LEXICOLOGIE
Mots rares - 01
Comme toutes les langues, le français comporte un certain nombre de mots rares. Certains d’entre eux relèvent de lexiques techniques, scientifiques, spécialisés ou professionnels ; ces termes ne sont plus que très rarement enregistrés par les dictionnaires usuels contemporains. D’autres mots relèvent d’un registre littéraire ; la plupart d’entre eux ont encore l’honneur de la mention lexicographique, mais ils ne se rencontrent plus guère que chez certains écrivains. Voici une première sélection de ces termes peu courants.
Abiotique (adj.)
Se dit d'un endroit où l'on ne peut pas vivre.
Aboulie (f.)
Trouble mental caractérisé par diminution ou privation de volonté.
Abstème (adj.)
« qui ne boit pas de vin ».
Acmé
« apogée ».
Hésitation des dictionnaires sur le genre de ce nom.
Alacrité
« vivacité, entrain, allégresse ».
Bénéolent (adj.)
(d’un inanimé concret) « qui exhale une odeur agréable, un bon parfum, odoriférant ».
Blandices (f. pl.)
« caresses ; flatteries pour attirer, séduire » ; « tout ce qui charme, séduit ».
Borée (m.)
« vent du nord ».
Caligineux (adj.)
« qui est de la nature du brouillard ».
Cauteleux (adj.)
« prudent et rusé, sournois ».
Clinomanie
« désir excessif de rester au lit ».
Coruscant (adj.)
« brillant, scintillant ».
Déhiscence (f.)
« séparation naturelle ; ouverture spontanée » ; « séparation » (figuré).
Dicacité
« penchant à dire des mots piquants », « causticité ».
Dulcifier
« rendre doux ».
Ebbe (f.)
« marée descendante ».
Effulgence (f.)
« lueur, clarté ».
Élémosyne (f.)
« aumône ».
Éphélide (f.)
« tache de son, de rousseur ».
Épistaxis (f.)
« saignement de nez ».
Escalabreux (adj.)
« hardi, impétueux ».
Facule (f.)
« partie brillante du disque solaire ».
Féauté (f.)
« fidélité ».
Figulin (adj.)
« relatif aux potiers, à la poterie » ; (d'une terre) « qui se prête particulièrement à la fabrication de poteries, de tuiles ».
Fortitude (f.)
« force morale, fermeté d'âme ».
Génuine (adj.)
« véritable, exact ».
Grief (f. griève) (adj.)
« grave, accablant », « douloureux, pénible ».
Guerdon (m.)
« récompense ».
Hiémal (adj.)
« relatif à l'hiver » ; « qui pousse en hiver ».
Ibex (m.)
« bouquetin ».
Imbelle (adj.)
« qui n'aime pas la guerre » ; « impropre aux combats ».
Immarcescible ou immarcessible (adj.)
« impérissable ».
Inde (m. et adj.)
« couleur bleu foncé violacé, extraite de l'indigo ou de la guède ».
Javeau (m.)
« île formée dans une rivière ».
Jonchets (m. pl.)
« jeu de mikado ».
Jusant (m.)
« marée descendante ».
Kana (m. inv.)
« signe syllabique de l'écriture japonaise ».
Koinè (f.)
« langue commune ».
Léans (adv.)
« là-dedans, là-bas ».
Longanimité
« patience, indulgence, magnanimité ».
Maléolent (adj.)
« qui dégage une mauvaise odeur ».
Melliflu (adj.)
« qui a la douceur du miel » ; « fade, doucereux ».
Morosif (adj.)
« qui tarde, qui est lent à faire quelque chose ».
Népenthès (m.)
« calmant propre à apporter l’oubli et à dissiper la mélancolie ».
Nivéal (adj.)
« qui fleurit dans la neige » ; « qui évoque la neige ».
Nivéen (adj.)
« qui évoque la neige par sa blancheur ».
Nycthémère (m.)
« durée de vingt-quatre heures comportant un jour et une nuit ».
Obvie (adj.)
« évident, qui vient naturellement à l'esprit; qui va ou qui semble aller de soi ».
Omineux (adj.)
« lourd de présages funestes, de mauvais augure ».
Oriel (m.)
« bow-window ».
Parémiologie
« étude des proverbes ».
Permaner
« demeurer sans interruption, perdurer, persister ».
Pétrichor
« odeur qui se dégage de la terre lorsque la pluie tombe après une période sèche ».
Ponceau (m.)
« rouge vif foncé ».
Résipiscence (f.)
« volonté de s'amender après avoir reconnu sa faute » ; « regret, repentir ».
Sérendipité
« fait de faire par hasard une découverte inattendue qui s'avère ensuite fructueuse », « découverte fortuite ».
Smaragdin (adj.)
« vert émeraude ».
Spicilège (m.)
« anthologie » ; « recueil de notes, de documents, de textes ».
Tépide (adj.)
« tiède ».
Térébrer
« percer, perforer avec une tarière ou un instrument similaire » ; « provoquer une violente douleur de nature ou d'origine physique ou morale ».
Turgide (adj.)
« gonflé, enflé ».
Ubéreux (adj.)
[d'une personne ou d'une production intellectuelle] « fécond ».
Vaguer
« errer çà et là, aller au gré de sa fantaisie, sans but précis » ; « [de l'esprit, du regard] ne pas se fixer, se porter sans cesse d'un objet à l'autre ».
Vérécondieux (adj.)
« retenu, réservé, discret ».
Viride (adj)
« vert, verdissant ».
Pléonasmes, tautologies, redondances
Les pléonasmes peuvent être classés en deux catégories : ceux qui, comme monter en haut, sont immédiatement identifiables, et ceux, à l’image de flèche directionnelle, que les locuteurs n'identifient pas spontanément comme faisant partie de ce type de formation lexicale. Cette différence d’appréciation peut notamment s’expliquer par la grande fréquence d’emploi de certaines de ces tournures : on est en présence d’une usure du contenu sémantique des différents éléments, et le sentiment du pléonasme s’estompe. Parfois, le mot qui gouverne le syntagme est d’une brièveté jugée trop importante ; le locuteur estime nécessaire de le renforcer par un autre mot, ce qui peut, en l’occurrence, entraîner la formation d’un pléonasme, comme bip sonore.
Notons qu’il existe ce que l’on peut appeler de faux pléonasmes ; ainsi, court de tennis n’est pas redondant, car le terrain sur lequel se joue le squash porte également le nom de court. Le contexte dans lequel se trouve l’expression peut donc être déterminant.
La liste non exhaustive que nous donnons ci-dessous propose un certain nombre de ces syntagmes pléonastiques, tautologiques ou redondants ; le lecteur y reconnaîtra notamment plusieurs tournures répandues dans l’usage courant mais non ressenties comme étant des pléonasmes.
À partir de dorénavant
Abolir complètement
Accalmie passagère
Achever complètement
Aider mutuellement (s’)
Ainsi par conséquent ou ainsi par exemple
Ajourner à plus tard
Ajouter en plus
Allumer la lumière
Anéantir complètement
Anticiper en amont
Antidote contre
Apanage exclusif
Aperçu partiel
Apparence extérieure
Applaudir des deux mains
Approcher près de (s'~)
Arrêt complet
Assez satisfaisant
Assis sur son séant
Au fur et à mesure
Au grand maximum
Au jour d'aujourd'hui
Au maximum de son apogée
Autrement plus ou autrement mieux
Avérer vrai (s'~)
Avertir par avance
Avoir un bel avenir devant soi
Bannir définitivement
Bénévole volontaire
Bip sonore
Bonne aubaine
Bourrasque de vent
Bref résumé
But final ou ultime
Cabriolet décapotable
Cadeau gratuit
Campus universitaire
Car en effet
Carcasse décharnée
Caserne militaire (pour l’armée)
Clair et net
Claquer quelque chose bruyamment
Cohabiter ensemble
Collaborer ensemble
Commémorer un anniversaire
Comme par exemple
Commencer d'abord ou au début
Comparer ensemble
Complémentaires l'un de l'autre
Complètement ou parfaitement compatible
Compliment élogieux
Concerter ensemble (se ~)
Conférer ensemble
Congère de neige
Conjoncture actuelle
Consensus commun
Consigne stricte
Constellé d'étoiles
Contraint malgré soi
Coopérer ensemble
Cotiser à plusieurs (se ~)
Coup de théâtre imprévu
Courte allocution
Crier fort
Danger potentiel
Débat participatif
Défiler successivement ou à la suite
Défrayer de ses frais
Démissionner de ses fonctions ou de son poste
Dépenses onéreuses
Dépenses somptuaires
Descendre en bas
Détruire entièrement
Deux jumeaux
Devenir par la suite ou ensuite
Différents l’un de l’autre
Différer à une date ultérieure
Divulguer sur la place publique
Don inné
Donc par conséquent
Double alternative
Dresser les cheveux sur la tête
Dune de sable
Durer longtemps
Édile municipal
Égalité parfaite
Éliminer entièrement
Emmener avec soi
Enfin, pour conclure, finir ou terminer
Entraider mutuellement (s'~)
Entrecôte à l'os
Entretuer entre eux (s')
Erreur involontaire
Esclaffer de rire (s'~)
Et puis après
Étape intermédiaire
Étapes successives
Expérience pilote
Exporter à l'étranger
Exterminer jusqu'au dernier
Extrait tiré de quelque chose
Fausse perruque
Faux prétexte
Fétu de paille
Finir complètement
Flèche directionnelle
Forum de discussion
Futur projet
Gagner une victoire
Garnison militaire
Geler de froid
Goulot ou goulet d'étranglement
Grand maximum
Hasard imprévu
Hémorragie sanguine
Héros principal
Heure de temps (une ~)
Il y a vingt ans en arrière
Illusion trompeuse
Imiter un exemple
Importer de l'étranger
Inauguration officielle
Inaugurer l'ouverture d'un salon
Incessamment sous peu
Index alphabétique
Instances décisionnelles
Intermédiaire interposé (par ~)
Jeu ludique
Joindre ensemble
Joyeux ou gai luron
Krach boursier
Logorrhée verbale
Magret de canard
Mais cependant, mais pourtant, mais toutefois
Maison d'habitation
Mal fagoté
Manifestement évident
Marche à pied
Méandres sinueux
Mijoter doucement ou lentement
Milieu ambiant
Mineur de moins de dix-huit ans
Mirage trompeur
Missile téléguidé
Moindre petit détail
Monopole exclusif
Monter en haut
Mutisme total
Nager dans l'eau
Nimber d'une auréole
Notoirement connu
Obérer de dettes
Objectif final
Opinion personnelle
Opportunité à saisir
Opposer son veto
Optimiser le mieux
Orthographe correcte
Oubli involontaire
Paire de jumelles
Pampre de vigne
Panacée universelle
Part d'écot (payer sa ~)
Parvis d'une église ou d'un temple
Percuter violemment
Perfection absolue
Période de temps
Perspectives d'avenir
Petit détail
Petit nain
Petit peu (un ~)
Piétiner sur place
Phases successives
Pignon de pin
Plafond maximal
Pléonasme redondant
Pondre un œuf
Populations civiles
Pouvoir peut-être ou potentiellement
Précédents dans le passé
Prédire par avance
Préférer plutôt
Première initiative
Première priorité
Premiers balbutiements
Préparer par avance
Prétexte fallacieux
Preuve probante
Prévenir par avance
Prévoir par avance
Projet d'avenir ou futur
Pronostiquer par avance
Propulsion arrière
Protagoniste principal
Proviseur de lycée
Puis ensuite
Rafale de vent
Recommencer de nouveau
Recru de fatigue
Reculer en arrière
Rédiger par écrit
Rééchelonner dans le temps
Relayer tour à tour ou successivement (se ~)
Rencogner dans un coin (se ~)
Renouveler ultérieurement
Rentrer à l'intérieur
Renverser en arrière (se ~)
Répéter de nouveau
Répéter la même chose
Reporter à plus tard ou à une date ultérieure
Repousser à plus tard ou à une date ultérieure
Réserver à l'avance
Résumé bref ou succinct
Retour en arrière
Réunir ensemble (se ~)
Revolver à barillet
Risque potentiel
Sarment de vigne
Saupoudrer de sel
Secousse sismique
Seul et unique
Solidaires les uns des autres
Sortir dehors
Statu quo actuel
Succéder l'un à l'autre (se ~)
Suffire simplement
Suivre derrière
Surprendre à l'improviste
Tabasser violemment
Tâcher de faire en sorte que
Talonner de près
Taux d'alcoolémie
Télécommandé à distance
Tollé général ou de protestations
Topographie des lieux
Traction avant
Tragédie en vers
Transpirer de sueur
Trèfle à trois feuilles
Très bientôt
Tri sélectif
Truchement d'un interprète
Unanimité générale
Victime innocente
Vieilles hardes
Vivre sa vie
Voire même
Voler dans l'air
Remarques
Les verbes pronominaux construits avec le préfixe auto- sont des formations abusives, car l’idée de réflexivité est déjà exprimée par le pronom : s’autogérer est superfétatoire à côté de se gérer. D’autres verbes pronominaux, par le sens même de leurs formants, sont également des pléonasmes : se suicider pourrait être remplacé par *suicider, si ce dernier existait, car l’élément sui provient du latin sui « de soi-même », génitif de se « soi-même ».
Certaines expressions pléonastiques, comme frêle esquif ou pauvre hère, ont été popularisées par la littérature. Leur caractère redondant n’est plus senti, car les sens de esquif et de hère, lorsqu’ils sont employés seuls, ont été oubliés.
De quelques assertions erronées
La langue française n'échappe pas aux erreurs d'analyse. Nous en avons relevé deux, qui circulent allégrement sur l'internet et qui reçoivent généralement l'assentiment des internautes. Or, leur contenu est faux, comme nous allons le montrer.
On lit assez fréquemment l’affirmation péremptoire suivante : les noms amour, délice et orgue sont du genre masculin au singulier mais du genre féminin au pluriel. Cependant, si l’on examine rigoureusement l’utilisation que l’on fait de ces noms, cette assertion doit être modifiée ainsi : dans quelques cas, amour, délice et orgue sont au féminin au pluriel, mais il s’agit d’occurrences rares. Voyons donc leur fonctionnement.
Amour
Le nom amour « sentiment passionné » devient féminin au pluriel lorsqu’il est employé avec le sens de « aventure amoureuse » :
Notre ami a connu des amours bien tumultueuses.
Mais, dans tous les autres cas, amour reste au masculin quand il est au pluriel :
- s'il désigne des représentations artistiques du dieu Amour, comme des peintures ou des statues :
L'antiquaire de notre rue vend de beaux amours du XVIIIe siècle ;
- s’il est employé pour s’adresser affectueusement à plusieurs personnes, notamment à des enfants :
Venez ici, mes petits amours !
- s’il suit des expressions comme un des ou le plus grand des :
Cette jeune fille fut l’un de ses premiers amours.
Délice
S’il est employé avec un adjectif qualificatif, délice devient effectivement féminin au pluriel :
Durant ces vacances, nous vécûmes de nombreuses délices.
Toutefois, et à l’instar d’amour, après des expressions comme un des ou le plus grand des, délice et ses éventuels adjectifs épithètes restent au masculin s’ils sont employés au pluriel :
Un de ses plus grands et voluptueux délices est de dormir tard.
Orgue
Le nom orgue est en effet au féminin pluriel quand il désigne, de façon solennelle, un seul instrument, quasi exclusivement dans l'expression les grandes orgues :
Les grandes orgues de cette cathédrale sont exceptionnelles.
Mais orgue reste au masculin quand il s’agit d’un pluriel réel non emphatique :
Les deux orgues anciens de notre église devraient être rénovés.
J'aime beaucoup les vieux orgues de Barbarie exposés au musée municipal.
Comme nous venons de le voir, il est donc abusif d’affirmer que ces trois noms masculins deviennent féminins au pluriel.
Bistro
L’étymologie du nom bistro est sujette à caution. L’hypothèse la plus vraisemblable consiste en une dérivation du substantif dialectal poitevin bistraud « petit domestique », lui aussi d'origine incertaine. On note aussi plusieurs mots, tous d'origine obscure ou inconnue, dont la forme présente des similitudes avec celle de bistro et dont les significations relèvent du même champ sémantique : bistingo « cabaret » (1845), bustingue ou bistingue « hôtel où couchent les bohémiens » (1848) et bistringue. On pourrait également, pour mémoire, citer ici bastringue, dont l'un des sens attestés fut « cabaret dansant » (début du XIXe siècle), même si sa forme s'éloigne de celle de bistro.
En dépit de ces termes, l’hypothèse de bistraud « petit domestique » comme étant l’étymon de bistro devrait toutefois être privilégiée, car bistro, tout comme mastroquet et son dérivé troquet, a d'abord désigné le tenancier de cabaret avant de nommer l'établissement lui-même. Le changement de graphie du mot, passant de bistraud à bistrot puis à bistro, peut s'expliquer par un effet de mode, le lexique populaire et argotique ayant produit un très grand nombre de mots terminés par -ot tout au long du XIXe siècle.
Cette étymologie possible, sinon probable, doit permettre de mettre fin à une légende urbaine qui circule depuis un certain nombre d’années sur l’internet et qui affirme que le substantif français bistro « débit de boissons » provient de l'adverbe russe bystro « vite » : en 1814, lors de l'occupation de Paris par les troupes du tsar Alexandre Ier, les soldats de ce dernier seraient entrés dans les cabarets parisiens en clamant des bystro énergiques, manifestant ainsi leur volonté d’être servis sur le champ. Mais cette fable est irrecevable, comme le prouvent les éléments suivants :
- en 1814, le français disposait des noms cabaret, estaminet et taverne afin de désigner ce genre d’établissement ; il est donc douteux qu’il eût besoin de recourir à un adverbe étranger pour ce faire ;
- tout au long du XIXe siècle, le parler populaire suscita un intérêt extraordinaire, et les dictionnaires d'argot et d'expressions familières au sens le plus large étaient légion : dès qu'un mot nouveau ou une tournure inhabituelle apparaissait, lexicographes et compilateurs de mots et expressions argotiques s’empressaient de les répertorier.[1] Or, le nom bistrot « cabaretier » et non « bar » apparut pour la première fois dans un dictionnaire d'argot de 1884, soit soixante-dix ans après le prétendu emprunt du mot russe. Il est donc impossible que bistro, s’il était né à Paris en 1814, restât ignoré durant sept longues décennies des dictionnaires et des plus grands écrivains d’alors, friands du parler du peuple.
Il convient donc, avant de se laisser séduire par quelque étymologie fantaisiste que ce soit diffusée sur la toile, d’examiner les faits lexicaux avec rigueur.
[1] Les célèbres Excentricités du langage français de Lorédan Larchey (1831-1902), bibliothécaire et lexicographe, connurent onze éditions de 1858 à 1888.
Les néologismes
1. Rappel historique de la néologie et de la créativité lexicale
1.1 Définition du néologisme
Un néologisme est un mot nouveau ou apparu récemment dans une langue. Tout mot a nécessairement été un néologisme. On considère généralement qu’un nouveau mot n’a plus ce statut de néologisme après quelques années d’utilisation courante ; naturellement, son entrée dans le dictionnaire met fin à ce statut.
1.2 Raisons de la création de néologismes
La création de néologismes ne se fait pas de façon aléatoire ou sans motivation ; elle répond à plusieurs nécessités. Nous avons identifié trois raisons principales qui justifient la formation de nouveaux mots.
Avant tout, des néologismes sont créés afin de nommer des réalités nouvelles, qu’il s’agisse d’inventions, de techniques ou de sciences. Citer tous les néologismes relevant de cette catégorie multiplierait considérablement la taille de cet article ; aussi nous contenterons-nous de n’en indiquer que quelques-uns :
– aéroplane (1855) : avant d’être un nom, aéroplane fut un adjectif, dont la définition, telle qu’elle fut indiquée dans le brevet de son inventeur Joseph Pline, ingénieur et créateur de ce mot, est : « (qui applique un) système de navigation aérienne basé sur la notion de forme plane par opposition à la notion d'aérostat ordinaire sphérique ». Le nom aéroplane est attesté en 1864 avec le sens de « appareil de navigation aérienne basé sur le principe du plus lourd que l'air » ; il est formé avec l’élément aéro- et l’élément plane, qui est probablement le féminin de l’adjectif plan ;
– avion (1890) : créé par Clément Ader, avion fut formé à partir du nom latin avis « oiseau ». S’il est attesté en 1890, il est possible que Cl. Ader ait inventé ce nom dès 1875 ;
– autobus (1906), créé à partir du formant auto- et de la finale d’omnibus, devenue ainsi une sorte de suffixe : on le rencontre en effet dans d’autres formations lexicales du XXe siècle, comme bibliobus ;
– automobile (1866 pour l’adjectif, 1890 pour le nom) : ce mot fut formé par imitation d’un mot aujourd’hui disparu, le nom et adjectif locomobile « qui peut être déplacé » et « machine comportant un moteur » ;
– informatique : mot-valise créé en 1962, avec information et automatique. Il fut officiellement consacré par Charles de Gaulle, qui trancha lors d’un Conseil des ministres, entre informatique et ordinatique. Le mot est maintenant parfaitement lexicalisé ;
– spationaute (1982) : formation généralement utilisée pour évoquer un astronaute français, alors que les autorités recommandent d’employer astronaute. On notera les termes particuliers suivants : astronaute s’emploie pour les Américains, cosmonaute pour les Soviétiques puis pour les Russes, taïkonaute pour les Chinois, vyomanaute (du sanscrit vyoma « ciel ») pour les Indiens ;
– tapuscrit désigne un texte qui n'est pas manuscrit, mais copié à l’aide d’une machine à écrire. Sa plus ancienne attestation trouvée date de 1953.
Un autre motif qui conduit à la formation de néologismes consiste à satisfaire au politiquement correct ; il s’agit ainsi d’éviter des mots jugés désobligeants et de leur substituer des équivalents sémantiques adoucis. Ces créations sont généralement des syntagmes ou locutions, plus rarement des mots isolés, comme réduction d’effectifs pour licenciement massif ou personne en situation de handicap pour handicapé ou, mieux, invalide[1].
Enfin, certains néologismes sont considérés comme étant plus simples d’utilisation que les mots dont ils sont les parfaits synonymes. Cela se vérifie dans la création de verbes ; dans ce cas, il s’agit de créer des verbes du premier groupe, plus faciles à conjuguer que leurs équivalents sémantiques du troisième groupe. On peut citer ici deux exemples :
– solutionner : ce n’est pas un néologisme récent puisque sa première attestation remonte à 1795. Sa création peut s’expliquer par la conjugaison difficile de résoudre, son synonyme exact ;
– pour cette même raison, le verbe émotionner est attesté en 1823. Dans ce cas, il s’agissait de remplacer émouvoir, dont la conjugaison a pu être ressentie comme étant d’un maniement peu aisé.
1.3 Les néologismes littéraires
Tout mot est donc un néologisme au moment de son apparition. Bien souvent, les néologismes naissent spontanément, mais plusieurs écrivains ont utilisé des mots qui n’avaient pas été attestés avant d’être présents dans leurs écrits. Ces mots peuvent en effet être des néologismes, mais il se peut que ce ne soit pas toujours le cas : dans le cas de textes anciens, on ne peut parfois déterminer s’il s’agit de créations d’auteurs ou si ces mêmes auteurs furent les premiers à les avoir écrits, ce qui sous-entend que les mots en question existaient auparavant.
L’œuvre de François Villon (1431 - après 1463) contient ainsi de très nombreux mots non attestés avant lui. Pour un certain nombre d’entre eux, il est difficile, voire impossible, de donner une définition, tant cet auteur a utilisé de mots d’argot dans son œuvre. Voici toutefois quelques-uns qui sont attestés dans ses poèmes pour la première fois :
– macquiller « travailler » ;
– railler « faire des plaisanteries » ;
– tripot « lieu pour jouer au jeu de paume ».
Il en va à peu près de même pour François Rabelais (1483 ou 1494-1553), sauf que, pour certains des mots présents dans ses romans, il a été avéré qu’ils ont été forgés par lui-même. Voici quelques-uns des mots attestés pour la première fois chez Rabelais :
Badigoinces « lèvres », peut-être créé par F. Rabelais
Bidet « petit cheval »
Braquer « faire tourner quelque chose dans une certaine direction »
Bredouille : sens libre, jeu de mots par homophonie
Embrener « emmerder »
Trimballer
Cahin-caha
Dodelinant
Escarbouiller, autre forme de écrabouiller
Amoustillé, autre forme pour émoustillé
Fanfreluche, dérivation de fanfelue ou fanfeluce
Faquin « portefaix »
Farfadet (venu du provençal)
Farfouiller
Faribolle, graphie ancienne pour faribole
Fourby « sorte de jeu de cartes »
Forbeu, autre forme pour fourbu
Friper « froisser »
Guodelureau, autre graphie pour godelureau
Gringuenaude
Hurluburlu, autre forme pour hurluberlu
Jabot (venu de l’occitan)
Lanterner
Marmonner
Maroufle
Morfiailler, autre forme de morfaller « manger beaucoup »
Morpion (venu du wallon)
Repetasser, autre forme de rapetasser (venu du lyonnais)
Se trémousser
Tripoter « jouer au jeu de paume »
Plus près de nous, les écrivains du XXe siècle ont, eux aussi, produit quelques néologismes :
– Boris Vian créa pianocktail (dans L’Écume des jours), mot-valise qui reste un néologisme d’auteur, c’est-à-dire qu’il n’est pas passé dans le langage usuel ;
– Raymond Queneau forgea le verbe concocter qui, au contraire, est devenu d’usage courant.
On notera qu’un mot qui est un néologisme d’auteur, qui n’intègre pas le lexique courant et qui n’est relevé dans aucun autre texte, s’appelle un hapax.
2. Modes de formation des néologismes
2.1 Présentation sommaire
Nous proposons une division des néologismes en deux catégories : les néologismes spontanés et les néologismes terminologiques.
2.1.1 Néologismes spontanés
Le néologisme spontané est naturel à la langue ; c’est un nouveau mot qui apparaît spontanément parmi les locuteurs ou qui, de nos jours, naît dans les médias. De nombreux néologismes naissent pour des raisons pratiques et perdent rapidement leur valeur de nouveauté. Si le néologisme se maintient dans le lexique et n'est pas seulement un effet de mode, les locuteurs n'auront plus, après un certain temps, l'intuition de sa nouveauté. Lorsque le néologisme est acquis par un assez grand nombre de locuteurs, il est possible de dire qu'il est lexicalisé. Dans ce cas, il commence généralement par être admis par certains dictionnaires. Il convient de se rappeler que ceux-ci ne font que représenter l'usage.
Il existe plusieurs modes de création des néologismes spontanés :
– la dérivation par affixation ;
– la dérivation impropre ;
– la composition ;
– les acronymes ;
– les abréviations ;
– la parasynthèse ;
– les néologismes de sens ;
– les emprunts ;
– la traduction de mots étrangers ;
– la réactivation de mots disparus ;
– les mots-valises.
2.1.2 Néologismes terminologiques
Les néologismes terminologiques sont des mots créés volontairement, et notamment par la Commission de terminologie, afin d’éviter l’emploi de mots étrangers, principalement anglais. Dans les lignes qui vent, nous en citerons seulement quelques-uns :
– baladeur, néologisme créé par une des commissions ministérielles de terminologie, pour remplacer le produit-marque Walkman (1979) ;
– courriel, contraction de courrier électronique comme alternative à e-mail[2] ;
– logiciel, formé par une des commissions ministérielles de terminologie, opposé à software (1972) ;
– ordinateur, déjà évoqué plus haut. Contrairement à de très nombreuses autres langues, le français n’a donc pas conservé le nom anglais computer ;
– pourriel, québécisme, mot-valise formé avec poubelle et courriel, pour contrer spam (1997)[3].
Toutes ces créations se sont bien adaptées à la langue, sauf pourriel ; son lieu de naissance en dehors de la France pourrait expliquer ce fait.
2.2 Présentation détaillée des différents types de néologismes
2.2.1 Dérivation par affixation
Ce type de dérivation consiste en l'ajout d'un affixe, préfixe ou suffixe, à un radical ou à un mot lexicalisé. L’affixation par infixe existe également, mais c’est un phénomène rare en français.
De façon plus précise, l’affixation conduit aux types de formation suivants :
– création d’un paradigme : un mot peut donner naissance à plusieurs mots dérivés : vapoter a ainsi donné vapoteur et vapotage ;
– dérivation par analogie : par imitation de quiétude, les noms bravitude et zénitude ont été créés ;
– formation à partir d’un nom propre : le nom de personne Sarkozy a donné naissance au nom sarkozysme ;
– féminisation : le nom masculin auteur a dorénavant le nom auteure pour féminin[4].
Un même préfixe peut fournir plusieurs mots nouveaux, mais seuls survivent ceux qui nomment des réalités toujours existantes. Il en va ainsi du préfixe cyber- : les noms cyberpirate, cyberdélinquance, cyberharcèlement et cyberattaque sont utilisés, mais cybercafé tend à disparaître, car ce genre d’établissement n’est plus aussi présent qu’auparavant.
Il existe d’autres préfixes productifs, comme éco-, à l’origine de éco-responsable, éco-geste et éco-participation, ou bio-, qui a notamment donné bioénergie, biocarburant et biodiversité.
2.2.2 La dérivation impropre
La dérivation impropre s’opère en procédant au changement de catégorie grammaticale d’un mot, sans que sa forme ne soit modifiée. Très souvent, cette dérivation consiste en la transformation d’un participe présent en un nom : le participe présent étudiant a donné le nom étudiant, et le même processus peut être identifié dans le mot sachant, devenu un nom qui signifie « personne qui sait ».
2.2.3 La composition
Les néologismes formés par composition sont issus de deux mots qui peuvent être employés chacun de façon indépendante. Il existe plusieurs types de formations de néologismes par composition :
– fusion de deux ou plusieurs mots indépendants, reliés ou non par un trait d’union : autoroute ;
– composition juxtaposée, sans détermination de l’un des deux éléments par l’autre : bling-bling ;
– composition juxtaposée, avec relation de détermination : carte cadeau ;
– composé savant, avec formant grec ou latin : vaccinodrome ;
– composé avec préposition : machine à coudre ;
– composé hybride, qui comprend un mot français et un mot étranger : en live ;
– composé phrastique comprenant un verbe : quoi qu’il en coûte.
2.2.4 Les acronymes
Un acronyme est un sigle qui se lit comme un mot et qui intègre le lexique en tant que nom commun, comme laser, ovni, radar ou sida.
2.2.5 Les abréviations
L’abréviation peut se faire de deux façons :
– par apocope : on procède à la troncation de la fin du mot : automobile a donné auto ;
– par aphérèse : dans ce cas, c’est le début du mot qui est supprimé : américain est à l’origine de ricain.
Toutefois, c’est l’apocope qui est le plus utilisée en français, comme pour métropolitain, qui a cédé la place à métro. Dans ce cas, celui de métro, nous sommes en présence d’un type de création hybride, mêlant dérivation impropre (métropolitain fut d’abord un adjectif avant de devenir un nom) et abréviation.
L’abréviation affecte quasi exclusivement les noms, mais elle s’applique aussi à quelques adjectifs, comme sympa, abréviation de sympathique. En théorie, tout mot peut être abrégé, à condition qu’il comporte au moins trois syllabes afin de conserver une quantité lexicale minimale apte à être comprise et à ne pas provoquer d’ambiguïté. Par exemple, il semble difficile d’abréger gentil en *gen ou méchant en *méch.
Certains mots obtenus par troncation sont lexicalisés, mais ce n’est pas systématique. Si métro est bien entré dans le dictionnaire, appart, abréviation de appartement, est absent de la lexicographie.
2.2.6 La parasynthèse
La parasynthèse consiste à former un mot en ajoutant un préfixe et un suffixe à une base lexicalisée ; aucun des deux affixes ne peut s’ajouter seul à la base, la présence des deux éléments est indispensable. C’est ainsi le cas de dératiser : les éléments dé, rat et iser forment ce verbe, rat est un nom enregistré, mais ni *dérat ni *ratiser n’existent.
2.2.7 Les néologismes de sens
L’ajout de sens n’est bien sûr pas un phénomène récent. Parfois, il peut se produire très longtemps après l’apparition du mot. Ainsi, l’adjectif farfelu, attesté vers 1460, a longtemps signifié « dodu ». C’est depuis 1921 et la parution de Lunes en papier d’André Malraux que farfelu signifie « fantaisiste » : l’auteur attribua ce nouveau sens à cet adjectif, l’univers de fantaisie présent dans son ouvrage étant fait de choses vaines, gonflées ou dodues.
Ce phénomène est assez courant dans le langage familier ; ainsi, capter « saisir, intercepter » a pris le sens de « comprendre », et traiter est employé par certains locuteurs à la place de insulter.
Toutefois, de nos jours, c’est dans le domaine de l’informatique que l’on rencontre le plus grand nombre de néologismes de sens, comme bureau, dossier, explorateur, fichier, navigateur ou souris.
2.2.8 Les emprunts
Une série d’articles a été consacrée à ce thème, particulièrement aux anglicismes. Le lecteur intéressé trouvera ces articles en cliquant sur "Les emprunts" dans le menu déroulant de gauche. Nous ne développerons donc pas cette partie ici, mais nous pouvons dire globalement que les emprunts sont toujours des néologismes au moment de leur introduction dans la langue.
2.2.9 Traduction de mots étrangers
Ce type de traduction s’opère lorsque l’on souhaite limiter la présence de mots étrangers en français. Les produits de ces mots sont nécessairement des néologismes, comme le montrent les exemples suivants :
– résautage pour networking ;
– mot-dièse pour hashtag ;
– financement participatif pour crowdfunding.
2.2.10 Réactivation de mots disparus
De très anciens mots peuvent être réactivés, et dans des parlers où ils ne sont pas attendus. C’est ainsi que sont réapparus, dans ce qu’il est convenu d’appeler le langage des banlieues, les noms daron « père » et daronne « mère ». La question se pose de l’origine de ces réactivations.
2.2.11 Les mots-valises
Cette importante catégorie des néologismes est traitée dans la partie suivante. Le lecteur trouvera également un article détaillé à ce sujet en suivant ce lien. Nous donnons tout de même ci-dessous quelques éléments sur ce thème.
3. Les mots-valises
3.1 Généralités sur les mots-valises et définition
Un mot-valise, ou amalgame lexical, est un mot formé par la fusion d'au moins deux mots lexicalisés, selon différents procédés que nous verrons plus loin. Généralement, le but du mot-valise est de faire un jeu de mots. Il peut également y avoir une volonté d'enrichir la langue si aucun mot existant n’est satisfaisant sémantiquement.
Plusieurs termes existent ou ont existé pour nommer un mot-valise : mot portemanteau, mot-centaure, mot-tiroir, mot-gigogne, etc. En outre, la définition du mot-valise varie selon les linguistes ; dans son acception la plus large, c'est un assemblage d'au moins deux lexèmes dont un au moins perd une partie de son signifiant, contrairement au mot composé, dont les éléments restent entiers.
Sur cette base, il est possible d'ajouter plusieurs contraintes. La plus courante, la contrainte morphologique, impose d'assembler deux mots ayant une syllabe commune appelée charnière, avec apocope du premier mot et aphérèse du second : le mot-valise calligramme est un assemblage de calligraphie et d'idéogramme, les deux mots partageant la syllabe gra. La contrainte morpho-phonologique requiert un segment commun, qui peut être une seule lettre, comme dans Bollywood, croisement de Bombay et de Hollywood, où c’est la voyelle o qui joue ce rôle de segment commun.
La contrainte sémantique impose que les mots assemblés aient un sens commun ou qu’ils ressortissent à un champ notionnel unique ou proche : il en va ainsi, par exemple, du mot-valise infobulle, assemblage d'information et de bulle, qui signifie « phylactère ».
Ce mode de formation lexicale n’est pas un phénomène récent : savate et le nom d’ancien français bot « chaussure » ont donné sabot (1512). On peut également citer écrabouiller, né de la fusion entre esboillier « étriper » (XIIe siècle) et écraser. Plus récemment, au XIXe siècle, chambouler (1807) a été créé à partir de bouler « faire rouler » (1390) et de chanceler. Il en va de même pour valdinguer (1894), produit de la fusion entre valser et dinguer « s’effondrer » (1833).
3.2 Origine de l'expression
Le terme mot-valise est une traduction de l'anglais portmanteau word ; il semble résulter de la transposition en français du jeu inventé par l'écrivain anglais Lewis Carroll dans son roman De l'autre côté du miroir (1871). L’auteur utilisa l'image d'une valise qui s'ouvre par le milieu et révèle deux compartiments : un mot-valise contient en effet deux mots. À l'époque de Lewis Caroll, ce type particulier de valise s'appelait en anglais portmanteau, ce qui explique l'expression anglaise portmanteau word.
3.3 Mode de formation des mots-valises
La construction d'un mot-valise se fait donc par troncation d'un mot existant puis composition avec d'autres mots ou d'autres troncations. Les termes linguistiques qui se rapportent à la troncation sont : l'apocope (suppression de phonèmes à la fin du mot), l'aphérèse (suppression de phonèmes au début du mot) et la syncope (suppression de phonèmes au milieu du mot).
Voici différents types de formation de mots-valises :
– Apocope du premier terme-source :
fran(çais) + anglais = franglais
– Apocope du second terme-source :
bisou + (n)ounours = bisounours
bistro + (gas)tronomie = bistronomie
– Apocope du premier terme-source + aphérèse du second terme-source :
ali(ment) + (méd)icament = alicament
endo(gène) + (m)orphine = endorphine
informa(tion) + (auto)matique = informatique
merd(e) + (mé)dia = merdia
trans(port) + (fr)ancilien = transiilien
flexi(ble) + (végé)tarien = flexitarien
vidé(o) + (cin)éaste = vidéaste
– Plusieurs apocopes :
Benelux (Belgique, Nederland et Luxembourg)
– Apocope d’un seul composant :
docu(mentaire) + fiction = docufiction.
La création d’un mot-valise se fait à l’aide de certaines manipulations sur les mots, certaines ayant déjà été évoquées plus haut :
– l’haplologie : lorsque les deux mots qui forment un mot-valise ont un segment phonologique commun, ce segment n’est pas répété : ainsi, information et automatique ont donné informatique avec la syllabe commune ma, mais non *informamatique. Ce phénomène de suppression d’une voyelle ou d’une syllabe commune s’appelle l’haplologie, et l’haplologie est obligatoire dans les mots-valises s’il existe ce segment phonologique commun ;
– l’apocope : dans le mot-valise franglais, le mot français a subi une apocope ;
– l’aphérèse, largement employée dans les mots-valises : domotique (domicile + robotique) est construit avec l’apocope de domicile et l’aphérèse de robotique ;
– la syncope : le mot-valise upérisation est construit avec ultra et pasteurisation, ce dernier ayant subi la syncope, c’est-à-dire la suppression, de plusieurs de ses éléments dans le mot-valise final.
Pour la plupart des linguistes, les mots-valises doivent répondre à trois contraintes pour pouvoir être intégrés dans cette catégorie du lexique :
– un segment phonétique identique ou proche : aliment + médicament = alicament ;
– deux composants du mot-valise appartenant au même champ sémantique ou notionnel ;
– troncation au point de rencontre.
Il n’est pas rare qu’un néologisme réponde aux trois contraintes. C’est par exemple le cas du nom informatique, formé de information et de automatique : le segment phonétique identique est ma, les deux formants appartiennent au même champ notionnel, et la troncation s’est opérée au point de rencontre, c’est-à-dire au segment ma.
3.4 Exemples de mots-valises néologiques contemporains
Nous donnons ici quelques exemples de mots-valises contemporains, qui furent ou qui sont aujourd’hui encore considérés comme étant des néologismes :
– adulescent, d'adulte et adolescent ;
– alicament, d'aliment et médicament ;
– bobo, de bourgeois et bohème ;
– Brexit, de Britain « Grande-Bretagne » et exit « sortie » ;
– Corail (train), de confort et rail ;
– démocrature, de démocratie et dictature ;
– franglais, de français et anglais ;
– infox, de information et intox ;
– informatique de information et automatique ;
– logithèque, de logiciel et bibliothèque ;
– modem, de modulateur et démodulateur ;
– sextape, de sex et videotape ;
– tapuscrit, de taper et manuscrit.
Comme tout néologisme, les mots-valises peuvent fournir une solution alternative aux emprunts lexicaux, notamment aux anglicismes :
– clavardage, de clavier et bavardage, est une création québécoise visant à traduire le sens particulier pris en informatique par le nom anglais chat, parfois francisé en tchat ;
– courriel, de courrier et électronique, est également une création québécoise, officiellement reconnue en France, pour remplacer l'emprunt e-mail ;
– ordiphone, de ordinateur et téléphone, proposé pour remplacer smartphone, mais il n’a pas été adopté ;
– pourriel, de poubelle et courriel, autre création québécoise afin de supplanter spam. L'Académie française a rejeté cette création en raison de sa trop grande parenté phonétique avec courriel.
3.5 Mots-valises et littérature
La création de mots-valises permet un nombre illimité de combinaisons, ce qui ne peut manquer de séduire les écrivains et les passionnés des jeux de langage. De nombreux auteurs ont créé des mots-valises ; nous donnons ici quelques exemples :
– Victor Hugo : foultitude, construit avec foule et multitude ;
– Edmond Rostand : ridicoculiser, construit avec ridiculiser et cocu ;
– Raymond Queneau : alcoolade, construit avec alcool et accolade ;
– André Franquin, dans la bande dessinée Gaston Lagaffe : Gastonmobile, construit avec Gaston et automobile.
3.6 Mots-valises et marques commerciales
Comme de nombreux autres procédés littéraires, la création de mots-valises est souvent mise en jeu afin de nommer des produits ou des marques ; le mot-valise évoque ainsi deux idées dans l'esprit du consommateur, ce qui embellit et améliore l'image du produit. Nous citons ici quelques-unes de ces marques :
– Craquotte : craquante et biscotte ;
– Pom’pote : pomme et compote ;
– Bridélice : Bridel et délice ;
– Génifique (Lancôme) : génie et bénéfique ;
– Groupon : group et coupon ;
– Netflix : internet et flicks « ciné, cinoche » ;
– Pictionary : picture et dictionary ;
– Spontex : sponge et textile ;
– Swatch : Swiss et watch ;
– Twingo : twist et tango ;
– Velcro : velours et crochet ;
– blouge (couleur) : bleu et rouge, dans une publicité de Volkswagen ;
– (vacances à la) Framçaise : FRAM (voyagiste) et française ;
– jextraordinaire : Jex (marque d’éponges) et extraordinaire.
[1] Handicapé est un anglicisme. Auparavant, c’était invalide qui était d’usage, mais ce dernier semble s’être spécialisé dans le seul sens de « inapte au travail ».
[2] Voir plus loin, dans la partie consacrée aux mots-valises.
Courriel ne peut être accepté, car courrier, l’un de ses formants, ne signifie pas « message unique » mais « ensemble de messages ». Or, courriel vise à nommer un message unique. Pour rester dans le même sujet, rappelons que Mél est l'abréviation de Messagerie électronique, tout comme Tél est celle de Téléphone. Il est donc inapproprié d'évoquer l'envoi d'un Mél (ou mél).
[3] Voir également la partie consacrée aux mots-valises.
[4] Ce type de formation ne peut être accepté, car il n’existe pas de règle grammaticale disant qu’un nom masculin terminé par -eur forme son féminin à l’aide de l’élément -eure. Avant les créations récentes que sont auteure ou professeure, il n’exista aucun nom français féminin de cette sorte (supérieure ne peut être pris en exemple, car il s’agit d’une ellipse de mère supérieure).
Les mots-valises
Le mot-valise, qui est également appelé amalgame lexical, consiste généralement en un télescopage de deux mots qui présentent un élément phonique commun. Ce processus de création lexicale n’est pas un phénomène contemporain : l’œuvre de Rabelais contient de nombreux mots-valises, forgés par l’écrivain, et d’autres mots courants ont également été formés à l’aide de ce processus, au fil des siècles.
Cette étude présentera d’abord quelques rappels terminologiques. Il sera ensuite procédé à l’examen des théories de certains linguistes relativement à l’amalgamation lexicale. Ensuite, nous proposerons notre propre typologie de ce mode de création lexicale, avant de nous pencher sur l’importance de ce procédé dans la néologie.
Rappels terminologiques et définition du mot-valise
La création d’un mot-valise se fait à l’aide de certaines manipulations sur les mots, dont nous rappelons les définitions :
– l’haplologie : lorsque les deux mots qui forment un mot-valise ont un segment phonologique commun[1], ce segment n’est pas répété : ainsi, information et automatique ont donné informatique avec la syllabe commune ma, mais non *informamatique. Ce phénomène de suppression d’une voyelle ou d’une syllabe commune s’appelle l’haplologie, et l’haplologie est obligatoire dans les mots-valises ;
– l’apocope : il s’agit de la suppression d’une ou de plusieurs syllabes à la fin d’un mot ; seul le début du mot est conservé : prof est l’apocope de professeur. Dans le mot-valise franglais, le mot français a subi une apocope ;
– l’aphérèse : c’est l’opération inverse de l’apocope ; la ou les premières syllabes d’un mot sont supprimées : ricain est l’aphérèse de américain. Beaucoup moins utilisée dans le langage familier que l’apocope, l’aphérèse est largement employée dans les mots-valises : domotique (domicile + robotique) est construit avec l’apocope de domicile et l’aphérèse de robotique ;
– la syncope : le mot-valise upérisation est construit avec ultra et pasteurisation, ce dernier ayant subi la syncope, c’est-à-dire la suppression, de plusieurs de ses éléments dans le mot-valise final.
Pour la plupart des linguistes, les mots-valises doivent répondre à trois contraintes pour pouvoir être intégrés dans cette catégorie du lexique :
– l’attraction homophonique : présence d’un segment phonétique identique ou proche : aliment + médicament = alicament ;
– l’attraction sémantique : les deux composants du mot-valise appartiennent au même champ sémantique ou au même champ notionnel ;
– la troncation au point de rencontre.
À partir de ces contraintes, les mots-valises se répartissent selon trois types :
– le mot-valise type, qui répond à ces trois contraintes : information + automatique = informatique ;
– le mot-valise intermédiaire, qui peut prendre plusieurs formes :
* absence d’attraction homophonique, mais attraction sémantique : prostituée + pute = prostipute « prostituée »[2] ;
* absence d’attraction homophonique et attraction sémantique faible : aristocrate + chieur = aristochieur ;
* attraction praxéologique : cinéma + ronfler = cinéronfler ;[3]
– le mot-valise limite : l’attraction sémantique existe, mais l’attraction homophonique est absente. Parfois, la troncation concerne un seul graphème, qui peut être non prononcé, comme dans l’ancien slogan Je tabastoppe, dans lequel le c final de tabac constitue la seule troncation.
Différentes typologies
Typologie de Grésillon (1984)
La première étude d’importance dans le domaine des amalgames lexicaux est celle conduite par Grésillon (1984), qui reste une étude de référence. Selon Grésillon, la condition essentielle pour qu’un amalgame soit véritablement considéré comme un mot-valise est la présence d’un segment homophone commun. Quatre critères définitoires de l’amalgame sont proposés, qui aboutissent à quatre schémas de formation :
– avec segment homophone : enfant + fantaisie = enfantaisie ;
– avec troncation : infini + (in)verti : infiniverti ;
– avec segment homophone et troncation : éphé(mère) + merde = éphémerde ;
– avec enchâssement : enseignement + saigne = ensaignement.
Ces schémas sont intéressants car ils décrivent le phénomène de l’amalgamation lexicale d’un point de vue morphophonologique, mais, présentés succinctement, ils manquent de détails, notamment en ce qui concerne les combinaisons morphologiques possibles à l’œuvre dans un processus d’amalgamation. En outre, il est à noter que le corpus sur lequel l’auteur s’appuie est composé d’une soixantaine de mots allemands créés par le poète H. Heine, complété d’un autre corpus constitués de mots provenant de la presse, du commerce, de l’édition et de la publicité, ainsi que de mots forgés par l’auteur pour son étude et de mots relevés dans des dictionnaires fantaisistes[4].
Typologie de Clas (1987)
Postérieure à celle de Grésillon, l’étude de Clas est plus détaillée. L’auteur propose en effet six schémas de formation de mots-valise, plus un, que nous détaillons plus bas :
Clas enregistre aussi le type interpénétration parfaite, où la finale du premier mot-source est identique à l’initiale du second mot-source : bovidé + idéaliste = bovidéaliste. Dans le tableau ci-dessus, nous avons tramé ce type en gris, car l’exemple fourni par Clas est un mot forgé intentionnellement, relevé dans un dictionnaire fantaisiste. Or, nous pouvons aujourd’hui ajouter un mot-valise illustrant ce schéma, bien attesté et employé, qui valide ainsi ce septième type ; il s’agit du mot covidiot : covid + idiot.[5] Ainsi, le volet phonologique de l’étude de Clas reçoit une illustration, car les six premiers schémas s’attachent uniquement à étudier les aspects morphologiques du phénomène ; la description de Clas en est donc enrichie.
L’analyse phonologique est donc peu représentée dans cette étude ; en outre, le modèle de Clas traite sur un même plan des mots-valises comme franglais et robotique. Or, la finale -tique de robotique provient de informatique, et cette finale est à l’origine de la série comprenant notamment bureautique, télématique, productique, donnant ainsi naissance à un paradigme constructionnel relevant d’un type d’affixation (on notera qu’une finale du type de -tique est appelée fractomorphème)[6]. Pourtant, les mots-valises sont des lexèmes uniques, qui n’ont pas vocation à fournir des dérivés ni, donc, à être à l’origine de séries lexicales.
Typologie de Galisson (1987)
L’étude de Galisson est atypique, car elle s’appuie sur un corpus composé uniquement de mots-valises fantaisistes. Néanmoins, Galisson discrimine deux phénomènes à l’œuvre dans l’amalgamation, l’insertion et l’imbrication :
– insertion sans changement graphique : mini + stère + ministère = ministère ;
– insertion avec changement graphique du mot-source : mélancolie + colis = mélancolis ;
– insertion avec altération du mot-source : néophyte + frite = néofrite ;
– insertion avec substitution d’une partie du mot-source : mère + perfidie = merfidie ;
– imbrication : ringard + gargariser = ringargariser.
Comme on peut le constater, l’aspect phonologique du phénomène est absent de cette typologie. Ces schémas sont utiles pour la description de nombreux mots-valises, mais le type ministère semble relever plus du jeu de mots que de l’amalgame lexical. Le fait que le corpus soit constitué uniquement de mots inventés pour la cause ne plaide pas en faveur de cette étude.
Typologie de Bat-El (1996)
L’étude approfondie de Bat-El établit une hiérarchie des contraintes afin de sélectionner le meilleur candidat à l’amalgamation de deux lexèmes lorsque plusieurs mots-valises sont possibles. L’auteur discrimine ce qu’elle appelle des contraintes non dominées, au nombre de quatre, hiérarchiquement supérieures aux trois contraintes dominées identifiées. Les contraintes non dominées ne sont pas hiérarchisées, elles priment simplement sur les contraintes dominées, qui, elles, connaissent une hiérarchisation. Les contraintes non dominées, qui sont donc les plus importantes, sont les suivantes :
– la linéarité : la structure du mot-valise doit respecter celle des mots-sources : sondage + idolâtrie doit donner sondôlatrie et non *sondôtriela, dans lequel l’ordre des formants de idolâtrie n’est pas respecté. La métathèse est donc exclue. Toutefois, un certain nombre de mots-valises attestés emploient ce procédé : Agfa + Afghanistan donnent Agfanistan, dans lequel les consonnes f et g de Afghanistan font l’objet d’une métathèse ;
– l’alignement des bords : le premier élément du premier mot-source et le dernier élément du second mot-source sont préservés, comme dans information + automatique = informatique. De ce fait, un mot à double aphérèse comme vinyl + coton = nylon ne peut être sélectionné comme meilleur candidat ;[7]
– la contribution minimale : chaque mot-source doit fournir au moins une syllabe au mot-valise. Ainsi, trois + couple = trouple ne satisfait pas à cette contrainte, car trois est représenté uniquement par son attaque tr ;
– la maximalité syllabique : chaque syllabe des deux mots-sources doit avoir un correspondant dans le mot-valise. Si l’un des deux mots-sources comporte par exemple quatre syllabes, le mot-valise doit également en afficher quatre. Ainsi, démocratie + dictature = démocrature répond favorablement à cette contrainte, car démocrature comprend le même nombre de syllabes que démocratie, le plus long des deux mots-sources.
Les contraintes dominées, pour leur part, sont les suivantes :
– la contrainte de segment identique : un mot-valise doit avoir au moins une consonne avec un correspondant dans l’un des deux mots-sources. Cette contrainte est assez difficile à tenir en français, où, même si l’on peut citer le cas de rural + urbain = rurbain, ces exemples sont rares. Il conviendrait d’élargir cette contrainte aux voyelles, voire aux syllabes, et ne pas la limiter à une seule consonne ;
– la contrainte de dépendance syllabique : toutes les syllabes du mot-valise doivent avoir un correspondant dans les mots-sources. Cette contrainte détermine le nombre maximal de syllabes dans le mot-valise, qui ne doit pas compter plus de syllabes que le plus long des deux mots-sources ;
– la contrainte de contact syllabique : l’attaque d’une syllabe ne doit pas être d’une sonorité supérieure au dernier élément de la syllabe précédente.
Typologie de Fradin (2000)
Dans cette étude, Fradin propose des schémas phonologiques des mots-valises. Il s’agit de fournir des schémas de combinaison des mots-sources à partir d’un élément homophone commun. L’auteur a ainsi recensé huit types principaux de mots-valises, répartis dans trois familles, la famille A étant, selon lui, la plus représentée. Dans ces schémas, Σ matérialise le segment identique dans les deux mots-sources, représentés par les lettres A et B, les parties entre crochets étant les segments tronqués.
Famille A : le segment identique est situé sur le bord droit ou le bord gauche des mots-sources
– type 1 : AΣ ΣB => AΣB : métrop<ole> politique = métropolitique
– type 2 : AΣ BΣ => ABΣ : potir<on> marron = potimarron
– type 3 : ΣA ΣB => ΣAB : un segment identique, noté ici Σ, serait à l’initiale des deux mots-sources. L’auteur n’a pas trouvé d’exemple attesté de ce type de formation. On pourrait proposer bourgeois + bohème = bobo, mais l’identicité ne concerne pas une syllabe entière, mais un troncat ;
Famille B : un des segments identiques se situe à l’intérieur de l’un des mots-sources
– type 4 : AΣ BΣB’ => AΣB’ : hippie <épi>démie = hippidémie
– type 5 : AΣA’ ΣB => AΣB : céli<bataire> battante = célibattante
– type 6 : AΣA’ BΣ => ABΣA’ : auto<mobil>iste + immobile = autoimmobiliste
– type 7 : AΣA’ ΣB => AΣBA’ : dé<caf>éiné + Kafka = dékafkaïné
Famille C : les deux segments identiques se situent à l’intérieur des mots-sources
– type 8 : AΣA’ BΣB’ => AΣB’ : Füh<rer pa>ranoïa = führanoïa
Famille D : il n’existe pas de segment identique
– type 9a : épiderme + abrasion = épidermabrasion
– type 9b : cin<éma> avortement = cinavortement
– type 9c : saxo<phoniste sexa>génaire = saxogénaire
– type 9d : encyclopédie + Spirou = encyclospiroupédie
– type 9e : ravissant + joli = rajolivissant
On constate que cette catégorisation est détaillée, même si les termes utilisés pour illustrer chacun des schémas ne sont pas tous lexicalisés. En outre, on notera, par exemple, que épidermabrasion est supplanté dans l’usage par dermabrasion. Il reste que cette étude est la plus détaillée et qu’elle permet d’envisager une grammaire de l’amalgamation lexicale.
Typologie de Renner (2006)
Dans cette étude, Renner recherche ce qu’il appelle le « plus petit dénominateur commun » (PPDC), et donne sa définition du mot-valise : « l’amalgame est issu de l’assemblage d’au moins deux lexèmes, processus au cours duquel au moins un des lexèmes perd une partie de son signifiant » (Renner 2006:139). Ce PPDC étant cependant jugé insuffisant par certains chercheurs, Renner a ajouté des contraintes à sa définition de base :
– Contrainte morphologique : la troncation interne. Pour Renner, cette contrainte « veut que le schéma de troncation corresponde à une apocope de la première base-source et/ou une aphérèse de la deuxième base-source ». Selon cette proposition, vinyl + coton = nylon ne donne pas un mot-valise, puisque vinyl, la première base-source, n’est pas apocopée, mais aphérésée.
– Contrainte sémantique : la coordination. Il s’agit de voir si la relation entre les deux mots-sources est une relation du type « un X est à la fois un Y et un Z ». La formation alicament (X) = aliment (Y) + médicament (Z) répond à cette définition. De nombreux linguistes disent qu’il s’agit là d’un proper blend, par opposition aux blends du type motel (X) = motor (Y) + hotel (Z), où l’on ne peut pas dire qu’un motel est à la fois un moteur et un hôtel.
– Contrainte morpho-phonologique : l’interpénétration. Certains linguistes exigent la présence d’au moins un segment commun aux signifiants des bases sources. Ce critère exclut donc des mots comme brunch (breakfast + lunch) ou caméscope (caméra + magnétoscope), contrairement à des mots comme motel, qui a un segment commun.[8]
Au vu de ces contraintes, il est possible de synthétiser la classification de Renner par le tableau suivant. On aura compris que cette classification dénote une approche prototypiste. On notera que les lignes 4 et 7 ne comportent pas de mots illustrant ces types de formation.
Typologie de Léturgie (2011b)
Pour sa part, Léturgie propose les caractéristiques suivantes afin de définir la structure prototypique d’amalgame lexical du français :
– l’unité est formée par amalgamation de deux lexèmes ;
– le lexème-source de gauche subit une apocope et le lexème-source de droite reste intact ;
– un segment homophone est présent au point de jonction des bases-sources.
En confrontant des unités typiques à des amalgames moins typiques, il serait potentiellement possible d’observer des régularités, d’en déduire des règles de grammaire et de déterminer un prototype d’amalgame lexical. Les unités qui ne respectent pas l’ensemble de ces propriétés ne sont pas exclues de la catégorie des amalgames lexicaux, mais s’échelonnent sur un degré de typicité moindre.
Proposition pour une typologie des mots-valises
Pour notre part, nous considérons que l’aspect phonologique doit être pris en compte, contrairement à Class, qui ne le fait pas. Aussi proposons-nous la typologie suivante :
Les mots-valises prototypiques
– Ils sont formés par amalgamation de deux lexèmes simples, à l’exclusion des affixes.
– Ils contiennent un élément phonologique commun aux deux termes-sources, présent à la jonction de ces termes.
– Ils affichent une relation sémantique forte entre le mot-valise et les deux termes-sources qui le composent : un alicament est à la fois un aliment et un médicament.
Le tableau suivant présente les différents types d’apocopes et d’aphérèses :
Nous attribuons donc autant d’importance au volet phonologique (un élément phonologique commun nous semble définitoire du mot-valise) qu’au volet sémantique (la relation sémantique entre le mot-valise et ses termes-sources doit être forte).
Les mots-valises non prototypiques[9]
– Ils ne contiennent pas d’élément phonologique commun.
On notera que certains linguistes voient dans le type modem des acronymes syllabiques plutôt que des mots-valises, car ils ont le même sens que leurs mots-sources, la quantité des éléments conservés complique l’identification des mots-sources, et le mot obtenu n’a pas le même nombre de syllabes que le plus long des deux mots-sources (contrainte de maximalité).
Formations à la frontière du mot-valise
Certains mots sont généralement classés dans la catégorie des mots-valises, alors que, à notre avis, ils n’en font pas partie au sens strict. Ils semblent ressortir plutôt aux catégories présentées dans les lignes qui suivent.
Juxtaposition simple
La juxtaposition simple de deux mots se fait sans troncation, comme bidonville. Ce genre de mot relève plus de la catégorie des mots composés, même si la structure de bidonville déroge à la règle française de formation des mots composés, qui veut que le déterminé précède le déterminant : un item conforme à la syntaxe française aurait été *villebidon ou *ville-bidon.
Affixation par sécrétion
Pour Fradin, certaines formations lexicales, rangées dans la catégorie des mots-valises, ressortissent à ce qu’il nomme l'affixation par sécrétion : « l'affixation par sécrétion se distingue du mot-valisage par le fait que les expressions créées s'inscrivent dans un paradigme alors que ce n'est le cas des mots-valises. » (1997:106). Pour illustrer son propos, Fradin donne l’exemple de la série Irangate, contragate, etc., créée à partir de Watergate, dont l’élément final a été ressenti comme un suffixe ayant le sens de « scandale politique ». On notera que certains linguistes nomment fractomorphème ce type d’élément.
La composition cachée
Un autre mode de formation lexicale, dont les productions sont souvent considérées comme des mots-valises, consiste en ce que Fradin nomme la composition cachée (1997:106) : ce processus met en jeu des éléments qui peuvent être considérés comme des affixes, dans la mesure où ils permettent la création d’unités lexicales supplémentaires, donnant ainsi naissance à des séries :
– l’élément télé-, qui avait déjà donné téléphone et télévision, est à l’origine des noms téléachat, téléconférence, télétravail ;
– l’élément -tique, qui peut être considéré comme un pseudosuffixe, a fourni informatique, bureautique, éducatique, télématique, productique ;
– l’élément -naute, présent dans la longue série astronaute, cosmonaute, spationaute, taïkonaute, internaute ;
– l’élément -bus, à l’origine de autobus, omnibus, bibliobus ;
– l’élément -iciel, présent dans logiciel, progiciel, didacticiel.
Les mots ressortissant à cette catégorie montrent qu’ils ne présentent pas ce qui est la caractéristique sine qua non du mot-valise, c’est-à-dire un élément phonologique commun. Donc, de notre point de vue, si l’on souhaitait les incorporer dans la catégorie des mots-valises, ils seraient considérés comme des mots-valises non prototypiques.
Fradin dénie à ces éléments l’appellation d’affixes : « Ces formations ne sont pas des cas d’affixation sécrétive (il n’y a pas d’abstraction) et doivent être analysées comme des compositions cachées : composition, parce que la portion de lexème conserve le sens du lexème modèle dont elle est issue […] ; cachée, parce ces éléments ressemblent à des suffixes bien qu’ils n’en soient pas ». Cela est étonnant, notamment pour télé-, auquel il semble difficile de refuser l’appellation de préfixe.
Affixation sécrétive ou composition cachée ?
Toutefois, la distinction que fait Fradin entre affixation sécrétive et composition cachée nous semble peu solide : « La répétition ne suffit pas à garantir qu’on a affaire à de l’affixation sécrétive. […] les sous-suites -ware, -tique, san- ne sont pas des affixes sécrétifs mais des sous-parties de lexèmes de plein droit, respectivement software ‘logiciel’, informatique et sanitarnyj ‘sanitaire’ ». Et Fradin ajoute : « Ils ne mettent pas en jeu la sécrétion en propre, non plus que l’abstraction puisque le sens de la sous-suite est identique à celui du lexème source. Ce point est confirmé par le fait que leur interprétation est la combinaison du sens de deux lexèmes sources, sur le modèle de ce qui se passe en composition exx. Eng fontware ‘logiciels pour les polices (de caractères)’, fra bureautique ‘techniques informatiques développées pour le travail de bureau’, rus santexnika ‘technique sanitaire’, etc. Pour cette raison, ces composés furent dénommés ‘composés cachés’ » (Fradin 2000:47). Il nous semble que ces « composés cachés » ne sont guère éloignés des unités formées par affixation sécrétive.
Mais Fradin insiste sur la différence des valeurs sémantiques entrant en jeu dans les deux types de formation : selon ce linguiste, il y a abstraction dans les mots créés par affixation sécrétive ; or, cette abstraction serait absente des mots créés par composition cachée : « les formes sécrétives sont issues de lexèmes modèles (considérés comme) simples (Watergate, perestroïka) ou dérivés (alcohohic) et non de mots-valises. Sémantiquement, l’affixation sécrétive se distingue des mots-valises par deux traits essentiels : (i) elle met en jeu une abstraction (au sens de la lambda abstraction) : ainsi, -(a)holic signifie-t-il ‘X tel que Y est dépendant de Z’ ; (ii) elle ne reprend pas l’intégralité des informations sémantiques présentes dans le lexème modèle. Ni l’un, ni l’autre ne se retrouvent dans les mots-valises. »
Cette restriction nous semble marginale, puisque, d’un strict point de vue morphologique, ces deux types de mots sont construits selon un même schéma :
– affixation sécrétive : troncation de l’un des deux mots-sources :
Iran + (Water)gate = Irangate
– composition cachée : troncation de l’un des deux mots-sources :
bureau + (informa)tique = bureautique
En outre, la contrainte d’abstraction, qui verrait une différence conceptuelle entre Irangate et bureautique, nous semble être subjective.
S’il est évident que les types Irangate et bureautique ne sont pas des mots-valises, car ils contiennent des éléments qui sont à l’origine de séries (-gate et -tique), phénomène absent des mots-valises, opérer une discrimination entre eux nous paraît peu judicieuse. Aussi préférerions-nous parler de pseudocomposition, pour les raisons suivantes :
– la composition traditionnelle ne tronque pas les mots servant à produire de nouvelles unités lexicales ;
– la notion d’abstraction est une valeur marginale et insuffisante pour opérer une discrimination entre les types Irangate et bureautique.
Pour résumer ce qui précède, nous proposons la classification suivante de ce que nous nommons pseudocomposition :
Conclusion
La plupart des linguistes s’accordent sur les traits définitoires essentiels des amalgames lexicaux, notamment en ce qui concerne leur morphologie et, dans une moindre mesure, dans la prise en compte de la composante sémantique. Le bilan qui vient d’être fait nous a semblé utile, au moins pour exclure du domaine des amalgames lexicaux certaines unités dont la forme ne satisfait pas aux contraintes que nous avons proposées. Par ailleurs, la formation d’amalgames lexicaux se fait souvent de façon spontanée ; une veille lexicologique est donc nécessaire, afin d’enregistrer de nouvelles formes émergeantes et d’affiner les typologies.
Bibliographie
Bat-El O. (1996), « Selecting the best of the worse: the grammar of Hebrew Blends », Phonology, 13, 283-328.
Bonhomme M. (2009), « Mot-valise et remodelage des frontières lexicales », Cahiers de praxématique, 53, 99-120.
Clas A. (1987), « Une matrice terminologique universelle : la brachygraphie gigogne », Méta 32 (3), 347-355.
Corbin D. et Plénat M. (1992), « Note sur l'haplologie des mots construits », Langue française, 96, 101-112.
Darmesteter A. (1967[1873]), Traité de la formation des mots composés dans la langue française comparée aux autres langues romanes et au latin, Honoré-Champion, Paris, 2e édition.
Fradin B. (1997), « Les mots-valises : une forme productive d'existants impossibles ? », Silexicales, 1, 101-110.
Fradin B. (2000), « Combining forms, blends and related phenomena », U. Doleschal / A. M. Thornton (éds), 11-59.
Fradin B. (2003), Nouvelles approches en morphologie, Paris, P.U.F.
Fradin B., Montermini F., Plénat M. (2007), « Morphologie grammaticale et extragrammaticale », B. Fradin et al. (éds), Aperçus de morphologie du français, Saint-Denis, Presses universitaire de Vincennes, 21-45.
Fradin B. (2015), « Les mots-valises : jeux et enjeux ». En ligne : www.researchgate.net.
Galisson R. (1987), « Les dictionnaires de parodie comme moyens de perfectionnement en langue française », Études de linguistique appliquée, 67, 57-118.
Grésillon A. (1984), La Règle et le monstre : le mot-valise. interrogations sur la langue, à partir d’un corpus de Heinrich Heine, Tübingen, Niemeyer.
Guilbert L. (1975), La créativité lexicale, Paris, Larousse.
Léturgie A. (2011a), « À propos de l'amalgamation lexicale en français », Langages, 183, 75-88.
Léturgie A. (2011b) : « Un cas d’extragrammalité particulier, les amalgames lexicaux fantaisistes », Linguistica, 51, 87-104.
Léturgie A. (2012), « Prédire la structure des amalgames lexicaux du français », Congrès Mondial de Linguistique Française – CMLF 2012, SHS Web of Conferences.
Plénat M. (2000), « Quelques thèmes de recherche actuels en morphophonologie française », Cahiers de lexicologie, 77, 2,.27-62.
Renner V. (2006), « Dépasser les désaccords : pour une approche prototypiste du concept d’amalgame lexical », in M. Pereiro & H. Daniels (éds), Le Désaccord, Nancy, Publications de l’AMAES, 137-147.
[1] Ce segment commun est aussi appelé point nodal, car il fait office de nœud, assurant ainsi la jonction entre les deux mots,
[2] Ce nom est dû à Frédéric Dard ; l’auteur l’utilisa dans plusieurs des romans policiers de la série des San Antonio.
[4] Les dictionnaires fantaisistes sont ces ouvrages, familiers aux lecteurs depuis quelques décennies, qui proposent des mots-valises généralement imaginaires. Consulter, par exemple, Petit fictionnaire illustré : les mots qui manquent au dico, d’Alain Finkielkraut (1981).
[5] Un débat a été lancé au sujet de la langue à l’origine de ce néologisme, de l’anglais ou du français, dans la mesure où il a la même forme dans les deux langues. Au demeurant, covidiot a été enregistré le 16 mars 2020 par le site Urban Dictionary. Le Wiktionnaire lui donne la définition suivante : « Personne qui adopte un comportement considéré comme irrationnel ou irresponsable dans le contexte de la pandémie de Covid-19 ».
[6] Ce point est détaillé plus bas, dans la partie intitulée « Formations à la frontière du mot-valise ».
[7] De nombreux linguistes, cités par Renner (2006) notamment, considèrent que ce schéma de troncation, proposé par Clas (1987) par exemple, ne produit pas des unités relevant de l’amalgamation lexicale.
[9] Ce mode de formation lexicale n’est pas un phénomène récent : ainsi, savate et le nom d’ancien français bot « chaussure » ont donné sabot, attesté en 1512. On peut encore citer écrabouiller, né de la fusion entre esboillier « étriper » (XIIe siècle) et écraser. Plus récemment, au XIXe siècle, chambouler (1807) a été créé à partir de bouler « faire rouler » (1390) et de chanceler. Il en va de même pour valser, qui s’est uni à dinguer « s’effondrer » (1833) pour donner valdinguer (1894).