Françoise NORE

Françoise NORE

Les Égarés : extrait n°2

 

      Elle avait de nouveau ouvert sa porte, avait eu le même geste d'invitation en désignant l'intimité de son refuge. Il était entré, s'était laissé mollement happer par l'appel du canapé aux montants de bois verni.

      Mais il lui fallait maintenant justifier sa nouvelle irruption dans cet univers ouaté. Ici régnait la tranquillité – à défaut de sérénité. Il fallait parler, donc, mais que lui dire, comment expliquer sa présence ? Il était venu simplement pour la voir. Pour la regarder. De plus, ici, on ne l'interrogerait pas sur la date de son accession à la présidence. En revanche, on pourrait lui faire comprendre que sa visite surprenait ; il fallait donc parler.

        – J'espère ne pas vous avoir choquée, l'autre jour, avec des questions qui ont dû vous sembler indiscrètes.

       Il reçut l'absolution avec un sourire, jugea cependant son excuse ridicule. Il eut alors une pensée pour son bureau, pour ses miliciens qui suivaient, fichaient, interrogeaient, écoutaient, punissaient, frappaient, une autre pensée pour Kouznetsov, présence invisible de l'étage supérieur, une autre aussi pour le Président, dont la voix décharnée hantait le téléphone, ainsi que pour toutes les ombres qui s'affairaient dans un dédale de couloirs – le ministère de l'Ordre était un labyrinthe, cloisons couleur de muraille, moquettes marron absorbant le choc ordinaire des bottes vernies, fenêtres grillagées et scellées par des barreaux séculaires, radiateurs-molosses de fonte glacée, échos frénétiques des cris des captifs, sifflements des coups de cravache qui meurtrissaient l'air, ordres hurlés se fracassant contre les classeurs métalliques, heurt précipité des chaussures ferrées dans les escaliers, reflets tremblotants des ampoules sur les épaulettes dorées des uniformes noirs et sur les corps déshabillés, et des dossiers, partout, des documents, récents, anciens, des archives, avec des noms, des photographies, des adresses, des données, des détails intimes, des mises à nu sanglantes, et des ordinateurs, ici, là, grésillant dans la pénombre de recoins secrets, écrans aux aguets, frémissantes pâleurs verdâtres qui observaient l'utilisateur immergé dans une tenace odeur de poussière omnisciente – oui, la Cité tout entière était fichée au ministère de l'Ordre, depuis longtemps, on aurait pu dire depuis toujours.

 

 



11/11/2013
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