que Sais-Je.
[1] Nous ne prenons en compte que les mots directement issus des langues germaniques : adouber est traité, mais non son dérivé adoubement. Ceci, évidemment, ne s'applique pas dans le cas où un mot et son dérivé sont identifiés comme étant tous les deux des dérivés directs de deux mots d'origine germanique, comme soin et soigner.
[2] Nous étudierons plus loin cette notion de case sémantique ; le lecteur peut se reporter à l'article fondamental de Coseriu cité dans la bibliographie. Notons cependant, d'ores et déjà, l'opinion de Chaurand : « Les apports germaniques font plus qu'ajouter à l'ensemble lexical gallo-roman quelques détails ; ils comblent des vides, et, parfois, mieux adaptés au type de société qui s'était formé, ils supplantent d'autres termes. » [1977:36].
[3] À ce sujet, Brunot écrit : « Il n'y a donc pas eu des emprunts du roman au germanique, mais dans une certaine mesure une véritable pénétration de l'un par l'autre. Elle a pu se faire lentement. Il importe toutefois de retenir qu'elle a été plus profonde et plus générale qu'aucune autre. » [1905:129].
[4] Nous utiliserons le terme germanique pour désigner l'origine de ces mots, verbes, substantifs ou adjectifs, en gardant à l'esprit le fait que plusieurs d'entre eux sont plus particulièrement d'origine germanique. En effet, au regard des nouvelles connaissances apportées par les recherches en phonétique historique, il apparaît aujourd'hui qu'une grande quantité de mots réputés auparavant d'origine francique furent en fait empruntés antérieurement à la conquête franque.
[5] Sur ce thème, nous renvoyons à l'ouvrage de Guinet, qui étudie en détail chaque type de palatalisation survenu à haute époque.
Influences germaniques sur la syntaxe
Après avoir étudié les influences des anciennes langues germaniques sur l’ancien français dans les domaines de la phonologie et de la morphologie, il convient d’examiner ces mêmes influences sur la syntaxe. L’analyse qui suit détaille les faits syntaxiques communs aux anciennes langues germaniques et à l’ancien français
Le français, une langue latine germanisée ?
La question des influences germaniques sur la syntaxe de l’ancien français semble être celle qui provoque le plus de controverses entre les chercheurs, avec d'un côté les partisans d'une évolution parallèle des deux langues sans interférences ni influences et, d’un autre côté, les tenants d'une influence de la syntaxe germanique sur la langue française en formation. Ainsi, Wartburg écrit : « L'ancien français occupe une position tout à fait isolée pour la place du verbe dans la phrase. On sait que la même place est parvenue à s'imposer en allemand dans la proposition principale et qu'elle domine dès le vieux-haut-allemand, quoique le verbe puisse également s'y rencontrer en position initiale ou finale, précisément, du reste, comme dans la poésie en ancien français. » [1967:103].[1]
Wartburg relève également d'autres points de grammaire historique française au sujet desquels, selon lui, une influence germanique dans le processus d'élaboration ne peut être évacuée [1967:103-106] :
– la particularité d'exprimer le sujet se fait à la fois par la désinence verbale et par le pronom personnel dans les langues romanes sur le sol desquelles les implantations germaniques furent importantes ;
– la réduction de trois démonstratifs à deux est probablement due à l'influence des Germains (Francs, Lombards, Alamans) car ceux-ci ne possédaient qu'un système binaire (contrairement au système trinaire latin hic - ipse - ille) ;
– l’utilisation de l'adverbe introducteur si : « On est assurément frappé, en ancien français, par la fréquence des cas où, dans des phrases hypothétiques ou temporelles, la proposition principale est introduite par l'adverbe si (...), ce qui correspond précisément à l'emploi de l'allemand so. » ;
– l’utilisation du pronom on ; Wartburg estime que les langues germaniques sont probablement à l'origine de « l'emploi particulièrement fréquent que fait le français du pronom indéfini issu du latin homo », même si la formation même du mot est romane ;
– l’emploi de particules séparées : « Dans sa pénétrante étude intitulée L'effacement des adverbes de lieu, L. Foulet fait remonter, à juste titre semble-t-il, à une influence franque l'emploi si fréquent, en ancien français, d'expressions composées d'un adverbe du type de "jus", etc., et d'un verbe. ».
En dépit de toutes ces remarques, de nombreux chercheurs estiment que la syntaxe de l'ancienne langue française est, en de nombreux points, un quasi-calque de la syntaxe latine. Or, s’appuyant sur l’étude des plus anciens textes en français, notamment les Serments de Strasbourg, M. Banniard[2] souligne certes l'étroite parenté syntaxique entre l'ancien français et l’ancien haut allemand des Serments et les textes latins juridiques, mais il postule, pour expliquer ces similitudes, une volonté des scripteurs des Serments d’imiter le latin, langue de prestige et seul modèle de langue juridique dont disposaient ces rédacteurs ; il convenait en effet de donner un caractère solennel à ce texte, dont l’enjeu politique était de première importance.
Il nous semble donc nécessaire d'examiner les textes littéraires, car ceux-ci apparaissent dépourvus d'enjeux politiques. Cette étude permettra de mettre en lumière des faits syntaxiques similaires dans les deux langues et sans correspondants dans les autres langues latines.[3]
Dans les parties qui suivent, nous étudions les différents points grammaticaux qui montrent des structures similaires en ancien français et dans les anciennes langues germaniques.
Place du participe passé
Les similitudes syntaxiques entre l’ancien haut allemand et l’ancien français sont prononcées dans ce domaine ; on observe en effet une stricte correspondance avec la syntaxe de la phrase allemande, où, en proposition indépendante ou principale, le participe passé du verbe conjugué se trouve rejeté en fin de phrase. Prenons quelques exemples dans la poésie :
M'unt […] de lur sovent doné
Maintenu an e jurz e entr' els governé
Guernes de Pont-Sainte-Maxence, Vie de saint Thomas Becket, v.18 et 19 du satisfecit (vers 1175)
Jo sui vers Deu et vers toi mult mesfeite
Le Jeau d'Adam, v.563 (2e moitié du XIIe s.)
N'a pas grant vasselaige / Fait, s'ele m'a traï
Conon de Béthune, Chanson, v.25-26 (fin du XIIe s.)
On trouve également des exemples dans la prose :
Tant avoit le jour traveillé qu'il s'endormi
Le Conte de la Charrette (1221-1225)
Mes il n'i a nului trouvé
Le Conte de la Charrette (1221-1225)
Quelle gloire li donra renommée ? sera-elle donc de lorier couronnée ?
Christine de Pisan, Livre des faits et bonnes mœurs de Charles V (fin du XIVe s.)
Ce fait se rencontre fort avant dans le temps puisqu'on peut lire, dans La Farce de Maître Pathelin (vers 1460) :
Car j'ay a luy parlé, sans faulte (v.597)
Il ne m'a pas pour bien gabbé (v.1014)
Le participe passé est cependant positionné avant son complément si celui-ci présente une certaine longueur :
La fu trové li plus des haltes dames del monde qui estoient fuies el chastel
Geoffroy de Villehardouin, La Conquête de Constantinople, par.249 (vers 1207)
La tendance semble s'inverser à partir de la fin du XIIe siècle, le participe passé se positionnant plus fréquemment en avant-dernière place, avant le complément :
M'unt fet mult grant sucurs
Guernes de Pont-Sainte-Maxence, Vie de saint Thomas Becket, v.18 du satisfecit (vers 1175)
Se li fu renduz salves les vies a cels qui dedenz estoient
Geoffroy de Villehardouin, La Conquête de Constantinople, par.249 (vers 1207)
Place de l'infinitif
Propositions à auxiliaire de mode
La place de l'infinitif est elle aussi la même dans les deux langues, qui le positionnent en fin de proposition dans le cas d'une proposition indépendante ou principale, tout particulièrement dans les propositions à verbe modal ou dans celles qui complètent le verbe faire. Cette construction traverse tout le Moyen Âge, de La Cantilène de sainte Eulalie (vers 880) à des œuvres datant du XVe siècle. Citons quelques exemples représentatifs de cette tournure courante dans la langue médiévale :
Uoldrent la faire diaule seruir
Cantilène de Sainte Eulalie, v.4 (vers 880)
Ne volst li enfes sum pere currucier
Vie de saint Alexis (vers 1050)
Asoldrai vos pur voz anmes guarir
Chanson de Roland, v.1133 (1080)
Grimberz va son message faire
Le Roman de Renart (XIIe s.)
Je ne puis au mostier venir
Ne le servise Dieu oïr
Se ge peüsse a gent parler,
Ne en aucun deduit aler
Marie de France, Lai d'Yonet, v.79-82 (vers 1160)
Ensi porrons aler au bois / arbres trenchier e prendre a chois
Wace, Le Roman de Rou, v.889-890 (1160-1170)
Diex se lessa en crois por nos pener
Thibaut de Champagne, Chanson de croisade (vers 1235-1239)
Qui peut face a face / La ses amours veoir
Christine de Pisan, Le Dit de Poissy, v.196-197 (1400)
Cette formulation n'apparaît pas comme ressortissant uniquement à la langue poétique, puisque nous avons des exemples tirés de textes en prose :
Chascuns garni le chastel qui li fu renduz de sa gent et fist le tresor garder
Geoffroy de Villehardouin, La Conquête de Constantinople, par.250 (vers 1207)
Si les mist on a chel avoir warder
Robert de Clari, La Conquête de Constantinople, chap. LXXXI (avant 1206)
pource que je doi avoir honte de tous preudomes veoir
Le Conte de la Charrette (1221-1225)
Cil vaillant bacheler [...] qui sagement vuelent à Dieu aler
Thibaut de Champagne, Chanson de croisade (1235-1239)
Certes il n'i eut adonc en le place signeur [...] qui peuist en grant pièce parler
Froissart, Chroniques (fin XIVe s.)
Cette construction dure plusieurs siècles, puisque nous lisons, dans La Farce de Maître Pathelin (vers 1460) :
Se je vueil mon sens esprouver (v.35)
Quand je veulx mon sens applicquer (v.1130)
Il cuide a son propos venir (v.1268)
La littérature allemande de la même époque présente des phrases à structure similaire :
Got sende si zesammne, die gerne geliep wellen sin
« que Dieu unisse ceux qui veulent être amants »[4]
Cependant, on rencontre également des cas où le verbe à l'infinitif n'occupe pas la dernière place de la proposition, notamment dans la poésie, où des impératifs de versification peuvent expliquer cette position :
A czo no's uoldret concreidre li rex pagiens
Eulalie, v.21 (vers 880)
Ne pot intrer en la ciutat
Saint Léger, XXIV (début du XIe s.)
Ce dist li pere filz kar te uai culchier / auoc tespuse al cumant deu del ciel
Vie de saint Alexis (vers 1050)
Sin deit hom perdre del sanc e de la char
Chanson de Roland, v.1119 (1080)
Ne puis ge donc haïr ma vie ?
Eneas, v.1978 (vers 1160)
Cette construction a presque totalement disparu en français moderne. Il n'en reste plus que quelques rares traces, dans des formules figées comme Il faut raison garder.
Propositions complétives de but
Cette structure est également présente dans les propositions de but d'ancien français, comme elle est encore la norme en allemand moderne. On la rencontre dans les textes poétiques :
asoldrai vos pur voz anmes guarir
Le Roman de Roland, v.1133 (1080)
Cette structure est également présente dans des textes en prose, et à une date relativement tardive :
ces honestes bourgois, qui de lor propre volenté se sont mis en vostre merci pour les aultres sauver
Froissart, Chroniques (fin du XIVe s.)
Place du verbe conjugué
Propositions principales
Rappelons que, dans les propositions principales d'ancien français, un adverbe ou un complément placé à la tête d’une phrase (complément d'objet ou de phrase) entraîne le rejet du sujet après le verbe qui occupe une place centrale dans la phrase, la deuxième position [Foulet 1928:308]. Tout comme en allemand, ni les conjonctions de coordination, ni les conjonction de subordination, n'entrent dans le décompte des segments de phrase. Nous ne donnerons que quelques exemples, tant cette construction syntaxique est commune en ancien français :
Pur nostre rei devum nus ben murir
Chanson de Roland, v.1128 (1080)
Ja te seroient tuit li menbre tranchié
Raoul de Cambrai, v.1701 (fin du XIIe s.)
Cele nuit ot il bien negié / Que mult froide estoit la contree
Chrestien de Troyes, Perceval, v.4162-4163 (vers 1180)
Ajoutons que les deux langues présentent un autre trait syntaxique commun, en ce qu'elles commencent volontiers leurs propositions principales par un embrayeur bref, or ou car en ancien français, do, nu, da, etc., en ancien haut allemand.
L'ancien haut allemand connaît également cette construction en ce qui concerne le verbe conjugué en proposition principale : le premier élément de la phrase est le sujet, nom ou pronom, un complément ou un adverbe [Jolivet-Mossé 1947:205] :
vor einer vesperzite huop sich gross ungemach[5]
« au début d'une soirée s'éleva un grand tumulte »
Des textes de la fin du Moyen Âge contiennent eux aussi ce genre de construction ; on peut citer les Mémoires de Philippe de Commynes, ce qui est d'autant plus intéressant qu'il s'agit là de prose, et non de poésie :
Pour lors avoit envoyé le roy devers l'empereur Jean Tiercelin
Avec ceste fable paya l'empereur nostre roy
Philippe de Commynes, Mémoires (fin du XVe s.)
Mais même les textes en vers, à date avancée, présentent cette tournure syntaxique, notamment dans La Farce de Maître Pathelin :
Parmi le col soy je pendu / s'il n'est blanc comme ung sac de plastre (v.366-367)
Et la recevray je pecune (v.503)
Encor ay je denier et maille (v.216)
Au mains viendriez vous assaier / quel vin je boy (v.322-323)
Ce genre de tournure, dans laquelle la proposition s'ouvre par un adverbe de concession, n'a pas disparu du français moderne :
Il n'a pas réussi, mais au moins pourra-t-il dire qu'il a tout tenté. [6]
Propositions subordonnées
Dans les propositions subordonnées, qu’elles soient hypothétiques, temporelles ou conditionnelles, les deux langues présentent le verbe conjugué à la fin de la phrase :
e cume la nef porter en pout
Voyage de saint Brendan, v.180 (vers 1120)
li brachet, qui la rote sut, / Quant son seignor vit et connut,
Beroul, Roman de Tristan, v.1541-1542 (fin du XIIe s.)
Se je avoie le brun elme lacié
Raoul de Cambrai, v.1706 (fin du XIIe s.)
On observe néanmoins que la proposition subordonnée de conséquence présente toujours le schéma que – sujet – verbe :
La refu li tresor si tres granz trovez que il n'en met mie mains
Geoffroy de Villehardouin, La Conquête de Constantinople, par.250 (vers 1207)
Tant i avoit de rike vaisselemente d'or [...] que ch'estoit une fine merveille
Robert de Clari, La Conquête de Constantinople, chap. LXXXI (avant 1206)
Propositions relatives
Dans les propositions relatives, en ancien français comme en allemand, le verbe conjugué est de manière quasi systématique placé à la fin de la phrase.[7] Cette construction, qui est présente durant tout le Moyen Âge, n'offre que de très rares exceptions.[8] Les segments de la phrase s'organisent selon le schéma suivant : pronom relatif – sujet – complément(s) – verbe conjugué :
[qu'il n'est bastars] c'il n'a Dieu renoié
Raoul de Cambrai, v.1709
qui tal exercite vidist
Saint Léger, XXIV (début XIe s.)
Li empere, ki Franceis nos laisat,
Chanson de Roland, v.1114 (1080)
Ma bone espee, que li reis me dunat
Chanson de Roland, v.1121 (1080)
Que trestuit li autre a lui soient
Chrestien de Troyes, Erec et Enide, v.5500 (vers 1168)
Qui a cest jalos me donnerent
Et a son cors me marierent !
Marie de France, Lai d'Yonet, v.87-88 (vers 1160)
Li brachet, qui la rote sut,
Quant son seignor vit et connut,
Beroul, Roman de Tristan, v.1541-1542 (fin XIIe s.)
Jusqu'à la fin du Moyen Âge, cette tournure reste fréquente dans les textes en vers, même à une date avancée :
Par l'ame qui en moy repose
La Farce de Maître Pathelin, v.478 (vers1460)
Les textes en prose présentent également cette structure, que l’on peut donc considérer comme étant alors profondément enracinée dans la langue, dans la mesure où la prose n’est pas soumise à des contraintes semblables à celles que l’on rencontre dans la versification. De plus, la position dernière occupée par le verbe conjugué de la proposition relative se rencontre dans des textes relativement tardifs, et il serait douteux que cette position ne fît pas partie de longue date de la langue courante. Nous avons relevé les quelques exemples suivants :
Se li fu renduz salves les vies a cels qui dedenz estoient
Geoffroy de Villehardouin, La Conquête de Constantinople, par.249 (v. 1207)
Apres si kemanda on que [...] a une abeie qui en le cité estoit
Robert de Clari, La Conquête de Constantinople, chap. LXXXI (avant 1206)
Lancelot saut sus et met la main a l'espee qui a son chevés estoit
Le Conte de la Charrette (1221-1225)
lors vient mesires Gavains qui levez fu
Le Conte de la Charrette (1221-1225)
Les vapeurs et les buees qui en l'air montent sont coulourees de diverses couleurs
Mahieu Le Vilain, Les Méthéores d'Aristote (avant 1260)
Estraignant à grant paine les lermes qui ma veue troublent
Christine de Pisan, Livre des faits et bonnes mœurs de Charles V (fin XIVe s.)
Il est remarquable que la prose de la fin du XVe siècle fût encore témoin d'une tournure syntaxique présente depuis environ cinq siècles, puisqu'on peut lire, chez Molinet :
Rabota et essarta les malvais neudz et zizanieux plantages qui la clarté de l'ostel empeschoyent
Jean Molinet, Chroniques (après 1474)
Mais on la rencontre encore plus tardivement, toujours dans certains textes en prose, notamment chez Rabelais :
Par le plaisir de luy qui tout regist et modere
Rabelais, Pantagruel, II, 8 (1532)
Les exceptions semblent ne concerner que les propositions relatives à compléments longs, que ceux-ci soient compléments d'objet direct ou complément d’objet indirect : le verbe conjugué passe alors de la dernière à l'avant-dernière place afin, semble-t-il, de se rapprocher du sujet :
[qu'elle Deo raneiet] chi maent sus en ciel
Séquence de sainte Eulalie, v.6 (vers 880)
Ki nus reeinst de sun sanc preciuz
Vie de saint Alexis (1050)
Que s'en ralgent in lor honors
(...) Quae s'en ralat en s'evesquet
Saint Léger, XXI (début XIe s.)
Que plus ad chier que tute rien terrestre
Vie de saint Alexis (1050)
Puis errache la piece qui estoit en terre fichiee
Le Conte de la Charrette (env. 1221-1225)
Princes, le plant qui bon fruit portera / De viel estoc
Eustache Deschamps, Balade
La fu trové li plus des haltes dames del monde qui estoient fuies el chastel
Geoffroy de Villehardouin, La Conquête de Constantinople, par.249 (vers 1207)
L'ancien haut allemand présente une structure identique : le verbe conjugué de la proposition relative ou de la subordonnée occupe généralement la dernière place, sauf s'il est accompagné d'un ou de plusieurs compléments importants : en effet, Il arrive souvent que certains éléments de la proposition subordonnée soient rejetés après le verbe ; ceci se produit surtout dans les phrases longues chargées d'éléments lourds, mais on en trouve aussi des exemples dans les phrases brèves :
riet mir min unwiser muot, dass ich goss uf den stein [9]
« ma folie me conseilla de verser de l'eau sur la pierre »
Propositions impératives
L'impératif est rarement traité dans les grammaires historiques. Or, nous trouvons dans quelques textes les formes suivantes :
dormez-vous
Le Conte de la Charrette (1221-1225)
vous soyez le bien venu, sire
La Farce de Maître Pathelin, v.1217 (vers 1460)
La première de ces formes apparaît comme un calque parfait de l'allemand schlafen Sie[10], la seconde, bien qu'elle ne présente pas l'inversion du verbe et du sujet, contient néanmoins le pronom sujet du verbe. Aucune ascendance latine ne peut être invoquée pour expliquer la forme de ces impératifs, puisque le latin construisait ce mode à l'aide des seules désinences verbales.
Particules verbales séparées
L'étude que nous conduisons ci-dessous s'appuie en partie sur le texte de Claude Buridant, déjà cité[11], texte dont le thème principal concerne l'étude de ce qu'il est convenu d'appeler les particules séparées d'ancien français. À partir de cette étude, nous avons élargi le champ de l'étude en comparant l'ancien français et l'ancien haut allemand[12].
Place de la particule verbale séparée dans la phrase
L'ancien français développa un système de particules séparées qui ressemble au système allemand. Notons les faits suivants, qui concernent la place des particules séparées relativement à la place du verbe :
– avec les formes conjuguées, la particule se place généralement après le verbe ;
– avec infinitif ou participe, la particule se place généralement avant cet élément, « dans l'immense majorité des cas », pour citer Buridant. Les exemples suivants, tirés sauf mention contraire de cette étude, mettent en évidence le parallélisme de la construction entre les deux langues :
je ne puis mes avant aller (Le Roman de Renart) (ich kann nicht mehr weiter gehen)
encor parla la dame avant (Vie du pape saint Grégoire) (nochmal sprach die Dame weiter)
La construction est rigoureusement semblable en allemand, comme le montrent nos traductions. De plus, et Buridant en convient, ces formes verbales, infinitif ou participe, sont très souvent situées à la fin de la proposition, tout comme en allemand.
Rôle sémantique des particules verbales séparées
Dans les deux derniers exemples, avant est une des nombreuses particules séparées avec lesquelles l'ancien français précisait le sens de certains verbes à sémantisme imprécis comme aller ou venir (verbes « sans couleur » ou « farblose Verbe » pour reprendre la terminologie allemande) dont le sens absolu pouvait être modulé par ces particules. Si nous considérons de nouveau l'un des exemples que nous venons de citer, nous pouvons observer la structure syntaxique et sémantique suivante :
je ne puis mes avant aller (Le roman de Renart ) (ich kann nicht mehr fortgehen)
Ici, avant complète le sémantisme vague et indéfini de aler, lui donnant le sens de « progresser », tout comme la particule fort précise le sens de gehen « aller ».
Nous avons recueilli d'autres exemples dans la littérature, notamment dans la prose, ce qui nous semble être l'indice d'une structure syntaxique inhérente à la langue et dégagée des contraintes formelles, phoniques ou rythmiques imposées par la poésie :
Tristan estoit el bois aval
Beroul, Tristan, v.1531 (entre 1160 et 1200)
Lors descent une lance parmi le feste de la maison contreval
Le Conte de la Charrette (1221-1225)
Elle vint contreval bruiant
Le Conte de la Charrette (1221-1225)
La particule, employée avec un verbe de mouvement indéterminé, précise donc la direction du déplacement, comme dans venir avant, arriere. Buridant cite d'ailleurs R.L. Wagner pour lequel, dans certains cas, arriere, doublant le préfixe -re, a le sens de l'allemand zurück.
Rôle aspectuel des particules verbales
Les particules séparées d'ancien français avaient également un rôle aspectuel ; selon Buridant, elles pouvaient en effet, lorsqu'elles étaient employées avec des verbes autres que des verbes de mouvement, exprimer différents aspects du procès. Ainsi, l'aspect perfectif pouvait être rendu par une particule. Dans l'exemple suivant, cité par Buridant, c'est l'idée d'achèvement que la particule traduit : mangier fors. Or, cette construction se rencontre en allemand, où le verbe aus-essen a les mêmes sens : « tout manger » ou « achever de manger ».
Également dans ce domaine des particules séparées d'ancien français, les chercheurs sont en désaccord ; si certains seraient en faveur de l'influence germanique, une majorité d'entre eux nient cette influence. Cependant, Buridant note dans sa communication qu'aucune autre langue romane ne présente ou n'a présenté des exemples de particules séparées, sinon l'italien du Nord et le toscan[13]. Or, ces régions furent à date ancienne des terres de conquête germanique, avec la présence des Longobards, et sont de longue date limitrophes des régions germanophones de la Suisse et de l'Autriche. Dans les langues et dialectes latins méridionaux, cette construction est inconnue. L'influence germanique sur l’utilisation des particules séparées en ancien français serait donc une hypothèse recevable.
Particules verbales séparées et redondance
Par ailleurs, dans l'introduction de sa communication, Buridant fait observer que, dès le latin, on rencontre des formes comme ascendere sursum, où sursum est redondant et, ceci, vraisemblablement dans la langue parlée. Dans sa conclusion, l'auteur évoque le trait populaire du français moderne qui consiste à utiliser un adverbe redondant avec le sémantisme du verbe auquel il est joint : monte en haut, descends en bas. On trouve en effet, en ancien français, des exemples d'utilisation redondante de particules séparées :
Puis ist fors de la chambre sun pere
Vie de saint Alexis (environ 1050)
La nef fu prest u il dut enz entrer
Vie de saint Alexis (environ 1050)
Dist as freres : "Entrez enenz (...)"
Voyage de saint Brendan, v.185 (environ 1120)
Cette formulation se rencontre même au XVIe siècle, par exemple chez Rabelais :
À son entrée, tout le monde sortit hors pour le veoir
Pantagruel, II, 7 (1532)
En français moderne, on peut entendre couramment, comme le souligne Buridant, « Je descends en bas » ou « Je monte en haut ». Une méconnaissance de la grammaire ne nous paraît pas une explication suffisante pour ce type de formulation qui reste une faute de grammaire, car des locuteurs lettrés peuvent également l'employer. Peut-être la précision supplémentaire, même redondante, apportée par l'utilisation de l'adverbe de lieu est-elle ressentie comme nécessaire pour renforcer l'information, particulièrement pour la phrase « Je monte en haut », où la brièveté du verbe peut donner au locuteur l'impression de transmettre une information insuffisante[14]. Par ailleurs, le fait que ces tournures se rencontrent jusque dans les plus anciens textes conservés nous fait supposer qu'il ne faut pas y voir uniquement une inattention du locuteur ou une méconnaissance de la langue, mais plutôt une survivance de l'ancien français qui utilisait couramment ces adverbes de lieu, afin de renforcer l'information sémantique déjà fournie par le verbe.
Participe présent avec rôle de particule verbale
Le participe présent a parfois une valeur de particule, dans la mesure où il complète le sémantisme du verbe conjugué :
A foc, a flamma uai ardant, / et a gladies percutan
Saint Léger, XXIII (début XIe s.)
Puis uint curant dreitement a la mer
Vie de saint Alexis (environ 1050)
Cette utilisation du participe présent perdure pendant plusieurs siècles, puisque on peut lire, dans La Farce de Maître Pathelin (environ 1460) (vers 733-734) :
Ne scay quoy qu'i va flageolant :
Il s'en va si fort grumelant
Dans tous ces exemples, le participe présent agit comme une particule qui précise un verbe de mouvement au sémantisme particulièrement large, aller ou venir en général.
Particules verbales et verbes modaux
Dans sa communication, Buridant évoque la possibilité pour la seule particule séparée d'ancien français d'indiquer le mouvement lorsqu'elle accompagne le verbe pooir. Comparons un exemple en ancien français et notre traduction en allemand :
il ne peult hors[15]
er kann nicht aus
Dans l'exemple d'ancien français, le verbe, issir ou aller, est sous-entendu, tout comme le verbe gehen dans l'équivalent allemand. Buridant cite d'ailleurs un seul exemple dans une autre langue latine présentant une construction similaire, un exemple en italien, tiré de Boccace.
La plupart de ces constructions n'ont presque pas survécu en moyen français (voir notre exemple tiré de Rabelais, cité plus haut), ni a fortiori en français moderne. Nous posons l'hypothèse qu'elles se sont maintenues pendant plusieurs siècles en raison du bilinguisme de la population, bilinguisme qui entretenait, dans une certaine mesure, l'utilisation de ces constructions syntaxiques.
Particules verbales et prépositions-préverbes
A. Rouseau [1995:205-213] évoque quant à lui la question des prépositions-adverbes, issues de la disjonction d'un groupe prépositionnel, et donne l'exemple suivant :
il court après lui > il lui court après.
L'auteur écrit ensuite [1995:206] : « ces tournures, souvent jugées familières ou vulgaires, sont extrêmement importantes car le modèle syntaxique sous-jacent est dans le droit fil de constructions bien connues en allemand ». L'exemple ci-dessous, également indiqué par Rousseau, nous semble éclairant :
er läuft ihm nach > il lui court après.
Pour Rousseau, la parenté typologique entre les deux constructions est incontestable, bien qu'il avance la restriction suivante : « Toutefois, ces constructions restent très différentes de celles rencontrées en allemand : elles utilisent certes le même schéma syntaxique, mais sont limitées aux cas où l'objet est un déictique ou un anaphorique et peut occuper, de ce fait, une position seconde dans l'énoncé. » [Rousseau 1995-208].
De plus, ajoute l'auteur, « ces ellipses ne sont généralement possibles qu'à la finale et non à l'initiale d'un énoncé : *sans je ne peux lire ». Et, un peu plus loin : « Ce trait de position a son importance : il indique que ces prépositions isolées sont devenues proches de véritables préverbes ou plus exactement de postverbes (comme en anglais), car elles figurent dans la zone du prédicat. »
La conclusion de Rousseau sur ce thème nous semble néanmoins mériter une certaine prise en considération : « il est sûr que le français possède, comme l'allemand, des préverbes affectés à la dérivation. » Il conviendrait donc d'approfondir, dans ce domaine comme dans d'autres, la comparaison entre les deux langues.
Autres faits syntaxiques
On et homme
Un autre fait qu’il convient d’examiner est illustré dans plusieurs textes littéraires médiévaux et jusqu'à une époque assez tardive. Parallèlement au pronom français on, qui provient, tout comme homme, du latin homo, l'allemand possède le pronom man « on », qui dérive du nom Mann « homme ». Nous avons trouvé, dans la littérature, plusieurs exemples dans lesquels homme est utilisé avec la valeur de l'indéfini :
– dans les Serments de Strasbourg (842) :
si cum om per dreit son fradra salvar dift
– deux siècles et demi plus tard, dans La Chanson de Roland (1080) :
pur sun seignur deit hom susfrir granz mals (v.1117)
sin deit hom perdre del sanc e de la char (v.1119)
– dans Le Jouvencel de Jean de Bueil, texte rédigé entre 1463 et 1466 :
ung bon troppeau de gens d'armes pour garder que homme ne reculle
Il semble difficile de supposer que ces occurrences de homme ne représentent pas le pronom indéfini. En effet, dans le texte de Jean de Bueil, nous aurions dû trouver *pour garder que nului ne reculle. On notera qu’il n'existe pas d'équivalent de on dans les autres langues romanes voisines du français, l’espagnol et l’italien, si ce n'est dans certains dialectes de l'italien, comme le fait remarquer Pfister : « On trouve, dans des dialectes du nord de l'Italie, un pronom impersonnel semblable à ceux qu'ont l'allemand et le français » [Pfister:1984-68]. L'italien standard, lui, ignore cette construction.
Mais et ainz
L'ancien français connaissait un système de double conjonction de coordination négative, mais et ainz « mais au contraire », utilisées selon que la proposition précédente était affirmative ou négative. Le rapprochement avec la grammaire allemande, qui connaît une opposition similaire avec les conjonctions aber et sondern, s'impose[16]. L'utilisation de ainz après proposition négative se rencontre dans tous les textes de l'ancienne langue, comme dans cet exemple :
Sachiez, [...] / Que je n'en reprenderai mie, / Ainz l'avera ma douce amie
Jean Renart, Le Lai de l'Ombre, v.884-886 (1222)
Il est néanmoins remarquable de rencontrer ainz dans un texte du XVIe siècle, de Rabelais en l'occurrence :
Je ne me reputeray totalement mourir, ainz passer d'un lieu en aultre
Pantagruel, II, 8 (1532)
Conclusion
Pour faire un bilan rapide de cette partie, nous noterons que l'ancien français est parcouru de traits grammaticaux similaires à ceux de l'allemand. Il est également à remarquer que certaines de ces constructions syntaxiques perdurèrent jusqu'au XVIe siècle, dans la prose et dans la poésie. Or, la coupure semble se produire durant ce même siècle ; ce que nous pourrions appeler une dégermanisation de l'ancienne langue se produisit alors, notamment dans la littérature. Nous reviendrons dans des articles ultérieurs sur les raisons de ce changement ; nous ne pouvons que constater que l'ancien français, relativement à certains aspects de sa syntaxe, semble se situer à la croisée de l’ancien haut allemand et du latin, même si, à partir du XVIe siècle, la plupart de ces constructions d'ancien français sont devenues agrammaticales, comme la place particulière de l'infinitif et du participe dans la phrase ou le rôle sémantique des particules séparées.
Il reste néanmoins à étudier le lexique général de la langue ; en effet, si plusieurs centaines de mots d'origine germanique ne survécurent pas à la fin du Moyen Âge, comme nous le verrons dans les articles à venir, un fort contingent de ces mots est encore présent en français moderne.
Bibliographie
- Anonyme, La Chanson de Roland, Paris, Le Livre de Poche, collection Lettres Gothiques, édition de Ian Short, 2e édition 1990.
- Anonyme, La Farce de maître Pierre Pathelin, Paris, Garnier-Flammarion, édition de Jean Dufournet, 1986.
- Anonyme, Le Roman de Renart, volumes I et II, Paris, Garnier-Flammarion, édition de Jean Dufournet et Andrée Méline, 1985.
- Banniard M. (2003), « Latinophones, romanophones, germanophones : interactions identitaires et construction langagière (VIIIe - Xe s.) », contribution à la journée d'études de Médiévales, 8 novembre 2002, Médiévales, 45 (en ligne).
- Banniard M. (éd.) (1997), Langages et peuples d'Europe. Cristallisation des identités romanes et germaniques (VIIe - XIe s.). Actes du colloque international organisé par le Centre Européen d'Art et Civilisation médiévale de Conques et l'Université de Toulouse-Le Mirail (Toulouse-Conques), CNRS-Université de Toulouse-Le Mirail, UMR 5136.
- Brunot F., Bruneau Ch. (1964, 3e éd.), Précis de grammaire historique de la langue française, Paris, Masson.
- Buridant C. (2000), Grammaire nouvelle de l'ancien français, Paris, SEDES.
- Duden Etymologie. Herkunftswörterbuch der deutschen Sprache (1963), Bibliographisches Institut, Mannheim, Dudenverlag.
- Foulet L. (1928, 3e éd.), Petite syntaxe de l'ancien français, Paris, Champion.
- France (Marie de), Lais, Paris, Folio, édition de Philippe Walter, 2000.
- Jolivet A., Mossé F. (1947, 1e éd. 1941), Manuel de l'allemand du Moyen Âge (des origines au XIVe siècle), Paris, Aubier.
- Kluge (24e éd. 2002, revue et augmentée, 1e éd. 1883), Etymologisches Wörterbuch der deutschen Sprache, Berlin, Walter de Gruyter.
- Rabelais, Gargantua, Paris, Garnier-Flammarion, édition de Françoise Joukovsky, 1993.
- Rabelais, Pantagruel, Paris, Garnier-Flammarion, édition de Françoise Joukovsky, 1993.
- Rousseau A. (sous la direction de) (1995), Les préverbes dans les langues d'Europe. Introduction à l'étude de la préverbation, Lille, Presses Universitaires du Septentrion.
- Wagner R.L. (1949), Textes d'étude (ancien et moyen français), Genève, Droz.
[1] Chaurand remarque également la place centrale du verbe dans la phrase d'ancien français, sans faire toutefois de commentaire particulier sur ce sujet [Chaurand 1999:51].
[2] M. Banniard [2003].
[3] Nous garderons néanmoins toujours en mémoire le fait que l'ancienne langue poétique n'est peut-être pas un témoin infaillible de la langue parlée. Aussi avons-nous fait des recherches dans de nombreux textes en prose qui, tout en étant incontestablement de véritables textes littéraires, ne sont pas soumis aux contraintes rythmiques de la poésie, lesquelles contraintes peuvent être à l'origine de formulations syntaxiques différentes de celles de la langue parlée.
[4] Poésies du sire de Kürenberg (vers 1170) [Jolivet-Mossé 1947:207]
[5] Nibelungenlied (vers 1210) (cité par Jolivet-Mossé 1947-205).
[6] André Rousseau fait également remarquer une similitude de constructions entre français et allemand, notamment en ce qui concerne les particules séparées, tout en soulignant que la ressemblance s'arrête au fait que le français ne permet ce type de formulation uniquement dans le cas où l'objet est un déictique ou un anaphorique. Il y a là, selon nous, une similitude bornée par la catégorie grammaticale du sujet (« À propos des préverbes du français. Pour une méthodologie d'approche syntaxique », in Les préverbes dans les langues d'Europe, sous la direction de A. Rousseau, 1995, p.208).
[7] Dans le cas d'un temps composé, c'est le participe passé qui occupe cette place finale de la proposition.
[8] Selon Buridant [2000:747 sq.], l'ordre S-X-V est présent lorsque l'information apportée par X (complément) est mineure ou déjà connue ; en revanche, l'ordre S-V-X prévaudrait dans le cas où une information nouvelle est fournie par le complément.
[9] Hartmann von Aue, Iwein (fin du XIIe s.) (cité par Jolivet-Mossé 1947:206)
[10] Pour Buridant [2000:310], l'insertion du pronom personnel désignant l'allocutaire dans une phrase à l'impératif est seulement une marque d' « expressivité renforcée ». Il serait judicieux d'effectuer une étude systématique des occurrences de cette formulation en ancien français afin de vérifier si l'on trouve régulièrement cette volonté d'expressivité.
[11] Romanistique-Germanistique : une confrontation, Actes du colloque de Strasbourg, 1984, C. Buridant éd., pp.167 sqq.
[12] L'ouvrage de référence, en ce qui concerne la grammaire de l'ancien haut allemand, reste celui de A. Jolivet et F. Mossé, Manuel de l'allemand du Moyen Âge (des origines au XIV° siècle), Paris, Aubier (édition de 1947, première édition en 1941).
[13] Voir néanmoins la note 7 où, parlant de « coloration germanique » donnée à l'ancien français par l'utilisation des particules séparées, l'auteur nie une authentique influence germanique. Buridant évoque cependant Foulet, pour lequel l'influence germanique en ce domaine était une hypothèse tout à fait recevable.
Malgré tout, dans Les préverbes dans les langues d'Europe, Buridant affirme : « La concurrence faite aux préverbes par les particules séparées s'intègre dans l'ensemble des caractéristiques dites "germaniques" de l'ancien français, qui touchent aussi bien la morphologie que la syntaxe. À mesure de l'évolution de la langue, marquée par une latinisation croissante qui favorise les formations savantes synthétiques (circon-, super-), cette concurrence diminuera, et s'éliminera progressivement la palette des emplois comme particules, jusqu'à l'élimination des particules séparées » [Rousseau 1995:321].
[14] Nous savons que les verbes brefs ont été souvent éliminés par la langue, comme ouïr, remplacé par entendre.
[15] Mistere de Saint Quentin, cité par Buridant.
[16] Ce rapprochement est d'ailleurs noté par plusieurs auteurs, parmi lesquels J. Allières [1988:94] et Brunot-Bruneau [1964:421]. Notons également qu'une opposition similaire existe en espagnol [Buridant:2000-561].
Influences germaniques sur la morphologie
L’apport des langues germaniques au très ancien français ne concerne pas uniquement les modifications phonétiques examinées précédemment, mais aussi les outils grammaticaux et la syntaxe. Ce nouvel article s’attache à l’étude des outils et éléments grammaticaux d’origine germanique.
Outils grammaticaux
Avec la guerre de Cent Ans (1337-1453) contre les rois anglais de la dynastie des Plantagenêt et les guerres d’Italie (1494-1559), qui favorisèrent l’introduction de la Renaissance italienne en France, le français connut de nouvelles vagues d'arrivées de mots étrangers dans son lexique. De forts contingents de mots intégrèrent alors le français, mais cette influence, contrairement à ce qui se produisit avec les apports germaniques, fut purement lexicale. En effet, seules les langues germaniques transmirent au français ce que l’on appelle des outils ou mots grammaticaux ; il s’agit des mots autres que les noms, les adjectifs, les verbes et une partie des adverbes. Ces outils grammaticaux qui proviennent des langues germaniques sont les suivants :
- guère : adverbe issu de l’ancien bas francique *waigaro « beaucoup », guère est présent sous les formes guaires, gueres et guares dès La Chanson de Roland (1080), mais il est employé uniquement dans des tournures négatives, comme cela est toujours le cas en français moderne[1]. Cette date de 1080 est indice d'une entrée ancienne dans le vocabulaire français ;
- trop : attesté lui aussi pour la première fois dans La Chanson de Roland (1080), trop dérive du germanique *throp « amas, entassement » mais aussi « village »[2] ; en ancien français, il signifia « beaucoup », « assez », puis « extrêmement », « excessivement ». C'est cette dernière acception qui est parvenue jusqu'à l'époque contemporaine.[3] On notera que le mot germanique *throp a aussi donné les substantifs troupe et troupeau ;
- maint (à comparer avec l’adjectif allemand manch « plus d’un ») provient du germanique *manigito ou *manigipo « grande quantité »[4]. Il est attesté dès 1121.
La transmission de ces outils grammaticaux nous semble plaider en faveur de l'importance des langues germaniques en protoroman, car ce fait dépasse le simple legs de lexèmes que l’on observe généralement dans le cadre des échanges lexicaux entre langues.
Affixes
Outre ces outils grammaticaux, les langues germaniques ont transmis plusieurs affixes au protoroman, la plupart étant toujours vivaces en français moderne. La transmission de morphèmes grammaticaux est un fait rare ; les seuls autres exemples identifiés relèvent des contacts du français avec l’italien, puis avec l’anglais. Il en va ainsi du suffixe -issime, qui provient de l’italien. Sa vitalité reste bien vivante ; néanmoins, il semble n'être utilisable que dans certains contextes emphatiques, à valeur méliorative ou plaisante : si richissime est admis, il semble difficile de créer *pauvrissime. Un autre suffixe italien acclimaté au français est le suffixe -esque, également productif, à connotations toutefois dépréciatrices[5]. Enfin, l'influence anglaise, dans le domaine des affixes, est sensible dans la transmission du suffixe -ing, utilisé pour former de nouveaux substantifs. On notera toutefois que ces néologismes sont souvent de faux anglicismes, comme caravaning ou footing ; l’unique fonction de -ing semble être d'affecter un caractère formel anglais à un substantif, français ou anglais.
L'influence germanique en la matière fut plus profonde ; son héritage s'élève à deux préfixes et trois suffixes, que nous allons présenter en détail.
Préfixe *missi-
Le germanique a légué au français le préfixe *missi- (miß- en allemand moderne), préfixe péjoratif ou négatif, devenu mes- en ancien français et mé- en français moderne[6]. Ce préfixe connut une grande fortune dès le protoroman. Une quantité considérable de substantifs, d'adjectifs et de verbes ont été formés à l'aide de mes- et, si beaucoup d'entre eux n'ont pas survécu en français moderne, il en reste malgré tout un certain nombre. Ce préfixe, généralement ajouté à un radical latin, transforme le sens de celui-ci de trois façons[7] :
en notant l'imperfection du procès :
mesentendre = « entendre mal »
mesveoir = « mal voir »
en lui opposant un sens contradictoire ou détrimentaire :
mesaesmer (mes- + aesmer) = « mépriser »
mesfaire = « faire du tort à »
en soulignant l'absence du procès :
mesoïr = « ne pas écouter »
Ce préfixe est toujours vivace en français moderne. Il est surtout utilisé avec ces valeurs de péjoration ou de contradiction.
Préfixe *bi-
On trouve en ancien français, et également en français moderne mais à un degré moindre, les traces résiduelles du préfixe bi-, à l’origine du préfixe be- en allemand moderne,[8] qui introduit une idée d'achèvement, d'accomplissement, de renforcement ou de répétition de l'action induite par le radical. Des traces de ce préfixe sont présentes dans les couples suivants :
behanter / hanter
besogner / sogner, qui donna besogner / soigner
Les exemples de couples en ancien français sont peu nombreux. On rencontre en revanche quelques exemples de verbes isolés avec ce préfixe, comme besuchier « épargner », « musarder ».
Suffixe -ard
Le germanique est également à l'origine de la création d'un suffixe nouveau, et ce, dès le plus ancien français : il s'agit du suffixe -ard, dérivé de hard, adjectif germanique signifiant « fort », « hardi », également à l’origine de hart en allemand moderne. Toujours très vivant[9], -ard (ou sa variante -aud) a cependant survécu avec un certain glissement sémantique : à l'origine, il apportait une nuance plutôt admirative ; aujourd'hui, il connote le mot qu'il suffixe de manière familière (banlieusard, smicard) ou nettement péjorative (chauffard, richard). Il est, de plus, largement utilisé pour la création d'unités argotiques (taulard) en apportant également une valeur dépréciative à l'unité lexicale ainsi suffixée.
Suffixe -ais, -ois
L'influence germanique est également présente dans le suffixe français -ais ou -ois, dérivé du germanique *-isk[10] : comme son descendant français, il s’agit d’un suffixe ethnique servant à former des gentilés. Son processus d'évolution est le suivant :
Germanique *-isk > latin -iscu > ancien français -eis > -ois > -ais.
Le suffixe féminin -isca donna le suffixe d'ancien français -esche, mais cette forme fut supplantée par -oise ou par -aise, formes refaites sur les masculins -ois et -ais. Néanmoins, le français, ancien ou moderne, a conservé quelques mots d'origine germanique formés avec ce suffixe, comme revêche, qui a survécu : cet adjectif aujourd'hui épicène présentait anciennement une forme de masculin revesc, refaite à partir de son féminin.
Suffixe -tt
Il convient de signaler un suffixe diminutif dérivé du suffixe germanique *-tt-, attesté en latin sous la forme -it(t)us ou -it(ta) au IIIe s. Les formes gallo-romanes ont abouti en ancien français à -et, -ot et -at pour le masculin, -ette et -otte pour le féminin, donnant ainsi naissance à un schéma dérivationnel d’usage courant, car ce suffixe est assez bien productif en français. En effet, si le germanique et le latin utilisaient ce suffixe uniquement avec des anthroponymes, ce n'est pas le cas du gallo-roman : -et, -ot, -at est certes utilisé pour former des diminutifs de noms humains (Pierrot, Lucette), mais il a également servi à donner naissance à des dérivés de substantifs (mulet [11], verrat [12]) ou de verbes (voleter, crachoter) ; dans ce dernier cas, le verbe augmenté de ce suffixe gagne un sens itératif. Il convient d'ajouter que ce diminutif a servi et sert toujours à former des mots d'argot ou des mots familiers, à valeur souvent hypocoristique (petiot).
Conclusion
Nous venons de voir que les anciennes langues germaniques ont transmis plusieurs outils grammaticaux au très ancien français. La présence de ces éléments allogènes tendrait à prouver l’importance et les conséquences des contacts entre ces langues, ce qui, d’ailleurs, est confirmé par les autres domaines que sont la syntaxe et le lexique.
Bibliographie
- Bloch O., von Wartburg W. (1932), Dictionnaire étymologique de la langue française, Paris, PUF.
- Brunot F. (1966[1905]), Histoire de la langue française, tome I, Paris, A. Colin.
- Buridant C. (1995), « Préverbes en ancien français », in Rousseau (A.) (sous la direction de), Les préverbes dans les langues d'Europe. Introduction à l'étude de la préverbation, Lille, Presses Universitaires du Septentrion.
- Chaurand J. (sous la direction de) (1999), Nouvelle histoire de la langue française, Paris, Le Seuil.
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- Dauzat A., Dubois J., Mitterand H. (1989), Nouveau dictionnaire étymologique et historique, Paris, Larousse.
- Godefroy F. (1881-1902), Dictionnaire de l'ancienne langue française et de ses dialectes, XIe -XVe siècles, Paris, Vieweg, puis Émile-Bouillon.
- Greimas A.J. (1997[1968]), Dictionnaire de l'ancien français, Paris, Larousse.
- Guinet L. (1982), Les emprunts gallo-romans au germanique (du Ier à la fin du Ve siècle), Paris, Klincksieck.
- INALF (version numérisée du dictionnaire sur www.atilf.inalf.fr).
- Kluge (24e éd. 2002, revue et augmentée, 1e éd. 1883), Etymologisches Wörterbuch der deutschen Sprache, Berlin, Walter de Gruyter.
[1] Néanmoins, on trouve aussi dans les textes la forme affirmative gaire « beaucoup » (1188).
[2] Le nom germanique *throp a aussi donné le nom allemand Dorf « village ».
[3] Trop présente un phénomène de grammaticalisation dès l’ancien français, puisque cet adverbe a pour étymon un substantif.
[4] Des cognats allemands possibles sont manch « plus d’un » et Menge « foule », « grande quantité ».
[5] À ce sujet, l’ATILF écrit : « En général, -ien [avec lequel -esque entre parfois en concurrence] dénote le génie, le style personnel d'œuvres, d'hommes illustres ou notoires ; c'est un suffixe essentiellement laudatif [...]. Au contraire, -esque révèle et accentue l'originalité sinon l'étrangeté de ces créateurs ou de ces créations : on peut admettre p. ex. que hugolien évoque le poète-mage, le penseur, et hugolesque ridiculise la démesure, la luxuriance de son œuvre. » (version numérisée du Trésor de la Langue Française, www.inalf.atilf.fr).
[6] Brunot [1905:286] donne mes- comme aboutissement du latin minus. La recherche a infirmé cette affirmation. Gamillscheg, pour sa part, tient ce préfixe pour francique. Or, Guinet [1982:144] démontre, en faisant appel à la phonétique historique, qu'il s'agit d'un préfixe introduit en gallo-roman, à date très ancienne, par les premières populations germaniques présentes sur le territoire de la Gaule.
[7] Cl. Buridant [1995: 301-302].
[8] Contrairement au français moderne, l'allemand be- est resté productif ; son sémantisme est similaire à celui de son étymon germanique et du descendant en ancien français de ce dernier.
[9] J. Chaurand évoque d'ailleurs sa « bonne productivité » [Chaurand 1999:701].
[10] À ce sujet, voir Guinet [1982:68-69] et Chaurand [1996:43].
[11] Mulet (Roland, 1080) est le diminutif de mul « mulet » (Roland, 1080).
[12] Verrat (1334) est dérivé du nom d’ancien français ver « verrat, sanglier » (première moitié du XIIe s.).
Influences germaniques sur le phonétisme
La population gallo-romaine des premiers siècles de notre ère parlait la « lingua romana rustica », c'est-à-dire la langue romane rustique. En l’absence de toute centralisation, la prononciation du latin classique évolua au sein de la Romania, et le latin de Gaulle [1] n'échappa pas à ce phénomène, qui s’accentua avec l'arrivée des peuples germaniques ; ceux-ci en effet imprimèrent leur propre prononciation au latin parlé par les autochtones.[2] Ces transformations affectèrent certains points particuliers, comme cela va être détaillé dans les paragraphes suivants.
Le h initial
Le h initial avait disparu de la prononciation du latin depuis environ le Ier siècle avant notre ère. Le latin importé en Gaule ignorait donc ce phonème. Sous l'influence des langues germaniques qui possédaient ce phonème, le gallo-roman gagna une consonne supplémentaire.
L’entrée de cette consonne dans la prononciation influença la forme de certains mots d'origine latine, comme haut : venu du latin classique altus, l'adjectif français, attesté sous la forme alt à la fin du Xe siècle, reçut un h à l’initiale sous l'influence de l’ancien bas francique hauh, *hoh, de même sens. En outre, il semblerait que certains mots aient reçu ce h initial afin d'ajouter une valeur expressive supplémentaire à leur contenu sémantique ; c'est le cas de hurler, dont l'étymologie, incertaine, laisse cependant penser à un étymon latin ul(l)orare : le h initial lui aurait été ajouté à fin d'expressivité, à l'instar d’autres mots germaniques déjà connus du protoroman. Ce h est largement présent dans le gallo-roman septentrional, dans les zones de fort peuplement d’origine germanique, alors qu’il est absent de l’ancien provençal et des autres langues romanes en gestation. La prononciation de cette initiale perdura durant plusieurs siècles, tout en s’atténuant [3] ; on estime sa disparition totale vers le XVIe siècle.
Le français contemporain conserve de nombreuses traces de l'entrée de cette consonne dans la prononciation : en effet, la très grande majorité des mots français actuels qui commencent par un h dit aspiré sont des mots d'origine germanique, comme héron, hâte, hamster ou hameau. Les exceptions à cette règle sont très rares ; elles concernent généralement des mots d'origine grecque ou latine (héros), anglaise (handicap), hongroise (hussard) ou arabe (haschisch).
Le w initial
Un autre phénomène eut une importance notable dans la prononciation du gallo-roman. Il s'agit du w initial, prononcé /w/ comme l'ancien v latin, qui avait disparu du latin vulgaire et évolué vers la prononciation /v/. Ce w initial était précédé, dans son articulation, par un /g/. Par la suite, le w ne fut plus prononcé, mais le g se maintint. L’exemple suivant montre l’évolution allant du germanique *werra « guerre » au français guerre :
/wera/ > /gwera/ > /gεr/
Ce phénomène n'affecta pas uniquement les mots d'origine germanique. Il se transmit à de nombreux mots latins hérités par le protoroman, qui virent leur prononciation altérée selon ce processus. Citons quelques exemples :
Lat vespa > guêpe : /wεspa/ > /gwεspa/ > /gεp/
Lat vastare > gâter : /wastare/ > /gwastare/ > /gate/ [4]
Lat vadum > gué : /wadu/ > /gwadu/ > /ge/ [5]
Lat viscum > gui : /wisku/ > /gwi/ > /gi/
L'accent d'intensité
Le latin était une langue à accent de hauteur : la syllabe accentuée, qu’elle affectât un mot seul ou un syntagme, était prononcée un ton plus haut que les autres ; l’italien a d’ailleurs conservé cet accent de hauteur. Mais l'influence germanique sur le gallo-roman tel qu'il était articulé dans les régions de contact entre les deux communautés fit que cet accent de hauteur devint un accent d'intensité, également appelé accent tonique, conservé par le français moderne.
Ce passage d’un accent de hauteur à un accent d’intensité est bien identifié[6]. Il eut une importance considérable : en raison de cette modification, les finales en -a s’atténuèrent, disparurent et furent remplacées par ce que l’on appelle le e muet, tandis que les autres voyelles disparurent totalement, sans être remplacées ; ainsi, cantus devint tout d’abord canto, avant de prendre la forme chant.
Le français a donc perdu toutes ses finales en -a, contrairement aux autres langues romanes qui, hormis le catalan, les ont conservées. Ainsi, et pour reprendre l’expression de Coseriu [1964:165], le français ne présente pas la même « figure matérielle » que les autres langues du même groupe.
Les voyelles situées à l’avant-dernière syllabe et après la syllabe portant l’accent tonique disparurent également ; c’est pourquoi tabula, accentué sur la première syllabe, aboutit à table, après disparition de la voyelle de sa deuxième syllabe.
Le renforcement de cet accent tonique ou d'intensité au milieu d’un mot eut donc pour conséquences la chute des voyelles finales et de certaines voyelles internes, comme cela vient d’être montré, mais aussi la diphtongaison des voyelles longues présentes au milieu d’un mot. Ce phénomène est très ancien, puisqu’on le date du IIIe ou du IVe siècle :
/e:/ > /ie/ : pedem > *piede > pied
/ò/ > /uò/ : bovem > *buòve > bœuf
Toutes ces transformations eurent pour effet l’assourdissement des consonnes finales sonores : grand fut prononcé /grãt/ [7], bovem /bove/ [8] prit la forme bœuf.
Les constrictives dentales
Une autre influence des langues germaniques sur l’ancien français est moins connue, mais tout aussi importante : le gallo-roman acquit en effet les constrictives dentales /θ/ et /δ/, présentes en anglais comme dans thing et this respectivement. On peut conjecturer que ces consonnes furent prononcées en ancien français durant un certain nombre de siècles, puisqu’elles sont transcrites dans plusieurs textes :
– les Serments de Strasbourg (842) comportent des mots comprenant la graphie dh utilisée pour transcrire la consonne /δ/ : aiudha « aide », cadhuna « chaque » (au féminin) ;
– la Vie de saint Alexis (vers 1050) contient des mots présentant le graphème th, qui indique parfois la consonne /θ/, notamment dans espethe « épée ».
Ensuite, ces consonnes disparurent entre le Xe et le XIe siècles, apportant de nombreux changements, comme dans les exemples suivants :
– disparition du /ð/ intervocalique : vitam > /viðə/ > vie ;
– disparition du /θ/ final : cantat > /tʃɑ̃təθ/ > chante ;
– transformation du groupe /ðr/ en rr : videre + habet > /veðrat/ > verra.
La voyelle u
Le latin ne connaissait pour ainsi dire pas la voyelle u, prononcée /y/ comme dans mur, hormis dans certains mots importés du grec. Or, on observe que, concomitamment à l’arrivée des langues germaniques sur le territoire de la Gaule, ce phonème, présent également en occitan et dans les dialectes du nord de l’Italie, réapparut dans le matériel phonétique du gallo-roman.
Conclusion
Les paragraphes précédents montrent les conséquences phonétiques de l’arrivée de langues germaniques sur le territoire de l’ancienne Gaule, à tel point que le français, qui est pourtant une langue indéniablement romane, présente une physionomie différente des autres grandes langues de ce groupe. De tout ce qui précède, il est possible d’inférer que l’influence linguistiques des peuples germaniques fut plus prégnante en Gaule que dans les territoires voisins.
Bibliographie
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- Von Wartburg W. (1967), La fragmentation linguistique de la Romania, Paris, Klincksieck.
[1] On considère généralement le VIIIe siècle comme la date du passage du latin au roman, mais cette date est toute théorique, car le latin parlé alors en Gaule n’était pas uniforme, et les changements ne se produisirent pas partout au même moment.
[2] Ce que confirme J. Chaurand : « À la faveur d'une époque de bilinguisme, même des termes provenant du latin ont été pourvus d'un trait de prononciation germanique […] et ces faits laissent à penser qu'il y a eu non pas juxtaposition, mais interpénétration de deux vocabulaires. » [Chaurand 1977:25-26].
[3] Comme cela a été indiqué dans le premier article de cette série, les langues germaniques furent longtemps parlées dans ce qui deviendrait la France. Il faudra attendre l’avènement de Hugues Capet en 987 pour que la France ait un roi, encore désigné comme « roi des Francs », dont la langue maternelle est la langue romane, et non le germanique.
[4] Le latin vastare a été, de plus, influencé par le germanique *wast « ravager ».
[5] L'influence fut ici le germanique *wad « endroit guéable ».
[6] Notamment par Wartburg [1967:72], qui écrit : « Au cours de la seconde moitié du Ve siècle et de la première moitié du VIe, l'allongement des voyelles accentuées en position libre, amorcé dès le latin vulgaire, s'est donc implanté et intensifié tout particulièrement dans le nord de la Galloromania. » Un peu plus loin, Wartburg évoque l' « allongement considérable des voyelles, lié au fort accent expiratoire, propre aux Germains » [1967:98], ce qui contribua à la disparition des voyelles finales.
[7] Cela explique la prononciation du syntagme grand homme, qui présente un /t/ à la liaison.
[8] La consonne finale -m, marque de l’accusatif masculin singulier, disparut très tôt de la prononciation.