Françoise NORE

Françoise NORE

Le parler du Sud-Est

Cette rubrique est consacrée à la présentation et à l'étude d'une famille lexicale haute en couleur, celle des mots et expressions spécifiques au français régional du Sud-Est, ce français que l'on chante plus qu'on ne le parle.

 

Nous avons tous remarqué, lorsque nous nous rendons dans telle ou telle région française, qu'il y est employé des mots étonnants : d'une part ceux qui sont totalement inconnus en dehors de leur région d'origine, comme le nordiste wassingue "serpillière", d'autre part ceux que l'on emploie dans le français standard mais qui sont utilisés avec un sens différent dans la région considérée, comme pile qui signifie "évier" dans le Sud-Est. Dans le premier cas, on découvre des mots nouveaux. Dans le second, on est confronté à une énigme : le mot est connu dans sa forme, mais son emploi désarçonne, car on ne le comprend plus ; naturellement, les quiproquos peuvent être innombrables.

 

Dans cette partie, nous verrons des mots ressortissant à ces deux catégories. De quoi faire de belles découvertes et enrichir son vocabulaire, et, en tout cas, savoir s'exprimer la prochaine fois que l'on s'attablera à une terrasse, sur les bords de la Méditerranée.

 

Naturellement, nous avons choisi les mots et expressions qui sont le plus employés et qui sont, pour certains d'entre eux, relativement anciens. Cette longue histoire nous permettra de nous livrer à quelques études étymologiques des plus intéressantes.

 

 


Au marché, j'ai blagué avec des charrettes.

Rassurons tout d'abord le lecteur qui vient de prendre connaissance du titre de cet article : non, dans le Sud-Est, nous n'avons pas décidé de sombrer définitivement dans la folie, nous n'échangeons jamais de plaisanteries avec des chariots, car, comme chacun sait, le chariot est un objet peu bavard. Pourtant, cette phrase est tout à fait compréhensible, sur les rives de la Méditerranée, et elle n'est en aucun cas l'expression d'une quelconque aliénation. Nous l'affirmons haut et fort, nous pouvons blaguer avec des charrettes sans nous voir menacés d'enfermement dans ce que l'on appelle généralement un asile psychiatrique mais qui a pour nom, dans notre région lexicalement décomplexée, le cabanon. Explications.

 

Tout comme en français standard, blaguer signifie bien "échanger des plaisanteries" dans le Midi mais, en outre, ce verbe a le sens de "discuter de choses et d'autres", sans connotation ludique particulière. Bien sûr, on ne peut pas le deviner, tout comme il est difficile, sinon impossible, de trouver par la simple intuition le sens local du nom charrette (en dehors de celui connu de tous, évidemment) : dans le Sud-Est, une charrette est une personne, homme ou femme, qui aime parler de tout et de rien – qui aime blaguer, en quelque sorte. C'est tout simplement un(e) bavard(e), et il n'y a pas lieu de s'en offusquer ni de s’engatser, comme on dit par ici.

 

 

Une famille de mots bien méditerranéens

 

Mais d'où vient ce nom de charrette ? L'explication est simple : charrette "personne bavarde" a été construit, avec le suffixe diminutif français -ette, à partir du verbe provençal charra "discuter, jaser". Or, il se trouve que charra n'a pas donné uniquement charrette, mais aussi un autre nom, connu celui-là de tous les francophones ; il s'agit du nom charade, qui désigne le jeu consistant à faire deviner un mot à partir de la définition d'un homonyme de chacune de ses syllabes. Gageons que le lecteur du Nord se sent maintenant en terrain connu, loin de tous ces particularismes régionaux si mystérieux. Certes ; mais l'histoire de cette famille de mots ne s'arrête pas à charrette et charade.

 

Le verbe provençal charra est d'origine latine, comme une grande partie du vocabulaire de l'ancien provençal. Et l'étymon latin qui donna charra a également essaimé dans ses autres langues filles, notamment en espagnol. C'est ainsi que le grand-père latin donna en espagnol le verbe chacharear qui signifie "bavarder" et qui a donné le nom chachara "bavardage", lui-même à l'origine du nom tchatche, né dans le parler pied-noir (pour d'autres mots de cette famille, suivre ce lien). Naturellement, tout un chacun sait ce qu'est la tchatche, à la fois "conversation à bâtons rompus" et "volubilité". Ainsi, charrette "conversation", charade et tchatche appartiennent-ils tous à une seule et même famille. La recherche étymologique est bien souvent la source de grandes surprises.

 

 

 

 

 

 


20/10/2013
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Il m'a encore mis le waï dans mes affaires !

Être linguiste, c'est vivre dans une dimension que les gens normaux ne peuvent comprendre, une sorte de monde parallèle dont les habitants emploient des termes incompréhensibles du commun des mortels. Par exemple, le linguiste ne parle pas de "famille de mots" – ce serait bien trop simple – mais de "paradigme dérivationnel". Cela donne une idée de sa vie, et ce n'est pas rien. Mais quand on se spécialise et que l'on devient lexicologue, pis, étymologiste, on entre en quelque sorte dans les ordres puisqu'on renonce aux plaisirs de ce monde pour se consacrer à la recherche du Graal, c'est-à-dire de l'origine de tel ou tel mot. On abandonne tous ses biens terrestres (sauf ses dictionnaires, naturellement), on donne tout à l'étymologie.

 

Bon, nous exagérons quelque peu, mais nous allons donner un exemple de ce que peut être la quête de l'origine d'un mot. Prenons le nom waï, extrêmement utilisé dans le Sud-Est. Quel est-il ? Et, tout d'abord, comment s'écrit-il ? Pour être franc, on ne le sait pas exactement. Certains l'écrivent waï, d'autres oaï, mais il semble que la graphie waï soit la plus employée, et c'est d'ailleurs celle que nous faisons nôtre. On est sûr en revanche de sa prononciation, exactement similaire à celle de l'anglais why. En ce qui concerne sa signification, les choses sont simples : waï a pour sens "grand désordre", voire "bordel" si l'on parle gras, comme on dit dans le Midi. Ce mot est généralement utilisé dans l'expression mettre le waï, c'est-à-dire "semer le trouble, la confusion, mettre le désordre".

 

 

Un grand bond dans le passé

 

En ce qui concerne l'origine de waï, les choses se compliquent. Les lexicographes ont des avis différents sur ce point, et c'est à ce moment de notre enquête qu'il nous a fallu nous retirer du monde pour pouvoir consacrer tout notre temps à la recherche de l'étymologie de waï. Et trouver l'origine de ce nom ne fut pas aisé. Comment retracer l'histoire d'un mot qui ressemble plus à une onomatopée qu'à un mot usuel ? Aussi consacrâmes-nous des jours et des jours à chercher l'ascendance de ce substantif mystérieux – d'où le renoncement aux plaisirs évoqué ci-dessus –, plongée que nous fûmes dans force grimoires, encore et toujours feuilletés, fiévreusement compulsés, jour et nuit. C'est beau, une passion.

 

Heureusement, un beau jour, la lumière fut. Mais expliquons brièvement la façon dont on procède : pour  trouver l'étymologie d'un mot, on analyse sa forme et son sens, voire le champ sémantique auquel il appartient. Le waï comporte une connotation négative. On va donc, dans les langues indoeuropéennes, chercher des mots qui présentent une forme proche de la sienne et qui font partie d'un champ sémantique voisin. Et l'on trouve les mots suivants : l'allemand Weh "douleur, malheur", le russe увы "hélas", le latin vae "malheur, malédiction" (présent dans la célèbre expression vae victis "malheur aux vaincus") ; comme on le voit, tous ces mots entrent dans le schéma morphosémantique de waï. Encouragée par cette découverte, nous poursuivîmes notre exploration et nous découvrîmes l'existence du nom napolitain guaï, qui signifie "catastrophe". Comme le napolitain provient du latin, la boucle est bouclée, et la relation avec le latin vae est avérée. Et sachant que les immigrés italiens, arrivés en nombre dans le Sud-Est de la France à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, apportèrent avec eux plusieurs dizaines de mots de leur langue d'origine, nul doute que c'est ce nom guai qui donna naissance au waï que l'on connaît si bien sur notre Riviera. Par ailleurs, au vu des formes et des sens de tous ces mots que sont Weh, увы, vae et guai, on peut conjecturer, sans trop de risques de se tromper, qu'ils ont en commun une racine indoeuropéenne.

 

Rappelons-nous le premier article de cette série ; nous y avons fait la connaissance de l'habitant du Nord qui se trouve confronté au langage du Sud-Est. Donc, dorénavant, quand ce Septentrional entendra le mot waï, il pourra lâcher, d'un ton suffisant : "Pfff ! Nous, dans nos nordiques contrées, nous connaissons l'origine de ce vocable". Il pourra ensuite ajouter que, si la forme waï est récente (à l'échelle du langage, s'entend), ce n'est pas une onomatopée mais bel et bien un nom, qui plonge ses racines dans une terre linguistique âgée de plusieurs millénaires.

 

Donc, en conclusion, la prochaine fois que l"on entendra au Vélodrome une phrase comme celle-ci : "l'attaque adverse, elle fout le waï dans notre défense ", on aura une pensée pour nos très lointains ancêtres indoeuropéens qui n'auraient jamais imaginé que leur parler subsistât jusqu'à être employé avec passion autour d'un rectangle vert. Et pourtant, c'est ainsi.

 

 

 

 

 


18/10/2013
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Mouille la pièce à la pile et passe-la sur les mallons !

– Tu peux m'apporter la pièce qui est sous la pile ?

– Quelle pile ? La pile de quoi ?

– (soupir).

 

 

Imaginons un francophone du nord de la France – vu du Sud-Est, le Nord commence au-delà de Valence – en vacances chez des amis qui habitent sur la côte varoise. Au détour d'une conversation, il s'entend faire cette demande : apporter la pièce qui se trouve sous la pile. Commencent alors ses ennuis : que doit-il faire, exactement ? De quelle pièce lui parle-t-on ? d'une pièce de monnaie ? Et de quelle pile s'agit-il ? D'un air éperdu, il regarde autour de lui, et, hormis quelques livres posés les uns sur les autres dans un coin, il ne voit aucun autre amas d'objets qui pourrait faire penser à une pile. Toutefois, il s'approche des ouvrages, les soulève, en vain : pas le moindre centime. Il se tourne vers son interlocuteur, lequel affiche une mine hilare. Et pour cause : dans le Sud-Est, la pile est l'évier, et la pièce est la serpillière. Si l'on n'est pas initié, il semble difficile, sinon impossible, de deviner les sens locaux de pile et de pièce.

 

Notre visiteur rit de concert avec son hôte, puis ce dernier annonce qu'il va passer la pièce sur les mallons. Encore un mot nouveau, mais notre ami nordiste, qui vient d'enrichir son vocabulaire, est moins désemparé qu'au début de l'entretien. Sachant maintenant ce qu'est la pièce, il conjecture que la passer consiste à la promener sur une surface, laquelle surface est faite en l'occurrence de mallons, c'est-à-dire de carreaux de dallage. Tout s'éclaire : passer la pièce, c'est laver le carrelage. Notre ami jubile car il a appris de nouveaux mots ; bientôt, il pourra s'exprimer comme un local, et on ne le prendra plus systématiquement pour un Parisien, insulte suprême s'il en est.

 

En conclusion, voici quelques notes étymologiques : pièce vient de la forme provençale pèça, de même sens ; pile est issu de pila "cuve, bassin". Quant à mallon, son origine est probablement très ancienne, car on pense qu'il remonte à un mot prélatin *malla "glaise". Prélatin ? Diable. Cela fait donc un petit moment que l'on astique des mallons, dans le Sud-Est de la France.

 

 

 

 

 

 



16/10/2013
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A la découverte de mondes nouveaux

 

Cette rubrique est consacrée à la présentation et à l'étude d'une famille lexicale haute en couleur, celle des mots et expressions spécifiques au français régional du Sud-Est, ce français que l'on chante plus qu'on ne le parle.

 

Nous avons tous remarqué, lorsque nous nous rendons dans telle ou telle région française, qu'il y est employé des mots étonnants : d'une part ceux qui sont totalement inconnus en dehors de leur région d'origine, comme le nordiste wassingue "serpillière", d'autre part ceux que l'on emploie dans le français standard mais qui sont utilisés avec un sens différent dans la région considérée, comme pile qui signifie "évier" dans le Sud-Est. Dans le premier cas, on découvre des mots nouveaux. Dans le second, on est confronté à une énigme : le mot est connu dans sa forme, mais son emploi désarçonne, car on ne le comprend plus ; naturellement, les quiproquos peuvent être innombrables.

 

Dans cette partie, nous verrons des mots ressortissant à ces deux catégories. De quoi faire de belles découvertes et enrichir son vocabulaire, et, en tout cas, savoir s'exprimer la prochaine fois que l'on s'attablera à une terrasse, sur les bords de la Méditerranée.

 

Naturellement, nous avons choisi les mots et expressions qui sont le plus employés et qui sont, pour certains d'entre eux, relativement anciens. Cette longue histoire nous permettra de nous livrer à quelques études étymologiques des plus intéressantes.

 

 

 

 


16/10/2013
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