Curiosités étymologiques
Comme son nom l'indique, cette catégorie d'articles s'attachera à traiter de faits lexicaux étranges et remarquables qui nous sont familiers mais que nous ne voyons plus, par la force de l'habitude - des faits qui nous font pourtant nous exclamer : "Ah oui, c'est vrai" lorsque nous prenons le temps de les examiner.
Comme un cabinet de curiosités, cette section mettra dans sa vitrine ces objets lexicaux rares et intéressants, et donc précieux, pour qui aime le français.
Une famille qui a mauvaise odeur
Cette nouvelle famille de mots est intéressante à étudier car elle rassemble des mots qui, hormis leur initiale, n'ont apparemment rien en commun d'un point de vue formel : pourrir, puer, putain. En outre, cela nous donne l'occasion de faire un petit peu de grammaire historique, étape nécessaire pour comprendre comment la langue a pu aller de pūtere "puer" à putain "femme de mauvaise vie".
Le latin était une langue à déclinaisons, qui en comprenait cinq.[1] Au fil des siècles, le latin parlé en Gaule se modifia, le système des déclinaisons s'affaiblit et passa de cinq à deux cas de déclinaisons en ancien français : le nominatif latin devenu cas-sujet (la forme des mots quand ceux-ci sont sujets) et les quatre autres cas latins confondus en un seul cas, le cas-régime (les COD, les COI, les compléments de nom ou génitifs et les compléments prépositionnels). De ce fait, les noms avaient deux formes en ancien français, selon qu'ils étaient sujets ou compléments. Par exemple, le nom au cas-sujet compain (à l'origine du contemporain copain) avait compagnon pour cas-régime.[2] C'est ce système de formes doubles, cas-sujet et cas-régime, que l'on retrouve dans la famille que nous examinons ici.
L'ancêtre de cette famille, donc, est un verbe du latin classique, pūtere "être pourri", "sentir très mauvais". En latin populaire, c'est-à-dire dans le latin parlé en Gaule, cette forme pūtere devint *pūtire, forme non attestée à l'écrit comme l'indique l'astérisque mais que l'on reconstitue d'après son descendant en ancien français, le verbe puir "sentir très mauvais", attesté en 1176. On postule que, sous l'influence d'autres verbes à finale en -uer, puir prit la forme puer, attestée au XIIIe siècle.[3]
Pūtere eut un autre descendant, en latin classique cette fois, l'adjectif verbal pūtidus "puant". En ancien français, pūtidus donna l'adjectif put qui avait deux sens : "puant", signification conforme à son étymon, et "mauvais, sale, méchant". Cet adjectif d'ancien français eut naturellement une forme féminine, pute, qui signifiait "puante". Puis cet adjectif se substantiva, comme le montre une attestation datée d'environ 1200. Ce nom pute prit alors le sens de "prostituée", reflétant les connotations négatives de l'adjectif masculin put "puant" et "mauvais, sale, méchant". Ce qui en dit long sur l'image des prostituées …
De façon régulière, comme nous l'avons dit en introduction, ce nom pute au cas-sujet avait son correspondant au cas-régime ; il s'agit de la forme putain, attestée à l'écrit en 1121. Ce nom avait le sens de "femme de mauvaise vie". Comme nous l'avons déjà vu plusieurs fois dans cet ouvrage, le hiatus chronologique n'est pas significatif ; putain est indubitablement le cas-régime de pute. Il est toutefois intéressant de noter le fait suivant : généralement, par intuition, on pense que pute est une abréviation de putain, et donc que putain est le premier des deux noms. Il n'en est rien ; il s'agit de deux formes différenciées d'un même nom, nécessairement apparues ensemble, cas-sujet pour pute, cas-régime pour putain.
Le latin classique pūtere eut plusieurs autres dérivés, notamment en latin. Nous citerons ici un seul de ces dérivés, qui intéresse notre propos. Pūtere fournit en effet, en latin classique, le verbe putrescere "se décomposer", qui devint * putrīre en latin populaire, lequel devint à son tour pourrir en ancien français, attesté vers l'an 1050. Pourrir n'est pas un mot familier ou populaire, mais il nous a semblé intéressant de le citer ici.
Enfin, putere s'unit à un dérivé de nasus "nez" pour fournir l'adjectif *putinasius "qui sent mauvais". Cet adjectif devint ensuite l'adjectif d'ancien français punais "puant", attesté vers 1160. Si ce mot a disparu du français, sa forme féminine a bien subsisté, puisqu'il s'agit du nom punaise, enregistré en 1256 pour désigner l'insecte désagréable que l'on connaît. Bien plus tard, en 1848, par métaphore et ressemblance de forme, punaise nomma le clou léger de petites dimensions qui nous est familier. Enfin, on enregistre en 1947 l'exclamation punaise ! que l'on connaît également. On peut valablement penser que cette exclamation est un euphémisme pour putain !, tout comme mercredi supplée merde lorsque l'on veut éviter de prononcer des mots trop forts.
En conclusion de cette étude, on peut dire qu'un verbe du latin classique a donné des mots dont les niveaux de langue sont très, très différents, ce qui est toujours très étonnant.
[1] On doit ajouter à cela une sixième déclinaison, le vocatif, mais celui-ci n'est généralement pas compté car le nombre de ses formes est extrêmement restreint. Le vocatif était le cas de déclinaison employé lorsqu'on interpellait quelqu'un par son nom.
[2] D'autres paires de noms issus des cas-sujets et cas-régimes de l'ancien français sont parvenues jusqu'à nous, comme par exemple pâtre - pasteur.
[3] Cette transformation de puir vers puer s'inscrit dans un vaste mouvement qui fit que les verbes du troisième groupe furent, en fonction des termes disponibles, remplacés par des verbes du premier groupe ou modifiés (comme ce fut le cas pour puir) en verbes du premier groupe. Quelques exemples : choir remplacé par tomber, occire par tuer, etc. La raison de ces mutations en est bien évidemment la facilité avec laquelle on conjugue les verbes du premier groupe, contrairement aux verbes du troisième groupe, groupe des irrégularités par excellence.
Cet article est extrait de l'ouvrage suivant :
Les Familles surprises du lexique populaire - Volume 2
Magasin, magazine
L’histoire de magazine présente quelques faits étonnants. Le nom arabe mahazin « entrepôts » arriva en Europe durant le XIIIe siècle. Par l’intermédiaire du provençal ou de l’italien, mahazin arriva en France à cette époque. Ce nom est attesté en 1389 sous la forme maguesin et avec le sens de « local servant à entreposer des marchandises ». En 1409, magasin est enregistré. Il faudra attendre 1615 pour qu’il prenne le sens de « lieu destiné à la vente des marchandises », puis 1723 pour qu’il devienne un synonyme de boutique.
Le nom magasin plut aux Anglais, qui l’empruntèrent et lui donnèrent la forme magazine ; il est attesté avec le sens de « dépôt de marchandises » en 1580 mais aussi avec celui de « dépôt, recueil d’informations ». Pour cette raison, magazine fut utilisé afin de désigner un recueil périodique, qui, par métaphore, était considéré comme une sorte de magasin d’informations. Ainsi parut en 1731 un périodique intitulé Gentleman’s Magazine ; c’est de cette époque que provient la signification de « journal périodique contenant des écrits variés ». Enfin, en 1776, le français emprunte le nom anglais magazine avec le sens de « brochure périodique » ; dans cette première attestation, magazine est un nom féminin. Magazine fait donc partie de ces nombreux mots qui ont traversé la Manche dans les deux sens.
Ne jamais négliger la lecture
Il est assez fréquent qu’un mot latin ait une descendance nombreuse en français ; toutefois, la famille lexicale analysée dans cet article est probablement l’une des plus riches en dérivés, comme cela va être montré.
L’ancêtre de la famille qui fait l’objet de la présente étude est le verbe latin legere[1], qui signifia d’abord « cueillir, recueillir », puis « lire ». Cette évolution sémantique s’est probablement faite selon un processus métaphorique, pour reprendre l’hypothèse suggérée par Ernout et Meillet[2] : à partir d’expressions comme legere oculis « assembler [les lettres] par les yeux », on parvint à l’idée de « lire ». Et c’est avec ce sens de « lire » que, vers 1050, legere est devenu lire en français. Lire est donc ancien, et il est en outre le doyen des enfants français de legere, car celui-ci a donné de multiples mots à notre langue.
Les négligents devraient faire une sélection
Parmi les nombreux dérivés de legere par préfixation, on compte le verbe neglegere « ne pas s’occuper de ; négliger », qui passa directement en français sous la forme négliger, attestée vers 1200.[3] Citons également le verbe seligere « trier, choisir et mettre à part », dont le radical de supin donna le nom selectio « choix, tri », adapté en français sous la forme sélection, attestée dans un texte de 1609 au pluriel et avec le sens de « morceaux choisis ». Du temps passa et, en 1801, sélection est enregistré avec le sens de « choix opéré parmi des choses dont on rejette la plupart ». On notera que ces deux attestations sont isolées et que sélection ne devint usuel en français qu’à partir du milieu du XIXe siècle : on le rencontre alors dans un texte de 1857 où il désigne le processus d’élimination et de choix auquel on peut recourir dans l’élevage et dans la culture. Cet emploi bien précis de sélection est en quelque sorte un anglicisme, puisqu’il découle de l’expression natural selection que l’on doit à Darwin. Plus tard, en 1887, sélection nommera aussi l’ensemble de personnes ou de choses obtenu par ce processus. Enfin, en 1932, sélection s’éloigne des sciences, descend dans l’arène et s’applique au monde du sport. Il était temps ; la première Coupe du monde de football avait eu lieu deux ans auparavant, et il convenait d’évoquer correctement un groupe de joueurs qualifiés pour une compétition.
Soyez diligent, l’élégant !
La connaissance des dérivés de legere peut rendre intelligent : legere eut en effet pour fils le verbe intellegere « comprendre », dont le participe présent intelligens fut employé en tant que nom en latin avec le sens de « connaisseur ». En 1420, le français l’adapta sous la forme intelligent, avec le sens de « celui qui connaît bien un art ou une technique ». Ensuite, en 1488, intelligent signifia « qui a la faculté de connaître », avant de prendre la signification qui nous est familière de « qui a la faculté de comprendre ».
D’ores et déjà, on constate que legere eut un grand nombre de descendants. Et la liste en est loin d’être close. Legere servit également à la construction[4] du verbe diligere « choisir », d’où « distinguer, aimer », dont le participe présent, diligens, avait pour sens « empressé, soigneux, qui aime ». Le français, avide d’enrichissement lexical, emprunta diligens durant la seconde moitié du XIIIe siècle et le francisa ; diligent « empressé » était né.
Grâce à l’abondante littérature léguée par nos ancêtres romains, nous n’ignorons guère de choses du lexique latin, ce qui n’est bien sûr pas pour contrarier les étymologistes. Mais, parfois, un chaînon lexical peut manquer : il arrive en effet que l’on ne possède pas d’attestation pour un mot qui a nécessairement pris place, dans la continuité dérivationnelle, entre un mot latin de base et un autre mot incontestablement affilié à celui-ci. Et c’est ce qu’il s’est produit pour l’un des descendants de legere ; ce dernier eut forcément un verbe associé de type intensif duratif[5] dont on ne possède pas d’attestation mais dont la réalité est validée par l’existence du participe présent elegans « qui sait choisir » et « bien choisi, élégant » : entre legere et elegans, il y eut nécessairement un verbe dérivé de legere, de forme *legare ou *elegare, qui est le chaînon manquant puisqu’un participe présent ne peut provenir que d’un verbe. Au demeurant, et comme on peut l’imaginer, elegans est à l’origine de notre élégant, attesté avec le sens de « raffiné, de bon goût » dans un manuscrit du XIVe siècle.
On remarquera que, de tous les verbes latins dérivés de legere présentés ici, seul neglegere a donné un verbe en français, les autres nous ayant fourni des noms ou des adjectifs.[6]
Les élites ont volé l’élection !
Legere eut encore d’autres dérivés, parmi lesquels eligere, qui signifiait « choisir ». Eligere donna naissance au nom electio, qui avait pour sens « choix » et qui fut emprunté par le français sous la forme élection. Attesté vers 1135 avec le sens de « à son choix », élection prit peu après, en 1155, le sens de « choix par voie de suffrage de quelqu’un pour une fonction ».
Mais eligere ne s’arrêta pas en si bon chemin. Le latin vulgaire[7] le modifia en exlegere, toujours avec le sens de « choisir », et c’est exlegere qui donna naissance au français eslire, attesté vers l’an 1100 avec le sens de « choisir », puis vers 1207 avec celui de « nommer », avant de prendre enfin la forme élire. Bien sûr, eslire avait un participe passé. Celui-ci eut tout d’abord la forme eslit, créée d’après le participe passé latin electus et employée du XIIe au XVIe siècle. Substantivé et mis au féminin, eslit donna le nom eslite, présent en 1176 dans l’expression a vostre eslite « à votre choix ». Mais eslite vit sa forme et sa signification évoluer : on le rencontre à la fin du XIVe siècle sous la forme elite, avec le sens qui nous est familier de « ce qu’il y a de meilleur » ; ensuite, il prit la graphie élite. On notera toutefois que, dès 1176, le participe passé eslit fut concurrencé par la forme esleu, qui donna notre contemporain élu, surtout fréquent à partir du XVIe siècle.
Collectionner les légendes, quelle bonne idée !
Il nous faut maintenant faire connaissance avec celui des dérivés de legere qui a donné le plus grand nombre de mots au français. Il s’agit du verbe colligere « recueillir, rassembler », lui-même dérivé de *conlegere, littéralement « cueillir ou recueillir ensemble ». Colligere est passé en français sous la forme coillir, ancêtre de notre cueillir, attestée vers 980 avec le sens de « prendre, emporter quelqu’un ». C’est plus tard, durant la première moitié du XIIe siècle, que cueillir prit la signification de « récolter ».
Colligere eut lui aussi ses propres dérivés, notamment le verbe recolligere « rassembler, réunir ». Recolligere fut adopté par le français, où il prit plusieurs formes et sens : vers 1100, recuillir « rassembler, réunir » et requeillir « recevoir (un don) » ; en 1115, recuillir « recevoir, accueillir (quelqu’un) » ; vers 1172, recoillir « rassembler les fruits d’une terre » ; avant 1188, recoillir « recevoir, ramasser ce qui s’échappe ». Il faudra attendre le premier quart du XIIIe siècle pour rencontrer enfin la forme recueillir. La forme pronominale sei recoillir « s’embarquer » est attestée vers 1195, suivie de soy recueillir « se concentrer » en 1559. Finalement, en 1683, se recueillir est enregistré avec le sens de « pratiquer la méditation religieuse ». Mais recolligere passa aussi en italien, où il donna le verbe ricogliere, de même sens. Ricogliere eut pour dérivé le nom ricolta, attesté au XIVe siècle, qui franchit les Alpes en 1550 et devint notre récolte nationale.
Parti sur sa lancée, rien ne pouvait plus arrêter colligere ; il donna naissance à un verbe de latin vulgaire non attesté et reconstitué, *accoligere, à l’origine des formes et sens suivants :
– vers 1100 : acoillir « pousser » ;
– vers 1100 : aquallir « assaillir » ;
– vers 1150 : acueillir son chemin « se mettre en route » ;
– 1165-70 : acoillir « atteindre, saisir » ;
– vers 1170 : acuillir « assaillir » ;
– vers 1190 : acoillir « rassembler en poussant devant soi (des animaux) » ;
– vers 1200 : aqueldre a + inf. « commencer à » + inf.
Enfin, on rencontre, après 1174, la forme acuillir « recevoir », presque identique à notre contemporain accueillir.[8]
L’insatiable colligere avait naturellement un nom d’action. Ce fut collectio « action de recueillir » et « ce qui est recueilli », adopté par le français vers l’an 1300 sous la forme attendue de collection. Ce fut tout d’abord un terme médical qui signifiait « amas de pus », ce qui n’est guère charmant. Peu après, en 1371, collection est attesté avec le sens plus agréable de « action de cueillir les fruits » ; on notera que cette idée de cueillir poursuit le sémantisme des mots de la famille de colligere. Collection est ensuite présent dans un texte de 1466 où il a la signification de « action de percevoir les impôts ». Mais, depuis 1395, il était en concurrence pour ce sens avec collecte, et c’est ce dernier qui finit par s’imposer dans l’usage pour nommer le racket institutionnel. Collection put donc être réservé à des choses bien plus agréables : en 1680, une collection est un « recueil », et, en 1755, une « réunion d’objets d’art ».
Qui n’a pas lu sa leçon ?
Comme on vient de le voir, certains mots français proviennent d’un dérivé de legere. Ainsi, à partir de legendus, gérondif de legere, le latin médiéval[9] créa le nom legenda « légende, vie de saint », attesté en 1190. Adapté au français, legenda prit évidemment la forme légende. Tout d’abord, légende fut utilisé par les textes religieux : vers 1220, il signifiait lui aussi « vie de saint » et, à peu près à la même époque, vers 1235, il est attesté avec le sens de « leçon lue à l’office de matines et contenant la vie d’un saint ». Plus tard, il entra dans le domaine profane et acquit les sens que nous connaissons : en 1558, il signifie « récit merveilleux et populaire » ; en 1598, « texte accompagnant et expliquant une image » ; en 1797, « liste explicative des signes d’un plan, d’une carte », et enfin, en 1853, « représentation souvent déformée de faits ou de personnages réels ».
Legere donna aussi un autre nom, le nom lectio « cueillette ; lecture, texte ; choix ». Le français l’adopta, lui donna la forme leçon ; sa première attestation, datée d’environ 1135, lui donne pour sens « texte de liturgie lu ou chanté ». Peu après, vers 1160, leçon signifie « enseignement donné par un maître », et, à la fin du XIIe siècle, « ce qu’un élève doit apprendre et réciter ».
Enfin, qui dit lire dit lecture, cela semble évident. Et en effet : à partir de lectum, supin de legere, le latin médiéval créa le nom lectura « lecture, études, érudition » au XIVe siècle. La forme francisée lecture est attestée vers 1350 avec le sens de « instruction, enseignement » et vers 1380 avec ceux de « texte liturgique » et de « savoir acquis en lisant ». Enfin, c’est en 1445 que lecture désigne l’action de lire, puis, en 1676, le texte lu.[10]
Cet article, quel florilège !
Comme nombre d’autres langues, le latin a créé des dérivés à partir de radicaux de certains de ses mots. C’est ainsi que la forme leg-, radical de legere, prit la forme legus et s’unit à d’autres mots pour en créer de nouveaux. Ainsi, associé à flos « fleur », legus produisit le latin classique florilegus « qui produit des fleurs ». Désireux de s’enrichir encore et toujours, le latin moderne prit pour modèle le nom classique spicilegium « action de glaner », littéralement « cueillette d’épis »,[11] et créa florilegium, attesté en 1697 avec le sens de « florilège ». La même année naquit son équivalent français, florilège, avec le sens toujours en usage de « anthologie ». Il est intéressant de noter que florilège est, d’un strict point de vue formel, l’exact pendant et synonyme du nom d’origine grecque anthologie, puisque flos et anthos signifient tous deux « fleur » et que les racines legus et logos ont en commun le sens de « discours ».[12]
L’élément legus n’a pas servi uniquement à créer spicilegium et florilegus en latin classique. Ce fut au contraire un élément très productif, car les Romains l’utilisèrent pour donner naissance, entre autres mots[13], au nom sacrilegus « sacrilège, profanateur », qui donna à son tour sacrilegium « profanation ; impiété », tout cela à l’aide de l’adjectif sacer « sacré », qui eut lui aussi une descendance importante en français. Sacrilegium fut adopté par le français, qui le fit sien sous la forme sacrilège, attestée à la fin du XIIe siècle, avec le sens de « profanation ». Comme cela peut s’observer dans de multiples cas, le sens initial de sacrilège s’affaiblit avec le temps, et sacrilège est attesté dans un contexte profane et donc métaphorique en 1798.
Le dernier mot présenté dans cet article n’est pas le moins intéressant. L’élément legus s’est en effet également uni au nom latin sors « sort, destinée » pour produire le nom de latin classique sortilegus « devin, sorcier » : le devin est, littéralement, celui qui lit la destinée.[14] Le latin médiéval, avide de créer les mots qui lui faisaient défaut, produisit le nom sortilegium « tirage au sort ; divination ; sortilège ». Cette création arriva relativement tôt en France, puisque la francisation de ce nom est attestée dès 1213 : le sortilège « charme, maléfice » était né.
Pour finir, on notera que legere provient d’une racine indo-européenne, *leg- / *log-, qui comportait les idées de ramasser et de compter, et que cette racine a également proliféré en grec, puisqu’elle est à l’origine des racines grecques ayant donné naissance à de multiples mots, parmi lesquels dialecte, éclectique, lexique, prologue, logique, dialogue, pour n’en citer que quelques-uns. Que ce soit en latin ou en grec, cette racine indo-européenne s’est avérée fort utile pour la vie intellectuelle, comme on le voit.
Remarques
Dans le premier tableau, les définitions ont été volontairement allégées, faute de place. Le lecteur retrouvera ces définitions dans leur intégralité à l’intérieur de cet article.
Sauf mention contraire, les mots latins cités dans les deux tableaux relèvent du latin classique. La mention mod. fait référence au latin moderne.
[1] Pour la commodité de la lecture, nous indiquons les verbes latins par leur seule forme d’infinitif alors que, traditionnellement, les dictionnaires les donnent de la façon suivante : lego, legi, lectum, legere (exemple de legere). Ces formes correspondent à la première personne du présent de l’indicatif du perfectum (lego), à la première personne du parfait du perfectum (legi), à l’infinitif parfait de la voix passive (lectum) et à l’infinitif (legere). Le dictionnaire étymologique d’Ernout et Meillet insère, entre lego et legi, la forme legis, qui est la deuxième personne du présent de l’indicatif du perfectum.
[2] À l’instar de nos autres articles présentant des mots latins, la présente étude s’appuie principalement sur le Dictionnaire étymologique de la langue latine d’Alfred Ernout et d’Antoine Meillet ainsi que sur le dictionnaire latin-français de Félix Gaffiot.
[3] Neglegere est formé de ne et de legere. Il signifie donc « ne pas cueillir ou recueillir », c’est-à-dire « ne pas prendre soin », d’où « négliger ».
[4] Le lecteur facétieux s’amusera peut-être de ce que les mots analysés ici furent construits à partir d’un verbe dont la première personne du présent est lego. Mais il ne faut voir là que pure coïncidence ; le nom du jeu de briquettes bien connu a une tout autre origine.
[5] Un verbe ou un temps verbal intensif s’emploie pour une action qui dure, un état, une description ou une habitude. C’est par exemple le cas de l’imparfait du français et de l’imperfectif passé du russe.
[6] Sélectionner est en quelque sorte hors jeu, si l’on ose dire, car il dérive de sélection et non directement d’un verbe latin.
[7] L’expression latin vulgaire ne signifie pas que l’on parle d’une langue qui choque la bienséance ou qui dénote la grossièreté de celui qui l’emploie. Est appelé latin vulgaire le latin qui fut parlé à basse époque dans les pays de l'Empire romain et qui donna naissance aux langues romanes. Naturellement, il est bien différent du latin classique, mais aussi de ce que l’on désigne sous l’appellation de latin contemporain, qui est un latin classique enrichi de mots créés pour nommer des choses et concepts inconnus de Rome.
[8] Pour les amoureux d’étymologie, voici les formes pronominales du verbe accueillir, disparues depuis longtemps : milieu du XIIe s. : s'acueldre a + inf. « se mettre à + inf. » ; vers 1170 : s'aquiaudre « se mettre en route » ; 1195-1200 : s'aquiaudre a « se joindre à ».
[9] Le latin médiéval est la forme de latin utilisée au Moyen Âge, principalement pour les échanges intellectuels et dans la liturgie de l’Église catholique ; c’était la langue des sciences, de la littérature et des lois. Les chercheurs ne s’accordent pas sur la date de naissance du latin médiéval ; certains proposent le IVe siècle, d’autres le VIe, d’autres enfin le début du Xe. En revanche, le consensus est à peu près général pour en fixer la fin au XVe siècle, date du début du latin humaniste.
Profitons de cette note pour donner la chronologie généralement admise du latin :
– jusqu’à 75 avant J.-C. : latin archaïque
– 75 avant J.-C. - Ier siècle : latin classique
– IIe - VIIIe siècle : bas latin
– IXe - XVe siècle : latin médiéval (sous réserve des remarques indiquées ci-dessus)
– XVe - XVIe siècle : latin humaniste
– XVIIe - XIXe siècle : latin moderne
– XXe - XXIe siècle : latin contemporain
[10] Comme on pourrait le penser à juste titre, legere donna aussi le nom lector « qui lit pour soi » et « qui lit à haute voix », à l’origine de notre lecteur français, attesté en 1307 avec le sens de « clerc revêtu du deuxième des quatre ordres mineurs chargé de lire les leçons dans le culte », puis en 1379 avec celui de « personne qui lit pour elle-même » (définitions du TLFI). Faute de place, nous n’avons pu inclure lecteur dans notre tableau, mais le cœur y est.
[11] On notera que spicilegium a été emprunté et francisé en 1678 sous la forme spicilège ; il s’agit d’un terme rare qui signifie « recueil de documents variés ».
[12] Le sens propre du grec anthologia est « action de cueillir des fleurs ».
[13] D’autres mots, dont certains sont passés en français, ont été également construits avec cet élément legus. Nous ne les citerons pas ici afin de ne pas alourdir cet article, mais le lecteur intéressé par cette question trouvera de quoi satisfaire sa curiosité dans le Dictionnaire étymologique de la langue latine de A. Ernout et A. Meillet.
[14] Le nom sors « sort, destinée » est à l’origine du verbe sortir « passer du dedans au dehors d’un lieu ». Cette évolution sémantique reste un mystère, à moins d’y voir une chaîne de métaphores : le sort fait passer d’une condition première à un état extérieur. Au demeurant, sortir et son cheminement sémantique intrigant ont supplanté le verbe d’ancien français issir. Les voies de l’évolution langagière sont – parfois – impénétrables.
Motivés, les émeutiers, en ce moment !
De nombreux mots latins ont en français une descendance lexicale qui peut étonner ; il arrive en effet que des mots français, qui ont le même étymon latin, semblent être étrangers les uns aux autres, tant d’un point de vue morphologique que sémantique. C’est le cas de certains des termes qui font l’objet de cet article.
Des mouvements du corps aux mouvements de l’âme
Le verbe movere qui, en latin classique, signifiait « remuer, agiter », « provoquer » et « émouvoir », est à l’origine de très nombreux mots français.[1] Son descendant direct, qui est d’ailleurs son plus ancien dérivé attesté, est le verbe mouvoir, employé avec les sens de « causer un mal », « mettre en mouvement » et « bouger » dans La Chanson de Roland et Le Voyage de saint Brendan, textes datés du début du XIIe siècle, Mouvoir donna ensuite naissance à mouvement, attesté vers la fin du XIIe siècle ; ce dernier signifiait à cette époque « capacité de se mouvoir » et « action ou manière de se mouvoir ».
Movere avait en latin de nombreux dérivés[2], notamment le verbe emovere, qui signifiait « chasser, remuer, ébranler », au sens propre comme au sens figuré. Arrivé en Gaule, emovere devint *exmovere. Ce dernier est à l’origine d’émouvoir, lequel avait pour sens « mettre en mouvement » dans sa première attestation, La Chanson de Roland également. Quelques décennies plus tard, vers 1170, émouvoir est attesté avec le sens que nous connaissons bien, celui de « troubler, porter à certains sentiments », acception qui était alors une métaphore de la première signification de ce verbe.[3]
Parmi les autres dérivés de movere en latin, on compte le nom motio « mouvement », « trouble », « frisson », qui devint motion en français, attesté vers 1225 avec ce même sens de « mouvement ». De nos jours, motion n’est plus guère utilisé que dans le domaine de la politique ; il arrive en effet que l’on parle d’une motion de censure. Au demeurant, on notera qu’il s’agit là d’un emprunt à l’anglais motion « suggestion, proposition », puis plus précisément « proposition faite dans une assemblée délibérative », et que cet anglais motion est lui-même un emprunt du nom français motion.
Quoi qu’il en soit, motion n’a pas totalement disparu du paysage lexical français : uni à émouvoir, il a donné émotion, présent pour la première fois, avec le sens de « trouble moral », dans un texte daté d’avant 1475. On peut penser qu’émotion n’est pas le dérivé attendu d’émouvoir car, à l’image de la dérivation qui alla de mouvoir à mouvement, émouvoir aurait dû produire la forme *émouvement. Mais l’influence de motion dut être suffisamment forte pour contrarier la dérivation logique.
Un vent de révolte ?
Movere avait pour participe passé la forme motus. En s’appuyant sur le radical de movere, le latin populaire transforma motus en *movitus, et *movitus fut à l’origine du nom de latin médiéval movita « soulèvement » et « expédition ». Ce même nom movita donna le nom muete, attesté vers 1150 avec le sens de « groupe de chiens dressés pour la chasse » puis enregistré quelques décennies plus tard sous la forme meute. Apparaît ensuite, vers 1470, l’adjectif mutin « séditieux, révolté », dérivé de meute. On sait que, bien souvent, le sens d’un mot perd de sa force avec le temps.[4] Ce phénomène affecta mutin, car celui-ci est attesté en 1782 avec le sens figuré et affaibli d’« espiègle », dans Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos en l’occurrence.
Mais mutin n’est pas le seul dérivé de meute. En effet, meute s’unit à esmeu, ancienne forme du participe passé d’émouvoir, et donna le nom émeute, attesté vers 1160 sous la forme esmote et avec le sens de « mouvement, explosion ». Un peu moins de deux cents ans plus tard, en 1326, émeute est attesté avec la signification de « manifestation, soulèvement populaire ». Étonnamment, il fallut attendre le XIXe siècle, et plus exactement l’année 1834, pour rencontrer le dérivé émeutier dans les textes.
Il faut que ça bouge !
La descendance de movere comprend de nombreux autres dérivés, et la plupart ont un rapport avec l’idée de mouvement. Ainsi, par l’intermédiaire d’une forme non attestée *movibilis, movere eut pour dérivé l’adjectif mobilis « qui peut être déplacé », devenu moble puis meuble en français, attesté vers l’an 1170 dans le syntagme araine moble « sable mou ». De nos jours, meuble est employé dans la formule juridique biens meubles et immeubles ; on l’utilise aussi pour qualifier une terre malléable, comme dans l’expression un terrain meuble. On remarquera que, à l’instar d’autres adjectifs français, l’adjectif meuble donna naissance au nom meuble, présent dans un document que l’on date d’environ 1165 et qui évoque des moebles, mot généralement traduit par « bien mobilier ». Ensuite, le nom meuble prit le sens de « bien, richesse », puis celui, qui nous est familier, de « objet d’équipement pour la maison ».
Enfin, il était assez logique que mobilis donnât le mot mobile, attesté d’abord comme nom. On le rencontre en 1301 avec le sens de « bien meuble », puis en 1677 chez Bossuet avec celui de « ce qui fournit une impulsion », et en 1682 sous la plume de La Fontaine, chez qui il signifie « ce qui incite quelqu’un à agir ». Plus tard, vers la fin du XIXe siècle, en 1883 exactement et dans les Contes cruels de Villiers de l’Isle-Adam, mobile est attesté avec le sens de « raison d’agir d’un criminel ». Enfin, en 1946, mobile désigne le type d’œuvre d’art faite de divers éléments que l’on peut mettre en mouvement ; on rencontre le mot pour la première dans un ouvrage de J.-P. Sartre intitulé Les mobiles de Calder. Parallèlement à cette évolution, l’adjectif mobile apparaît à l’écrit dans un texte de 1377 ; il a le sens de « qui peut être mû », sens qui a perduré jusqu’à nous.
Encore et toujours de l’action
Les dérivés de movere sont déjà bien nombreux, mais il en est encore d’autres. La forme motum, qui était le supin[5] de movere, est à l’origine de l’adjectif de bas latin motivus « relatif au mouvement, mobile », attesté au IIIe siècle et étymon de l’adjectif d’ancien français motif « qui donne le mouvement » (1314). Cet adjectif motif donna le nom motif, attesté en 1370 avec le sens de « raison d’agir »[6]. Puis, quelques siècles plus tard, en 1721 précisément, apparut le verbe motiver « justifier par des motifs ».
Le supin motum produisit également le nom de latin classique motor « celui qui remue », attesté aussi en latin médiéval, qui est à l’origine du nom moteur « ce qui cause le mouvement » et « celui qui fait agir, dirige », attesté en 1377. On notera avec intérêt que le moyen français connaissait les noms mouveur « celui qui fait agir » (vers 1380) et mouveresse « instigatrice » (fin du XIIIe siècle), directement créés à partir de mouvoir ; toutefois, ces deux noms n’ont pas vécu jusqu’à nous.
Un dernier moment ?
Enfin, le dernier dérivé de ce vaste ensemble est plutôt étonnant, car il semble a priori étranger à movere, tant dans sa forme que dans son sens. Et en effet : à côté des dérivés déjà examinés, movere a aussi donné le nom momentum, par l’intermédiaire de la forme non attestée mais reconstituée *movimentum. Momentum signifiait « impulsion, mouvement, changement », mais aussi « poids qui détermine le mouvement et l’inclinaison de la balance ». De ce deuxième sens en découla un troisième, « cause déterminante, influence, motif », puis un quatrième, « point, parcelle, petite division (du temps) », car le momentum était généralement un poids léger. Passé en français, momentum devint le nom moment, attesté en 1119 avec le sens de « très petit espace de temps ». On remarquera que, de tous les descendants de movere, moment est le seul qui ne contient plus aujourd’hui dans l'utilisation courante que l'on en fait, hormis dans quelques acceptions techniques, l’idée de mouvement, physique ou moral, notion plus ou moins présente dans tous les autres dérivés.[7] Ce qui n’aura pas, espérons-le, empêché le lecteur de vivre de grands moments d’émotion à la lecture de cet article.
[1] Notre étude des mots latins présents dans cet article s’appuie notamment sur le Dictionnaire étymologique de la langue latine d’Alfred Ernout et d’Antoine Meillet et sur le dictionnaire latin-français de référence de Félix Gaffiot.
[2] Hormis indication contraire, les mots latins présents dans le schéma ci-dessous appartiennent au latin classique.
[3] Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le nom émoi n’est pas dérivé d’émouvoir. Il s’agit en effet du déverbal de l’ancien français esmaier « inquiéter, effrayer », attesté vers 1100, qui vient lui-même du bas latin *exmagare « priver de ses forces », d’origine germanique (comparer avec l’ancien haut allemand magan « pouvoir » et les verbes contemporains mögen en allemand et may et might en anglais). Esmaier avait donné le nom esmai « trouble, agitation causée par la crainte ou par l’inquiétude » (vers 1175), qui prit ensuite la forme esmoi (fin du XIIIe s.) pour des raisons phonétiques. Toutefois, émouvoir influença émoi car celui-ci acquit ultérieurement le sens de « trouble émotif agréable » (1835).
[4] Donnons quelques exemples de mots affectés par cette érosion sémantique : abasourdir, qui signifia d’abord « tuer » avant de prendre le sens de « étonner fortement » ; formidable, qui eut pour premier sens « redoutable » ; rêverie, qui avait pour acception « délire causé par la fièvre ».
[5] Le TLFI donne la définition suivante du supin : « forme nominale du verbe latin qui peut jouer le rôle d'infinitif et dont le radical sert à la formation d'autres temps (part. passé en -us) dans la conjugaison latine ». C’est donc une forme très utile, et pas uniquement au moment de Noël.
[6] Le nom motif « phrase mélodique qui assure l’unité d’une œuvre musicale », attesté en 1703, est un emprunt à l’italien motivo, de même sens. Quant au nom motif employé dans les beaux-arts avec le sens de « sujet de peinture » et attesté en 1824 sous la plume de Delacroix, il serait pour sa part un emprunt à l’allemand Motiv.
[7] On notera avec grand intérêt que les mots peuvent échanger leurs significations : ainsi, mouvement est attesté, durant la seconde moitié du XIIIe siècle, avec le sens de « révolte, émeute ».
... et les hôtes sont à l'hospice.
De multiples mots latins ont eu une descendance importante en français, un seul mot étant à l'origine de plusieurs autres unités lexicales. Cela est fréquent, mais il est moins courant qu'un même terme produise des mots dont les sens, s'ils ne sont pas totalement antinomiques, sont très étonnants et inattendus. Cela est le cas pour la famille de mots examinée ici.
Le latin connut le nom hostis, qui signifiait "hôte", mais aussi "étranger". Hostis se spécialisa ensuite avec le sens d'"ennemi public", puis il donna l'adjectif hostilis "hostile", que le français emprunta sous la forme hostile, attestée pour la première fois avant 1525.
Mais l'histoire de hostis ne s'arrête pas à hostilis. Hostis s'unit à la racine de potis "maître (de), puissant" et donna le nom hospes, -itis, qui signifiait "hôte" et, plus précisément, à la fois "celui qui reçoit" et "celui qui est reçu". Et ce nom hospes fut extrêmement fécond.
Toujours en latin, hospes produisit, entre autres dérivés, le nom hospitium, qui désignait l'hospitalité mais aussi le lieu où celle-ci s'exerce, c'est-à-dire le gîte. Hospitium passa en français et on trouve, dans un texte de 1294, la forme hospise avec ce même sens de "gîte". Toutefois, cette forme était un hapax, c'est-à-dire une occurrence unique d'un mot, et ce nom ne deviendra usuel que bien plus tard, puisque c'est en 1690 que l'on rencontre la forme hospice, avec la signification de "petit couvent bâti dans une ville pour y héberger les religieux de passage", dans le dictionnaire de Furetière. Et il fallut attendre la seconde partie du XVIIIe siècle, plus particulièrement l'année 1770, pour que hospice soit attesté avec le sens de "établissement où sont reçus les malades, vieillards, incurables et autres déshérités".
La même chose, un hôpital et un hôtel ?
Au début de cet article, nous avons dit que les dérivés d'un même mot pouvaient avoir des sens opposés, voire très surprenants. Cela s'applique aux autres termes issus du latin hospes. Tout d'abord, hospes donna l'adjectif hospitalis dont le sens était, en douterait-on, "hospitalier". Hospitalis était présent dans l'expression domus hospitalis "lieu d'accueil". Entrée sur le territoire de ce qui devenait lentement la France, cette locution se réduisit au seul nom ospital, attesté vers 1170 avec le même sens de "lieu d'accueil". Bien plus tard, en 1671 exactement, on rencontre le nom hôpital avec le sens contemporain de "lieu pour héberger des malades". Il s'agit certes aussi d'un lieu d'accueil, mais on se passerait aisément de cette sorte d'hébergement.
Quoi qu'il en soit, hospitalis était aussi présent dans le syntagme [cubiculum] hospitale, que les dictionnaires traduisent par "chambre pour hôte", une sorte de chambre d'hôte avant la lettre. Comme on le voit, la notion d'accueil est toujours présente, et, passée en Gaule, l'expression donna le nom ostel, attesté vers 1050 avec la signification d'"hébergement". Ensuite, ostel signifia plus précisément "auberge", sens attesté dans le premier quart du XIIIe siècle, et c'est ce sens que nous avons gardé pour ce nom, sous la forme hôtel. On voit donc que hospitalis est à l'origine d'hôpital et d'hôtel, ce que l'intuition ne laisse pas spontanément deviner, c'est le moins que l'on puisse dire.
Que d'hôtels, que d'hôtels
Mais ostel développa aussi un autre sens. On notera avec intérêt son attestation, vers 1135, avec le sens de "maison", notamment dans l'expression tenir ostel "avoir maison, mener un certain train de vie". On rencontre ensuite, en 1260, l'expression Ostel Dieu de Paris, qui désigne l'Hôtel-Dieu, l'hôpital parisien bien connu. Au fil des siècles, ostel signifia aussi "cour" (l'ostel le rei "la cour du roi"), puis "palais royal", "maison seigneuriale" et "maison de qualité". Vient de là le syntagme hôtel particulier pour désigner des demeures généralement inaccessibles pour le commun des mortels. Enfin, en 1478, est attestée l'expression ostel commun "maison commune, hôtel de ville", et c'est ainsi qu'apparaît, en 1538, le syntagme hotel de ville, qui est donc la maison de la ville, tout comme naquit bien plus tard, vers la fin du XXe siècle, la locution hôtel de police, tournure amusante car ces hôtels-là disposent de chambres au confort, disons, minimal, lesquelles chambres font rarement l'objet d'une réservation, pour autant que nous le sachions.
Prendre son hôte en otage, ce n'est pas très joli
Le nom latin hospes eut encore d'autres dérivés en français, mais directement et sans passer par une expression, comme ce fut le cas pour hôpital et pour hôtel. Hospes qui, rappelons-le, signifiait "celui qui reçoit" ainsi que "celui qui est reçu", fut adopté en français et prit d'abord la forme oste, attestée au début du XIIe siècle avec le sens de "celui qui héberge". À peu près à cette même période, vers 1150, oste signifie "aubergiste", puis, vers 1164, "celui qui est reçu", avant de prendre la forme contemporaine hôte, laquelle perpétue ce double sens qui peut, parfois, conduire à de redoutables ambiguïtés.
Tout cela est somme toute fort logique, mais hospes nous réserve une surprise de taille. Son dérivé oste "celui qui héberge", que nous venons d'examiner, eut pour dérivé le nom ostage "logement", attesté vers 1160. Ostage était présent dans des expressions comme prendre en ostage, qui signifiait "prendre à demeure", donc "héberger". Puis, par métonymie, ostage en est venu à désigner la personne hébergée ; il est attesté avec ce sens dans Roland, daté d'environ 1100[1]. On notera que, en ces temps anciens, un otage était une personne livrée ou reçue comme garantie de l'exécution d'une promesse ou d'un traité, selon la définition qu'en fournit le TLFI. Ce n'est que bien plus tard, à la fin du XVIIIe siècle, qu'otage a désigné une personne arrêtée et détenue comme moyen de pression pour exercer un chantage. Il est donc remarquable que le même nom oste ait fourni à la fois le doux et affable nom d'hôte et le terme, beaucoup plus menaçant, d'otage.
En conclusion, nous pouvons dire que cette brève étude vient d'illustrer une fois de plus le fait que la recherche étymologique est source constante de surprises, lesquelles sont dues, bien souvent, à l'évolution du sens des mots.
[1] On ne se formalisera pas de ce que le sens de "personne" soit attesté avant celui de "logement". Cette distorsion chronologique est fréquente en ce qui concerne les mots et les textes très anciens ; elle illustre tout à fait les difficultés rencontrées lorsqu'il s'agit d'établir la datation exacte d'écrits pluriséculaires.